Lévy (p. 142-156).

XII


Sans dire un mot, sans remercier, Émilien prit le bras de Dumont et l’entraîna dans l’escalier ; il traversa avec lui la rue et le mit dans le chemin par où ils étaient venus, en lui disant :

— Marche devant sans te presser et sans te retourner. Ne t’arrête nulle part, n’aie pas l’air de m’attendre. J’ai encore un mot à dire à M. Costejoux, je te rejoindrai par la traverse ; mais n’attends pas, ou nous sommes perdus tous deux. Si tu ne me vois pas en route, tu me retrouveras plus loin.

Dumont obéit sans comprendre ; mais, quand il eut fait une demi- lieue, l’inquiétude le prit, Émilien ne revenait pas. Il se dit que, connaissant les chemins mieux que lui, il l’avait devancé. Il marcha encore. Quand il eut gagné la première étape, il voulut attendre, mais il était observé par des allants et venants, et, craignant de donner l’éveil, il poursuivit son chemin et se reposa dans un bois. Il arriva le lendemain au moutier, doublant le pas dans l’espoir d’y trouver son maître. Hélas, il n’y était pas et nous l’attendîmes en vain. Il avait voulu sauver son vieux domestique ; mais il n’avait pas voulu compromettre M. Costejoux, il était retourné chez lui et, rentrant par l’escalier dérobé, il lui avait dit :

— Puisque je suis accusé, je viens me livrer.

Il allait ajouter : « Je vous remercie et ne veux pas vous perdre », lorsqu’un regard expressif de M. Costejoux, qui était en train d’écrire, l’avertit qu’il ne fallait rien dire de plus. La porte de l’antichambre était ouverte, et un homme en carmagnole de drap fin et en bonnet rouge, avec une écharpe autour du corps, parut aussitôt sur le seuil, traînant un grand sabre et fixant sur lui des yeux de vautour qui va fondre sur une alouette.

D’abord Émilien ne le reconnut pas, mais cet homme parla et dit d’une voix retentissante :

— Ah ! le voilà ! Nous n’aurons pas la peine de l’envoyer chercher !

Alors, Émilien le reconnut : c’était le frère Pamphile, l’ancien moine de Valcreux, celui qui avait fait mettre le frère Fructueux au cachot pour refus de complicité et d’adhésion aux miracles projetés, celui qu’il avait qualifié, devant nous, d’ambitieux capable de tout, celui qui haïssait le plus Émilien. Il était membre du tribunal révolutionnaire de Limoges et avait la haute main sur ses décisions comme l’inquisiteur le plus habile et le sans-culotte le plus implacable.

Tout aussitôt il procéda à son interrogatoire dans le cabinet de M. Costejoux, Émilien fut pris d’un tel dégoût, qu’il refusa de lui répondre et fut sur-le-champ envoyé en prison sous escorte de sans-culottes armés de piques, qui allaient criant par les rues :

— En voilà encore un de pris ! voilà un aristocrate qui voulait déserter à l’ennemi et qui va passer par la _frontière de Monte à regret ! _Quelques ouvriers criaient : « Vive la guillotine ! » et insultaient le pauvre enfant. Le plus grand nombre faisait semblant de ne pas entendre. On avait toutes les peurs à la fois, celle de la république et celle de la réaction ; car, si les nobles étaient en fuite, il y avait là des bourgeois modérés en grand nombre, qui laissaient faire, mais dont les regards semblaient prendre note des faits afin d’en châtier les auteurs quand ils redeviendraient les plus forts.

Quand Dumont nous raconta les choses dont il avait été témoin, s’étonnant de ne pas voir revenir Émilien, je compris tout de suite qu’il était retourné se livrer et je le jugeai perdu. Mais je n’eus pas le chagrin que j’aurais dû avoir ou plutôt je ne me donnai pas le temps de le ressentir. Il faut croire que j’avais déjà cet esprit de résolution que j’ai toujours eu depuis dans les situations critiques, car la pensée de le délivrer me vint tout de suite. C’était une pensée folle ; mais je ne me dis pas cela. Je la jugeai bonne, et il se fit dans mon cerveau comme une protestation aveugle, obstinée contre l’impossible. Je ne voulus en parler à personne. Je ne voulus risquer que moi, mais me risquer absolument et sans souci de moi-même. Je fis, dans la nuit, un petit paquet de quelques hardes, je pris tout le peu d’argent que je possédais, j’écrivis un mot à M. le prieur pour lui dire de ne pas être inquiet de moi et de faire croire qu’il m’avait envoyée en commission quelque part. J’allai sans bruit poser ce billet sous sa porte, je gagnai le dehors par les brèches, et, quand le jour parut, j’étais déjà loin sur la route de Limoges.

Je n’avais jamais eu occasion de marcher si loin ; mais, du haut des plateaux, j’avais si souvent regardé le pays, que je connaissais tous les clochers, tous les villages par leurs noms, tous les chemins, leur direction et leurs croisements. Enfin, je savais un peu de géographie et celle de notre province assez bien pour m’orienter et ne pas perdre mon temps à faire des questions ou à m’égarer. Pour plus de sûreté d’ailleurs, j’avais dans la nuit calqué sur une carte tout le pays que j’avais à parcourir.

Il fallait deux grands jours de marche pour gagner Limoges et il ne fallait pas espérer de trouver de patache ou de berline sur les routes. On n’en voyait plus. Les chevaux et les voitures avaient été mis en réquisition pour le service des armées, et les fripons, qui confisquaient pour leur compte sous prétexte de patriotisme, avaient achevé de mettre tout le monde à pied. Il faisait beau. Je couchai dehors dans des meules de paille pour économiser mon argent et ne pas attirer l’attention sur moi. Je mangeai le pain et le fromage que j’avais apportés dans un petit panier. Je mis sur moi ma capeline et je dormis très bien. J’avais fait la journée de marche d’un homme.

Avant le jour, je m’éveillai. Je mangeai encore un peu, après m’être lavé les pieds dans un ruisselet qui avait l’eau bien claire. Je m’assurai que je n’avais aucune blessure bien que je fisse route sans bas ni souliers, et que je pouvais bien, quoique lasse, fournir ma seconde étape ; alors, je priai Dieu de m’assister et me remis en chemin.

J’arrivai le soir sans retard ni accident à Limoges et je demandai la maison de M. Costejoux que je découvris sans peine. J’y entrai résolument et demandait à lui parler. On me répondit qu’il était à table et qu’on ne voulait pas le déranger.

Je repris avec aplomb qu’un patriote comme lui était toujours prêt à écouter un _enfant du peuple, _et que je demandais qu’on lui rapportât mes paroles. Un moment après, on me fit monter dans la salle à manger, où je faillis perdre contenance en le voyant au milieu d’une demi-douzaine d’hommes à figures plus ou moins sinistres qui sortaient de table, un ou deux allumant des pipes, ce qui, dans ce temps-là, était réputé grossier. La parole que le domestique avait transmise de ma part attirait l’attention sur moi. On me regardait en ricanant, et l’un de ces hommes me posa sur la joue une grande main velue qui me fit peur. Mais j’avais à jouer un rôle et je cachai mon dégoût. Je fis, des yeux, l’inspection de tout ce monde. Je n’y connaissais personne, ce qui me rassura entièrement. Personne ne pouvait me connaître.

J’ignorais le danger de rencontrer l’odieux frère Pamphile, puisque Dumont ne l’avait point vu et ne savait rien de sa conversion au sans-culottisme. Par bonheur, il ne se trouvait pas là, et je me mis à chercher M. Costejoux, qui se tenait vers le poêle, le dos tourné.

Il fit un mouvement et me vit. Je n’oublierai jamais le regard qu’il me lança ; que de paroles à la fois il y avait dans ce regard ! Je les compris toutes, je m’approchai de lui et lui dis avec aplomb, en reprenant le langage de paysanne que je n’avais eu garde d’oublier, mais en l’accentuant de l’affectation révolutionnaire :

— C’est-i toi, le citoyen Costejoux ?

Il fut surpris sans doute de ma pénétration et de mon habileté à ne pas le compromettre, mais il n’en fit rien paraître :

— C’est moi, répondit-il ; mais toi, qui es-tu, jeune citoyenne, et que me veux-tu ?

Je lui répondis, en me donnant un faux nom et en lui parlant d’une localité qui n’était pas la mienne, que j’avais ouï-dire qu’il cherchait une servante pour sa mère et que je venais me présenter.

— C’est bien, répondit-il. Ma mère est à la campagne, mais je sais ce qu’il lui faut et je t’interrogerai plus tard. Va-t’en souper en attendant.

Il dit un mot à son _familier, _qui, malgré l’égalité, me conduisit à la cuisine. Là, je ne dis mot, sinon pour remercier des mets que l’on plaçait devant moi et je me gardai de faire aucune question, craignant qu’on ne m’en fît auxquelles j’aurais été forcée de répondre par des mensonges invraisemblables. Je mangeai vite et m’assis dans le coin de la cheminée, fermant les yeux comme une personne fatiguée et assoupie, pour me faire oublier. Que de choses pourtant j’aurais voulu savoir ! Émilien était peut-être déjà jugé, peut-être déjà mort. Je me disais :

— Si j’arrive trop tard, ce n’est pas ma faute et Dieu me fera la grâce de me réunir à lui, en me faisant vite mourir de chagrin. En attendant, il faut que je me tienne bien éveillée et que je ne sente pas la fatigue.

On dit que le feu repose et je crois que cela est vrai. Je me chauffais comme un chien qui revient de la chasse. J’avais fait plus de vingt lieues à pied et nu-pieds en deux jours, et je n’avais que dix-huit ans.

J’écoutais tout sans en avoir l’air, et je craignais, à chaque instant, de voir entrer le second domestique de M. Costejoux, celui qui tenait son écurie et qui, l’ayant accompagné souvent à Valcreux, me connaissait bien. Je me tenais prête à inventer quelque chose pour qu’il entrât dans mes projets. Je ne doutais de rien. Je ne me méfiais d’aucune personne ayant connu Émilien. Il me paraissait impossible que, l’ayant connu, on voulut le perdre.

Le domestique en question ne parut pas, et dans les mots que les gens de la maison échangeaient avec des allants et venants, je ne pus rien apprendre de ce qui m’intéressait le plus. Je saisis seulement la situation de M. Costejoux envoyé dans son département pour assister les délégués de Paris et forcé de leur présenter les patriotes résolus à tout, c’est-à-dire ce qu’il y avait de plus fou ou de plus méchant dans la ville. C’est triste à avouer, mais, dans ce moment-là, c’était la lie qui remontait en dessus et les gens de bien manquaient de courage pour servir la révolution. On avait tué et emprisonné trop de modérés. L’action était toute dans les mains, je ne dirai pas des fanatiques, mais des bandits errants de ville en ville ou des ouvriers paresseux et ivrognes. Servir la Terreur était devenu un état, un refuge contre la misère pour les uns, un moyen de voler et d’assassiner pour les autres. C’était là le grand mal de la République et ça a été la cause de sa fin.

Les gens de M. Costejoux ne cachaient pas trop, quand ils étaient entre eux, leur mépris et leur dégoût pour les hommes qu’il se voyait entraîné à faire asseoir à sa table, et ils se trouvaient humiliés de servir le citoyen Piphaigne, boucher féroce qui parlait de mener les aristocrates à l’abattoir, l’épicier Boudenfle, qui se croyait un petit Marat et demandait six cents têtes dans le district ; l’huissier Carabit, qui faisait métier de dénoncer les suspects et qui s’appropriait leur argent et leurs nippes[1].

Enfin, au bout d’une heure, je fus appelée dans le cabinet de M. Costejoux et je l’y trouvai seul. Il s’enferma dès que je fus entrée, puis il me dit :

— Que viens-tu faire ici ? tu veux donc perdre le prieur et Louise ?

— Je veux sauver Émilien, répondis-je.

— Tu es folle !

— Non, je le sauverai !

Je disais cela avec la mort dans l’âme et avec une sueur froide dans tout le corps ; mais je voulais forcer M. Costejoux à me dire tout de suite s’il était encore vivant.

— Tu ne sais donc pas, reprit-il, qu’il est condamné ?

— À la prison jusqu’à la paix ? repris-je, résolue à tout savoir.

— Oui, jusqu’à la paix, ou jusqu’à ce qu’on se décide à exterminer tous les suspects.

Je respirai, j’avais du temps devant moi.

— Qui donc l’a désigné comme suspect ? repris-je ; n’étiez-vous point à son jugement, vous qui le connaissez ?

— Cette infâme canaille de Prémel a cru se sauver en l’accusant. Il s’est vanté d’avoir entretenu avec le marquis de Franqueville une correspondance à l’effet d’avoir des preuves contre lui et sa famille, et il a prétendu qu’Émilien lui avait écrit son intention d’émigrer, dans une lettre qu’il n’a pu cependant produire, et qui, malgré son affirmation, ne s’est pas trouvée au dossier. J’espérais l’emporter sur lui par mon témoignage, mais l’ex- religieux Pamphile était là ; il déteste Émilien, il a dit le connaître pour un royaliste et un dévot. Il voulait qu’on le condamnât à mort séance tenante et il s’en est fallu de peu qu’il ne fût écouté. J’ai amené une diversion en rejetant tout l’odieux de l’affaire sur Prémel, qui a été condamné à la déportation. Je n’ai pu sauver que la tête d’Émilien… jusqu’à nouvel ordre.

J’écoutais chaque parole de M. Costejoux sans m’abandonner à aucune émotion, et j’observais le changement de sa physionomie et de son accent. Il avait beaucoup souffert, cela était évident, depuis qu’il avait changé son point de vue politique. Il avait sincèrement adopté une conviction et un rôle qui pouvaient répondre à ses principes de patriotisme, mais qui étaient antipathiques à son caractère confiant et généreux. Je l’étudiais pour savoir jusqu’à quel point je pouvais compter sur lui. Dans ce moment, il me sembla qu’il était tout disposé à me seconder.

— Ne parlez pas de _nouvel ordre, _lui dis-je, il faut que vous réussissiez à délivrer Émilien tout de suite.

— Voilà où tu déraisonnes, répondit-il vivement. Cela m’est impossible, puisque son jugement a été rendu suivant les formes ordonnées par la République.

— Mais c’est un mauvais jugement, rendu trop vite et sans preuves ! Je sais qu’on peut appeler d’un jugement.

— Tu sais, je le vois, quelque chose du passé : mais le passé n’est plus. On n’appelle pas d’un jugement rendu par les tribunaux révolutionnaires.

— Alors, qu’est-ce qu’on fait pour sauver ses amis innocents ? Qu’est-ce que vous allez faire, vous, pour délivrer ce jeune homme que vous estimez, que vous aimez, et qui est venu se livrer parce que vous lui avez dit : « Il y va de ma tête si l’on sait que je vous fais évader ? »

— Je ne peux rien faire quant à présent, qu’une chose qui ne te satisfera pas, mais qui a son importance. Je peux, du moins je l’espère, le faire transférer dans une autre prison, c’est-à-dire dans une autre ville. Ici, sous l’œil de Pamphile qui est une vipère et de Piphaigne qui est un tigre, il court de grands risques. Ailleurs, n’étant connu de personne, il sera peut-être oublié jusqu’à la paix.

— La paix ! quand donc ? il paraît que nous sommes battus partout ! les aristocrates espèrent, dit-on, que l’ennemi aura le dessus et délivrera tous les prisonniers que vous faites. C’est peut-être imprudent à vous de rendre tant de gens malheureux et désespérés ; cela sera cause que beaucoup d’autres appelleront et désireront la victoire des étrangers.

Je disais des choses imprudentes. Je m’en avisai en voyant les lèvres de l’avocat pâlir et trembler de colère.

— Prends garde, petite _amoureuse, _s’écria-t-il avec aigreur, tu te trahis et tu accuses ton bien-aimé !

Je me sentis offensée.

— Je ne suis point une amoureuse, lui dis-je avec force ; je n’ai pas l’âge de l’amour et je suis un cœur honnête. Ne m’insultez pas, je suis assez en peine, je fais ce que je ferais pour sa sœur, pour M. le prieur, pour vous, si vous étiez dans le danger… et vous y serez peut-être comme les autres ! Les sans- culottes ne vous trouveront peut-être pas assez méchant — ou bien les aristocrates reviendront les plus forts et je serai peut-être là, autour de votre prison, cherchant à vous faire sauver. Est-ce que vous croyez que je me tiendrais tranquille si vous tombiez dans le malheur ?

Il me regarda avec beaucoup d’étonnement et dit entre ses dents un mot que je ne compris pas tout de suite, mais que je commentai plus tard, _nature d’héroïne ! _ — Il me prit la main et la regarda, puis la retourna pour voir le dedans, comme font les diseurs de bonne aventure.

— Tu vivras ! dit-il, tu accompliras ton œuvre dans la vie : je ne sais laquelle, mais ce que tu auras voulu, tu le verras réalisé. Moi, j’ai moins de chance. Vois cette ligne ; j’ai trente-cinq ans, je n’atteindrai pas la cinquantaine ; vivrai-je assez pour voir le triomphe définitif de la République ? Je n’en demande pas davantage.

— Voilà que vous croyez à la sorcellerie, monsieur Costejoux, vous qui ne croyez pas en Dieu ? Eh bien, dites-moi si Émilien vivra. C’est peut-être écrit dans ma main.

— Je vois que tu feras une grande maladie… ou que tu auras un grand chagrin ; — c’est peut-être…

— Non ! vous n’y connaissez rien ! vous avez dit que je réussirai dans ma volonté, et ma volonté est qu’il ne meure pas. Allons ! à présent il faut m’aider.

— T’aider ? et si, sans être coupable de projets de désertion, il se laisse entraîner par l’exemple de sa famille ?

— Ah ! voilà que vous ne croyez plus en lui ! vous êtes devenu soupçonneux !

— Oui, on est forcé de se méfier de son ombre, et presque de soi- même, quand on a mis la main sur le réseau de trahisons et de lâches faiblesses qui enlace cette malheureuse République !

— Plus vous donnerez la peur, plus il y aura de poltrons.

— Tu es brave, toi, et pourtant, tu peux trahir aussi, par amour… pardonne-moi, par amitié ! Quel âge as-tu donc ?

— Dix-huit ans aux muscadettes.

— Dans deux mois ! tu me rappelles la campagne, ces bonnes petites prunes vertes, le temps où je montais sur les arbres. Que tout cela est loin !… Moi qui avais rêvé de me retirer des affaires, de me marier, d’arranger le moutier, d’y avoir un joli logement, de couvrir le reste de chèvrefeuilles et de clématites, d’élever des moutons, de devenir paysan, de vivre au milieu de vous… C’était une illusion ! Cette République qui paraissait conquise ! Tout est à reprendre par la base, et nous mourrons peut-être à la peine ! Allons, va-t’en dormir, tu dois être bien lasse.

— Où dormir ?

— Dans un cabinet auprès de la chambre que ma mère occupe quand elle vient ici ; j’ai prévenu Laurian. Tu n’as qu’un étage à monter.

— Laurian, qui venait avec vous au moutier ? Je ne l’ai point vu ici.

— Il était ce soir en commission. Il est rentré, je l’ai prévenu. Lui seul te connaît. Il ne dira rien, ne lui parle pas. Tu partiras demain, ou, si tu es trop fatiguée, tu ne sortiras pas de l’appartement de ma mère. Tu pourrais rencontrer Pamphile dans la maison, et je sais qu’il t’en veut.

— Je ne partirai pas demain ; vous ne m’avez pas assez promis. Je veux vous parler encore.

— Il n’est pas sûr que j’aie le temps comme aujourd’hui. D’ailleurs, je n’ai rien à te promettre. Tu sais bien que je ferai tout ce qui sera humainement possible pour ce pauvre enfant.

— Voilà enfin une bonne parole, lui dis-je en baisant sa main avec ardeur.

Il me regarda encore avec son air étonné.

— Sais-tu, me dit-il, que tu étais laide et que tu deviens jolie ?

— Eh bien, mon Dieu, qu’est-ce que cela fait ?

— Cela fait qu’en courant ainsi toute seule les chemins et les aventures, tu t’exposes à toute sorte de dangers que tu ne prévois pas. Au moins tu seras en sûreté ici. Bonsoir. J’ai à travailler la moitié de la nuit et il me faut être debout avant le jour.

— Vous ne dormez donc plus ?

— Qui est-ce qui dort en France à l’heure qu’il est ?

— Moi. Je vas dormir : vous m’avez donné de l’espoir.

— N’en aie pas trop et sois prudente.

— Je le serai ! Dieu soit avec vous.

Je le quittai, je trouvai Laurian dans le corridor. Il m’attendait ; mais il ne me dit pas un mot, il ne me regarda pas, il monta l’escalier et je le suivis. Il me donna le flambeau qu’il tenait et une clef en me montrant une porte. Puis il me tourna le dos et redescendit sans bruit. Ah ! c’était bien la Terreur ! Je ne l’avais pas encore vue de si près, mon cœur se serra.

J’étais si lasse, que je m’en voulais de me sentir vaincue et comme incapable de veiller une minute de plus.

— Mon Dieu, me disais-je en tombant sur le lit, n’ai-je pas plus de force que cela ? J’ai cru que je pourrais faire l’impossible, et voilà que je succombe à la première fatigue !

Je m’endormis en me disant pour me consoler :

— Bah ! c’est comme cela au commencement ; je m’y habituerai.

Je dormis sans savoir où j’étais, et, quand je m’éveillai avec le jour, j’eus de la peine à me reconnaître. Ma première pensée fut de regarder mes pieds ; pas de blessure, pas d’enflure. Je les lavai et les chaussai avec soin ; je me souvenais d’avoir craint de n’être pas bonne marcheuse, un jour que mon cousin Jacques avait raillé la petitesse de mes pieds et de mes mains, disant que j’avais des pattes de cigale et non de femme. Je lui avais répondu :

— Les cigales ont de bonnes jambes et sautent mieux que tu ne marches.

La Mariotte avait dit :

— Elle a raison ; on peut être mal partagé comme elle, et marcher aussi bien qu’avec de beaux grands pieds ; l’important, c’est qu’ils soient bons.

J’avais donc de bons pieds, j’en étais con tente. Je ne me sentais plus lasse. J’étais prête à faire le tour de la France pour suivre Émilien.

Mais lui ! comme il devait être triste et malade de se voir enfermé ! Avait-il de quoi manger, de quoi changer, de quoi dormir ? Je ne voulus pas y penser, cela me donnait comme une défaillance. J’étais dans une petite soupente avec une croisée ouvrant sur le toit. Je ne pouvais pas y grimper, je ne voyais que le ciel. Je regardai la porte par laquelle j’étais entrée, elle était fermée en dehors. Moi aussi, j’étais en prison. M. Costejoux me cachait, c’était pour mon bien. Je patientai.

  1. Inutile de dire qu’on chercherait vainement ces noms dans les souvenirs des habitants. Nanon a dû les changer en écrivant ses Mémoires.