Lévy (p. 131-141).

XI


Quant à Émilien, il n’avait jamais quitté le costume de campagne depuis qu’il avait dépouillé l’habit religieux.

Je faisais durer les nippes autant que possible. Je veillais avec la Mariotte pour rapiécer avec ce que nous avions. Bien souvent M. le prieur a eu des_ _coudes gros bleu sur une veste grise, et, comme Émilien et Pierre grandissaient encore, on leur mettait des rallonges de toute sorte. Notre cuisine serait devenue bien maigre sans le gibier qui n’appartenait plus à personne et que tout le monde détruisait. Pendant plus d’une année que dura cette misère, tout le monde changea de caractère en changeant d’habitudes. Nous avions beau être très allégés d’impôts, les charges que l’on mettait sur les riches retombaient sur nous. Personne ne faisait plus travailler, et la crainte de ce qui pouvait arriver faisait négliger même ces terres si convoitées dont on était devenu propriétaire. Alors, on se faisait braconnier, on maraudait sur les terres mises en séquestre. On vivait ouvertement de pillage et on devenait sauvage, craintif, méchant au besoin. Encore si les paysans avaient pu s’entendre entre eux et s’assister mutuellement comme au commencement de la révolution ; mais le malheur rend égoïste et soupçonneux. On se querellait pour une rave, on se serait battu pour deux. Ah ! que nous étions loin de la fête de la fédération ! Les anciens l’avaient bien dit que c’était trop beau pour durer !

On avait été tant poussé et menacé par les gens des environs qui vivaient plus près des villes et qui en recevaient l’influence, qu’on nous avait forcés de remplacer à la municipalité, nos vieux amis par des jeunes gens plus hardis, mais moins honnêtes, et qui, sans rien comprendre aux querelles de Paris, disaient à tort et à travers de grands mots, ordonnaient des fêtes qu’on disait patriotiques et qui n’étaient plus que folles et incompréhensibles. Ils eurent bien du regret à laisser prendre les cloches et le peu d’argenterie restée à la chapelle du moutier, car, au fond, ils étaient les plus superstitieux de tous et craignaient de fâcher les saints et d’attirer la grêle ; mais ils le firent par peur de la Montagne et de la Gironde, du comité de salut public, de la Convention et de la Commune, toutes choses qu’ils confondaient, n’en connaissant pas la différence. Je ne pouvais pas dire qu’on la connût beaucoup mieux au moutier. Les changements allaient si vite et les troubles de Paris étaient si compliqués !

Un moment vint pourtant où Émilien eut comme une vision soudaine de la vérité. Il venait de recevoir de Paris une lettre de M. Costejoux qui lui annonçait sa prochaine arrivée à Limoges, où il était nommé adjoint aux commissaires chargés de hâter la levée des troupes et de faire exécuter tous les ordres de la Convention.

— Écoute, me dit Émilien, je ne sais plus que penser de Costejoux. Je le croyais girondin et je pense encore qu’il l’a été ; mais il ne l’est plus, puisqu’il accepte des fonctions où il faut déployer beaucoup de rigueur. Il me dit qu’il n’aura pas le temps de venir au moutier et qu’il a besoin de me parler à la ville. J’irai certainement, mais auparavant, je ne veux pas te tromper, Nanette ; je veux te dire ma résolution. On ne m’a pas pris pour la réquisition, mais je peux m’engager et je le veux ; c’est un devoir bien clair, à présent que la moitié, sinon les deux tiers de la France sont en révolte contre le gouvernement révolutionnaire et que l’ennemi du dehors arrive de tous les côtés pour rétablir la monarchie. J’ai cru longtemps que nous pouvions avoir une république sage et fraternelle. Je ne sais pas ni nous l’aurions pu avec de meilleurs chefs et des adversaires moins acharnés ; mais le temps marche vite et la ruine approche, à moins d’un grand effort de courage et de soumission. Pour cela, il faut violenter son propre cœur, ma pauvre Nanette, car toutes ces cruautés ordonnées par le Comité et sanctionnées par la Convention, cette abominable tyrannie des citoyens les uns sur les autres, ces injustices, ces méprises, ces dénonciations, ces exactions, ces massacres dont on entend parler : tout cela rend fou de colère et de désespoir ; mais, si les conspirations royalistes et leur entente avec l’ennemi rendent ces infamies absolument nécessaires, de quel côté se ranger ? Irai-je trouver ces étrangers qui, sous prétexte de faire cesser l’anarchie, veulent se partager la France ? Ceux qui les y invitent ne sont-ils pas les plus lâches Français qui existent ? Ceux qui punissent la trahison ne sont-ils pas la dernière espérance de la patrie, quand même ils abusent par goût ou par nécessité du droit de punir ? Ah ! tiens, je les déteste ! Mais les autres, je les méprise, et je vois bien qu’il faut tout subir plutôt que d’attendre la dernière des hontes. Ces jacobins que le prieur croit impuissants, pour avoir fait le bien par le mal, ou, si tu veux, le mal pour le bien, je les regarde comme des héros qui, à force de lutter, sont devenus fous. Ils sont cruels sans en avoir conscience et ils emploient un ramassis de bêtes féroces qui renchérissent sur leur dureté pour le plaisir de faire le mal, ou pour la sottise d’être quelque chose, pour l’ivresse de commander. Souffrons-les, puisque nous en sommes venus à ce point qu’en les renversant nous en aurions de pires et que nous ne serions même plus Français. Soyons Français à tout prix, tout est là ! Tu vois bien qu’il faut que je me rende utile. Il faut que je dise à Costejoux : « Vous m’avez logé et nourri, j’ai travaillé pour vous ; je continuerais si cela était possible ; mais il ne s’agit plus de cultiver la terre, il s’agit de la conserver. Donnez asile à ma sœur, je vous la confie, et laissez-moi me battre. Je suis doux, je suis ennemi de la guerre, j’ai horreur du sang ; mais cela me devient absolument égal d’être _moi _ou un autre. Je serai féroce s’il le faut, et si, après, j’ai horreur de moi, je me tuerai, mais, tant que j’aurai mon pays à défendre, je me battrai, je souffrirai, et je ne penserai à rien. »

Tout ce qu’Émilien m’avait dit m’avait consternée et je pleurais comme une enfant ; mais, à mesure qu’il se montait la tête, je me la montais aussi, et, quand il eut fini, je ne trouvai rien à lui répondre.

— Tu me désapprouves ? reprit-il, à quoi songes-tu ?

— Je songe à Louise, lui répondis-je. Je voudrais la suivre partout pour vous tranquilliser ; mais, si je quitte M. le prieur, qui le soignera ?

Il m’embrassa de toute sa force.

— Tu penses à ceux qui restent, s’écria-t-il ; donc, tu me vois partir sans te désespérer ! Tu comprends mon devoir : tu es un brave cœur ! À présent, oui, songeons à Louise et à notre vieux ami. Il faut tâcher que tous deux restent ensemble, soit au prieuré, soit dans la famille de Costejoux, qui, étant attaché au gouvernement, doit être tout-puissant désormais dans sa province. C’est de cela que je veux lui parler, et j’irai le plus tôt possible.

Le lendemain, il fit son petit paquet, qu’il mit au bout d’un bâton sur son épaule, et s’en alla à pied à Limoges, nous promettant de revenir nous faire ses adieux avant de partir pour l’armée. J’étais bien triste, mais j’avais du courage. Je ne prévoyais pas pour lui un danger immédiat.

Je le suivrai dans son voyage, car ce qui lui arriva est plus intéressant que le chagrin contre lequel je me débattais en attendant son retour. Dumont avait voulu l’accompagner, c’est par lui que j’ai su une partie des détails. Ce brave homme avait placé toutes ses économies chez M. Costejoux, dont le frère était banquier. Il voulait, sans en rien dire d’avance à Émilien, faire un testament en sa faveur. Cette idée lui était venue après un accident qui lui arriva dans l’ivresse et auquel par miracle il avait échappé. Mais il se disait que cela pourrait être plus sérieux une autre fois, et il comptait se mettre en règle. Il avait dit à la Mariotte :

— Je n’ai pas d’enfants et je n’ai jamais aimé dans la famille de Franqueville que le pauvre Émilien. J’ai amassé deux cents livres de rente ; mon vice qui m’est venu sur mes vieux jours, m’empêche d’augmenter le capital, car j’en bois le revenu. Mais le fonds, je n’y veux jamais toucher, et il faut que M. Costejoux trouve un moyen de m’en empêcher.

À peine arrivés à Limoges, ils coururent chez M. Costejoux ; ils le trouvèrent très agité.

— Citoyens, leur dit-il d’un ton brusque et sans leur faire le bon accueil accoutumé, je désire savoir, avant tout, quels sont vos sentiments politiques dans les terribles circonstances où nous nous trouvons.

— Je ne vous demande pas quels sont à présent les vôtres, répondit Émilien ; mais, comme je venais pour vous dire les miens, je vais le faire sans savoir si vous les approuverez. Je veux être soldat et ne pas servir d’autre cause que celle du salut de mon pays et de la révolution, je viens m’engager à vous demander votre protection pour ma sœur.

— Protection ! qui peut promettre protection, et que parlez-vous de vous engager, quand la levée en masse est décrétée ? nous en sommes tous.

— Je l’ignorais ; eh bien, je m’applaudis d’être prêt à marcher.

— Mais vos parents ?…

— Je ne sais plus rien d’eux, et j’ai refusé tout secours qu’ils eussent voulu me donner.

— Pour les rejoindre ?

— Je ne dis pas, je n’ai pas dit cela.

— Vous le niez ?

— Je vous prie de ne pas m’interroger davantage. Il vous suffit de connaître mes sentiments et la résolution que j’apporte ici. S’il dépend de vous de hâter mon incorporation dans un régiment qui soit mis tout de suite en campagne, je vous supplie de le faire.

— Malheureux enfant ! s’écria M. Costejoux, vous me trompez ! Vous vous jouez des plus nobles sentiments et vous abusez de ma folle confiance ! Vous voulez déserter et passer à l’ennemi. Tenez ! voici la preuve !

Et il lui mit sous les yeux une lettre signée _marquis de Franqueville, _qui était adressée à. M. Prémel et qui portait ceci en substance :

« Puisque mon fils Émilien veut venir me rejoindre et que sa fuite présente, vu le manque d’argent et les tyranniques soupçons des autorités, des difficultés trop considérables, conseillez-lui de s’engager comme volontaire de la République et de faire comme tant d’autres fils de bonne famille qui trouvent à l’armée le moyen de déserter. »

— C’est une infamie ! s’écria Émilien hors de lui ; jamais mon père ne m’a écrit cela !

— C’est pourtant son écriture, reprit M. Costejoux. Voyez ! Pouvez- vous me jurer sur l’honneur qu’elle est contrefaite ?

Émilien hésita, il avait si peu vu l’écriture de son père ! Il n’en avait aucun spécimen.

— Je ne puis, dit-il ; mais je jure sur ce qu’il y a de plus sacré que je n’ai jamais consenti à me déshonorer et que, si mon père m’en a cru capable, c’est sur un mensonge impudent de Prémel.

Il parlait avec tant de chaleur et de fierté, que M. Costejoux, après l’avoir bien regardé dans les yeux sans pouvoir les lui faire baisser, lui dit brusquement :

— C’est possible, mais que sais-je ? Vous êtes, depuis ce matin, décrété d’arrestation par le tribunal révolutionnaire de la province ; Prémel est en prison, on le soupçonnait depuis longtemps d’entretenir des intelligences avec ses anciens maîtres. On a saisi tous ses papiers et cette lettre est une des premières qui me soient tombées dans la main en ouvrant le dossier. Elle vous condamne, si elle est authentique, et elle l’est, car voici beaucoup d’autres lettres et papiers d’affaires qui semblent l’établir autant que possible. D’ailleurs, les procès de cette nature sont trop vite expédiés pour que l’on consulte les experts. Il ne vous reste qu’un parti à prendre si, comme je le désire, vous êtes innocent : c’est de protester, et de prouver, si cela vous est possible, que vous n’avez jamais autorisé Prémel à faire acte de soumission de votre part à votre père.

— Je le prouverai ! M. le prieur sait que je n’ai pas voulu répondre à l’invitation d’émigrer.

— Vous n’avez pas voulu répondre, donc vous n’avez pas refusé ?

— Le prieur…

— Dites le citoyen Fructueux. Il n’y a plus de prieur, il n’y a plus de prêtres.

— Comme il vous plaira ! le citoyen Fructueux vous dira…

— Il ne me dira rien, on ne prendra pas le temps de l’appeler, et, dans son intérêt, je vous conseille de ne pas faire penser à lui. Dans trois jours, vous serez absous ou condamné.

— À mort ?

— Ou à la détention jusqu’à la paix, selon que vous serez reconnu plus ou moins coupable.

— Plus ou moins ? c’est vous, mon ancien ami, qui n’admettez pas la possibilité de mon innocence ? ou bien c’est vous, avocat, qui me déclarez d’avance qu’on ne l’admettra pas ?

M. Costejoux s’essuya le front avec un mouvement de colère. Ses yeux lançaient des éclairs ; puis il pâlit et, s’asseyant comme un homme brisé :

— Jeune homme, dit-il, j’ai une mission terrible à remplir. Il n’y a pas ici d’ami, il n’y a plus d’avocat. Je suis devenu un inquisiteur et un juge. Oui, moi, girondin l’an passé, quand je quittai ma province avec des illusions de l’inexpérience, je suis devenu ce que tout vrai patriote est forcé d’être. J’ai vu l’incapacité politique des meilleurs modérés et l’infâme trahison du plus grand nombre. Ceux qu’on a sacrifiés ont payé pour ceux qui ont allumé la guerre civile dans les provinces. Ils étaient un obstacle à_ _l’autorité des hommes qui ont juré de sauver la patrie, il a fallu le briser. Il a fallu mettre sous les pieds toute pitié, toute affection, tout remords. Il a fallu tuer des femmes, des enfants… Je vous dis qu’il l’a fallu !… — Et en parlant ainsi, il mordait son mouchoir. — Je vous dis qu’il le faut encore. Si vous avez seulement hésité un instant entre votre père et la République, vous êtes perdu et je ne puis vous sauver.

— Je n’ai pas hésité un seul instant ; mais, si on refuse de me croire et qu’on m’empêche de le prouver, je suis perdu en effet. Eh bien, monsieur, soit ! je suis prêt à mourir. Je suis bien jeune, mais je sens bien que je suis venu dans un temps où l’on ne tient pas à la vie. Je mourrai sans faiblesse, puis-je espérer que ma sœur et mes amis ?…

— Ne parlez pas d’eux, ne prononcez pas leur nom, ne rappelez à personne qu’ils existent. Aucune dénonciation venant de votre commune n’a été faite contre eux. Qu’ils restent où ils sont et se fassent oublier !

— Le conseil que vous me donnez et que je suivrai, n’en doutez pas, me prouve que vous ferez votre possible pour les sauver et je vous en remercie. Je ne vous demande rien pour moi, faites-moi conduire en prison. J’irai avec une seule amertume, celle de voir que vous avez douté de moi.

M. Costejoux paraissait ébranlé. Dumont se jeta à ses pieds, protestant de l’innocence et du patriotisme d’Émilien et suppliant l’ancien ami de le sauver.

— Je ne le puis, répondit M. Costejoux. Songez à vous-même.

— Je n’y songerai pas, merci ! reprit Dumont, je suis un vieux homme ; qu’on fasse de moi ce qu’on voudra, et, puisque vous ne pouvez rien pour mon jeune maître, faites que je sois accusé, enfermé et, s’il le faut, guillotiné avec lui.

— Taisez-vous, malheureux ! s’écria M. Costejoux. Il y a des gens capables de vous prendre au mot.

— Oui, tais-toi, Dumont, dit Émilien en l’embrassant. Tu n’as pas le droit de mourir. Je te fais mon héritier, je te lègue ma sœur !

Et il ajouta en allant tout droit à M. Costejoux :

— Finissons-en, monsieur, faites-moi arrêter, puisque, selon vous, je suis un menteur et un lâche.

— Vous a-t-on vu entrer ici ? dit l’avocat avec impatience.

— Nous ne sommes point venus en secret, répondit Émilien. Tout le monde a pu nous voir.

— Avez-vous parlé à quelqu’un ?

— Nous n’avons rencontré aucune figure de connaissance, nous n’avons rien eu à dire.

— Vous êtes-vous _nommés _au familier qui vous a introduits dans mon cabinet ?

— Nous ne savons de qui vous parlez ; votre domestique nous connaît et nous a fait entrer sans nous demander nos noms.

— Eh bien, partez, dit M. Costejoux en ouvrant une porte dérobée que cachaient des rayons de bibliothèque. Quittez la ville sans dire un mot, sans vous arrêter nulle part. Je ne vous cache pas que, si vous êtes pris, je payerai de ma tête l’évasion que je vous procure. Mais c’est moi qui vous ai mandés ici, où je voulais vous parler de mes affaires, j’ignorais les charges qui pèsent sur vous. Il ne sera pas dit que je vous aurai attirés dans un guet-apens. Partez !