Nanon/Chapitre XIII

Lévy (p. 157-167).

XIII


Vers six heures du matin, on frappa à une autre porte. Je répondis qu’on pouvait entrer, et je vis Laurian qui me fit un signe. Je le suivis dans une chambre très belle qui tenait à la mienne et qui était celle de madame Costejoux la mère. Il me montra sur la table un déjeuner très bon et puis la fenêtre fermée de persiennes à jour, comme pour me dire que je pouvais regarder mais qu’il ne fallait pas ouvrir ; et il s’en alla comme la veille, sans parler, m’enfermant et retirant la clef.

Quand j’eus mangé, je regardai la rue. C’était la première ville que je voyais, et c’était le beau quartier ; mais le moutier était plus beau et mieux bâti. Je trouvai toutes ces maisons petites, noires et tristes. Pour tristes, elles l’étaient en effet. C’était des maisons bourgeoises, dont tous les propriétaires s’en étaient allés à la campagne. Il n’y restait que des domestiques qui sortaient comme en cachette et rentraient sans se parler dans la rue. On y faisait des visites domiciliaires. Je vis un groupe de gens en bonnets rouges à grosses cocardes, entrer dans une des plus belles, faire ouvrir les fenêtres, aller et venir. Leurs voix venaient jusqu’à moi ; elles semblaient commander et menacer. J’entendis aussi comme des portes enfoncées et des meubles brisés. Une vieille gardienne s’emporta et cria des reproches d’une voix cassée. On cria plus haut qu’elle, et on l’emmena pour la conduire en prison. On emportait des cartons, des coffres et des liasses de papiers. Les gens des boutiques ricanaient d’un air bête et craintif, les passants n’interrogeaient pas et ne s’arrêtaient pas. La peur avait frappé tout le monde d’indifférence et de stupidité.

Je comprenais tout ce que je voyais et j’étais indignée. Je me demandais pourquoi M. Costejoux, qui devait voir aussi cela, ne s’opposait pas à ces vexations, à ces violences, à ces insultes envers une femme en cheveux blancs qui disputait le bien de ses maîtres à des bandits. Et les maîtres ! pourquoi n’étaient-ils pas là ? Pourquoi toute une ville se laissait-elle envahir et dépouiller par une poignée de malfaiteurs ? On prit ailleurs du linge et de l’argenterie. On tua un pauvre chien qui voulait défendre son logis. Les vieillards et les animaux domestiques avaient-ils donc seuls du courage ?

J’étais en colère quand je revis M. Costejoux, qui, sur le midi, monta dans la chambre où j’étais. Je ne pus me tenir de le lui dire.

— Oui, répondit-il, tout cela est injuste et repoussant. C’est le peuple avili qui se venge d’une manière vile.

— Non, non ! m’écriai-je, ce n’est pas le peuple ! Le peuple est consterné, il est poltron, voilà tout son crime.

— Eh bien ! tu mets la main sur la plaie. Il est pol tron ; donc, nous ne pouvons pas compter sur lui pour empêcher les aristocrates de nous livrer à l’ennemi. Nous ne trouvons plus que des bandits pour servir la bonne cause, on prend ce qu’on trouve.

— C’est bien malheureux ! vous tournez dans une cage comme des oiseaux qu’on aurait enfermés avec des chats. Si vous cassez les barreaux vous trouverez le vautour qui vous attend ; si vous restez en cage, les chats vous mangeront.

— C’est probable, et ce peuple pour qui nous travaillons, à qui nous sacrifions tout, nous regarde et ne nous aide pas. Tu l’as dit, il est poltron ; j’ajoute qu’il est égoïste, à commencer par vous autres paysans, qui vous êtes jetés avec joie sur les terres que la Révolution vous donnait, et qu’il faut réquisitionner de force pour vous envoyer à la défense du territoire.

— C’est votre faute, vous nous scandalisez trop ! et voyez ce qui arrive à Émilien ! Il accourt pour se faire soldat et vous le jetez en prison. Croyez-vous que cela encouragera les autres ? Voyons, dites-moi ce qu’on va faire de lui, vous devez le savoir.

— On va le conduire à Châteauroux, j’ai obtenu cela, c’est immense.

— Alors, c’est à Châteauroux que j’irai.

— Fais ce que tu voudras, je crois que tu entreprends l’impossible.

— Il ne faut pas dire cela à quelqu’un qui est décidé.

— Eh bien ! essaye, risque ta vie pour lui, c’est ta volonté et ta destinée. Seulement, n’oublie pas une chose : c’est que, si tu échoues et que l’on découvre ta tentative, tu l’envoies sûrement à la mort, t u détruis la chance qu’il avait d’en être quitte pour la prison. Adieu, je ne puis rester davantage ; voilà deux choses qui te sont nécessaires : un passeport, c’est-à-dire un certificat de civisme, et de l’argent.

— Merci pour le certificat, mais j’ai de l’argent plus qu’il ne m’en faut. Quand est-ce qu’on emmène Émilien ?

— Demain matin ; j’en fais transférer trois, parce qu’ici les prisons sont pleines. Je l’ai fait porter sur la liste des partants.

M. Costejoux me quitta brusquement en entendant sonner à la porte de sa maison. Je ne le revis plus. J’occupai le reste de ma journée à examiner une carte de Cassini, que je trouvai dans la chambre de madame Costejoux et que je gravai dans ma mémoire aussi bien que si je l’eusse calquée. Le soir venu, je dis à Laurian qui m’apportait mon souper, que je voulais retourner à Valcreux et que je le priais de laisser la porte d’en bas ouverte. Je lui promis de sortir sans être vue de personne. Je guettai le moment et je tins parole. J’étais venue de nuit, je partis de même, et les autres domestiques de la maison ne surent pas que j’y avais passé une nuit et un jour.

J’avais réfléchi à ce que je voulais faire. Rester dans la ville, au risque d’y rencontrer Pamphile, c’était compromettre le départ d’Émilien ; mais retourner à Valcreux, c’était ne plus rien savoir et perdre sa trace. J’étais décidée à me rendre à Châteauroux. Je savais qu’il y avait une diligence et qu’elle partait le matin ; j’avais écouté tout ce que j’avais pu saisir, la veille, dans la cuisine, j’avais pris note de tout. Je sortis de la ville avec ma cape grise sur la tête et mon paquet sous ma cape, et je marchai au hasard, jusqu’au moment où j’avisai une femme seule, assise devant sa porte. Je lui demandai le chemin de Paris. Elle me l’indiqua assez bien. J’en étais loin, j’y arrivai pourtant vite. Tout le monde était couché, rien ne bougeait dans le faubourg. C’était bien là que je devais attendre ; mais à quelle heure passerait la diligence ? C’est là que passerait, sans doute aussi, la voiture des prisonniers. Je ne voulais pas m’éloigner. J’avisai une église grande ouverte et sans lumière, pas même celle de la petite lampe qui brûle ordinairement dans le chœur. Je songeai à m’y réfugier, puisqu’elle semblait abandonnée. Je m’y glissai à tâtons et je me heurtai contre des marches sur lesquelles je tombai, très surprise de sentir avec mes mains que c’était de l’herbe. Comment avait-elle poussé là ? L’église n’était point en ruine. J’entendis parler à voix basse et marcher avec précaution, comme si d’autres personnes s’y étaient réfugiées. Cela me fit peur. Je me retirai sans bruit, j’avais bien dormi la nuit précédente, je n’avais pas grand besoin de repos. Je marchai sur la route jusqu’à un taillis où je restai, attendant le jour, m’assoupissant quelquefois à force d’ennui, mais ne me laissant pas aller au sommeil, tant je craignais de manquer l’heure.

Enfin, j’entendis comme le trot de plusieurs chevaux et je courus voir ce que c’était. Je vis venir une grosse charrette couverte en manière de coche, escortée de quatre cavaliers qui étaient habillés en espèce de militaires, armés de sabres et de mousquetons. La route montait, ils se mirent au pas. Je sentis au battement de mon cœur que ce devait être l’escorte et la voiture des prisonniers. J’avais résolu de la laisser passer si je la voyais avant la diligence, mais l’espoir l’emporta sur la prudence, et j’allai droit à un des cavaliers pour lui demander, avec une feinte simplicité, si c’était la voiture publique pour Châteauroux.

— Sotte que tu es ! répondit-il, tu ne vois pas que c’est le carrosse des aristocrates ?

Je fis semblant de ne pas comprendre.

— Eh bien ! repris-je, est-ce qu’en payant ce qu’il faut, on ne peut pas voyager dessus ou derrière ?

Et j’ajoutai en prenant la bouche de son cheval :

— Ah ! sans moi, votre bête perdait sa gourmette.

Je la rattachai pendant que la voiture passait, ce qui me permit de retenir le cavalier.

— Où vas-tu donc comme cela ? me dit-il.

— Je vas en condition dans un pays que je ne connais pas. Faites- moi donc monter sur votre chariot !

— Tu n’es pas trop laide, toi ! Est-ce que ça te fâche quand on te le dit ?

— Mais non, répondis-je avec une effronterie d’autant mieux jouée que j’y portais plus d’innocence.

Il piqua son cheval et alla dire au conducteur de la voiture d’arrêter. Il échangea quelques mots avec lui, me fit monter sur la banquette qui servait de siège, et je l’entendis qui disait aux autres cavaliers :

— C’est une réquisition !

Et les autres de rire, et moi de trembler.

— N’importe, pensais-je, je suis là, je voyage avec Émilien, je saurai où il va, comment on le traite, et, si ces gens veulent m’insulter, je saurai bien prendre la fuite en quelque endroit favorable.

Le conducteur était un gros, à barbe grisonnante, le teint rouge, l’air doux. Il ne demandait qu’à causer. En moins d’une heure, je sus qu’il était le conducteur de la diligence, mais qu’on l’avait requis pour mener les prisonniers, et que c’était Baptiste, son neveu, premier garçon d’écurie, qui conduisait la diligence ce jour-là. Il ne savait pas le nom des prisonniers, cela lui était parfaitement égal.

— Moi, disait-il, la république, la monarchie, les blancs, les rouges, les tricolores, tout ça, je n’y comprends rien. Je connais mes chevaux et les auberges où l’eau-de-vie est bonne, il ne faut pas m’en demander plus. Quand le gouvernement me commande, je suis pour obéir. Avec moi, le plus fort, celui qui paye a toujours raison.

Je feignis d’admirer sa haute philosophie, et il parla à tort et à travers, de tout ce qui ne m’intéressait pas ; mais j’écoutais quand même, et j’enregistrais dans ma mémoire les moindres détails sur le pays et les personnes. Entre autres choses, il me parla de son pays à lui. Il était du Berry, et d’un bourg appelé Crevant, dont je n’avais jamais entendu parler.

— Ah dame ! disait-il, c’est un pays bien sauvage et, dans les terres, je suis sûr qu’il y a des gens qui n’ont jamais vu une ville, une grande route, une voiture à quatre roues. C’est tout châtaigniers et fougère, et on y peut faire une lieue et plus sans rencontrer seulement une chèvre. Ma foi, si j’étais resté chez nous, je serais plus tranquille que je ne suis. On ne s’inquiète pas de la république par là ! On ne sait peut-être pas seulement qu’il y en a une. Mais c’est un pays de misère où on ne dépense rien parce qu’on ne gag ne rien.

Je lui demandai de quel côté se trouvait ce désert. Il me fit une espèce d’itinéraire que je gravai dans ma tête, tout en ayant l’air de l’écouter par complaisance, et sans savoir s’il me serait utile d’être si bien renseignée ; mais j’étais sur le qui-vive pour toute chose, me disant que toute chose pouvait me servir à un moment donné.

Je sus aussi de lui que les gens qui nous escortaient n’étaient point des gendarmes, mais des patriotes de la ville, qui faisaient volontairement plus d’un genre de corvées pour être _bien notés. _Encore des féroces qui avaient peur !

Je dus les quitter à Bessines, où on relaya pour changer de chevaux. J’avais fait mon possible pour apercevoir les prisonniers ou tout du moins pour entendre leurs voix. Ils étaient si bien enfermés, qu’à moins de me trahir, je ne pouvais m’assurer de rien. Malgré ma prudence, il paraît que ces cavaliers se méfièrent de moi ou qu’ils craignirent d’être blâmés, car ils me dirent qu’ils ne pouvaient me garder plus longtemps et que la diligence ne pouvant tarder à passer, je n’avais qu’à l’attendre. Je l’attendis plus d’une heure. Elle relaya aussi. Je mourais d’impatience, craignant de perdre la trace des prisonniers. J’abordai le conducteur, je l’appelai « citoyen Baptiste » et lui dis que son oncle m’avait autorisée à lui demander une place à côté de lui sur le siège, ce qu’il m’accorda sans peine. Je tenais à pouvoir causer avec quelqu’un. J’étais contente quand cette diligence fut enfin en route.

Pourtant, j’avais une inquiétude pour la suite de mon voyage. La manière dont on me regardait et me parlait était nouvelle pour moi, et je m’avisais enfin de l’inconvénient d’être une jeune fille toute seule sur les chemins. À Valcreux, où l’on me savait sage et retenue, personne ne m’avait fait souvenir que je n’étais plus une enfant, et je m’étais trop habituée à ne pas compter mes années. Je songeai à ce que M. Costejoux m’avait dit à ce sujet.

Je voyais enfin dans mon sexe un obstacle et des périls auxquels je n’avais jamais songé. La pudeur se révélait sous la forme de l’effroi. Dans un autre moment, j’aurais peut-être eu du plaisir en apprenant que j’étais devenue jolie. Dans ce moment-là, j’en étais désolée. La beauté attire toujours les regards, et j’aurais voulu me rendre invisible. Je roulai plusieurs projets dans ma tête : je m’arrêtai à celui de ne pas me montrer à Châteauroux sans m’être assuré une protection, et de retourner la chercher à Valcreux, dès que je me serais assurée de la présence d’Émilien dans le convoi.

Je dis le convoi, parce qu’une autre charrette fermée, débouchant d’un chemin, vint bientôt se placer devant nous, se hâtant de nous dépasser.

— Ah ! me dit le conducteur Baptiste, voilà les mauvaises bêtes du bas pays que l’on mène joindre les autres. Il paraît que les prisons sont toutes remplies. On est bien sot dans notre pays de tant se gêner avec les aristocrates, quand on pourrait faire comme on fait à Nantes et à Lyon quand on en a trop.

— Qu’est-ce qu’on en fait donc ?

— On tire dessus à mitraille ou on les noie comme des chiens.

— Et c’est bien fait, répondis-je, égarée et parlant au hasard.

Moi aussi, j’étais lâche, mais ce n’était pas pour moi que j’avais peur ; car, si je n’eusse songé à ce que j’avais à faire, je crois que j’eusse sauté à la figure de ce Baptiste et que je l’eusse souffleté.

Je sus par lui que nous ne devions pas rejoindre le convoi et qu’il marcherait toute la nuit, tandis que nous la passerions à Argenton.

— La nuit ! pensais-je, ah ! si j’étais restée sur la première voiture, j’aurais peut-être pu profiter d’un moment, d’un accident.

Alors j’avais envie de descendre, de courir, je ne savais plus ce que je voulais. Je perdais la tête. J’avais fait trop de projets, j’étais épuisée. Il ne me venait plus rien de raisonnable dans l’esprit.

Je me recommandai à Dieu. Quand nous arrivâmes à Argenton à la nuit tombée, quelles furent ma surprise et ma joie de voir le convoi à la porte de l’auberge ! on attendait des chevaux à revenir d’une autre course, et deux des cavaliers de l’escorte étaient allés pour en réquisitionner dans la ville. On disait qu’il n’y en avait plus un seul. Je regardai les deux cavaliers qui restaient. Celui qui m’avait traitée de _réquisition _n’y était pas. Les autres me remarquaient. Il y en avait un très méfiant qui me demanda si je connaissais quelque prisonnier dans le convoi. Ce n’était pas une question bien adroite. Je me méfiai à mon tour et je lui dis hardiment qu’une personne comme moi ne connaissait pas d’aristocrates.

J’entrai dans l’auberge pour n’avoir pas l’air d’examiner le convoi. Au bout d’un instant, les deux cavaliers y entrèrent aussi, conduisant un vieillard que je n’avais jamais vu, une vieille femme que j e reconnus pour celle qu’on avait arrêtée, sous mes yeux, le matin, et un jeune homme que je ne voulus pas voir dans la crainte de me trahir ; mais je n’avais pas besoin de le regarder, c’était lui, c’était Émilien, j’en étais sûre. Je me tournai vers la cheminée pour qu’il ne me vît pas. J’entendis qu’on lui servait à manger ainsi qu’aux autres. Je ne sais s’ils mangèrent, ils ne se disaient rien. Quand je me sentis bien sûre de moi, je me retournai et je le regardai pendant que personne n’y faisait attention. Il était très pâle et paraissait fatigué ; mais il était calme. On eût dit qu’il voyageait pour ses affaires. Je repris courage, et, comme il eût pu se trahir en m’apercevant, je quittai l’auberge, résolue à dormir encore à la belle étoile plutôt que de coucher dans cette auberge pleine de gens grossiers qui me regardaient en ricanant.

Je quittai la route et marchai assez loin dans la nuit. On avait fini les moissons, il y avait partout des meules pour me servir de lit et de cachette. Seule, je n’avais plus peur. Résolue à m’en retourner chez nous pour mieux préparer mon œuvre, dès le petit jour je me mis dans un chemin de traverse, en m’orientant par la ligne la plus droite sur Baunat et Chénérailles. Je ne fis point d’erreur. J’avais vu sur la carte qu’à vol d’oiseau, le moutier était à égale distance de Limoges et d’Argenton. J’arrivai sans accident chez nous, le lendemain soir.