Lévy (p. 116-130).

X


L’esprit des paysans comme celui des enfants est ouvert aux illusions. Nous ne pouvions nous imaginer dans notre oasis de Valcreux, les causes profondes qui conduisaient à des crimes violents notre belle révolution de 89. Toutes les nouvelles qui eussent dû nous faire pressentir ces crises étaient interprétées par des âmes incapables de les provoquer comme de les conjurer. L’insouciance de notre commune, l’optimisme de la petite colonie du moutier arrangeaient encore pour le mieux les événements accomplis. M. le prieur prétendait que la fuite du roi à Varennes était une fâcheuse action et une grande faute qui amènerait pourtant un bien.

— Louis XVI a eu peur de son peuple, disait-il ; c’est mal, car le peuple n’est pas méchant. Voyez comme les choses se sont passées ici ! Jamais une affaire aussi terrible que la vente des biens d’Église n’était arrivée dans le monde. C’est la bourgeoisie philosophe qui l’a voulue, et le peuple n’a fait qu’en profiter, mais sans colère contre nous et avec des ménagements auxquels on ne s’attendait pas. Eh bien, que le roi se confie à son peuple et bientôt son autorité lui sera rendue. Il n’a pas d’ennemis ; voyez si un seul paysan de chez nous lui manquerait de respect ! Soyez sûrs que tout s’arrangera. Le peuple est insouciant, paresseux, un peu pillard, mais je le connais bien, moi ! il est doux et sans rancune. Rappelez-vous comme je le malmenais quand j’étais l’économe de la communauté ! Eh bien, personne ne m’en veut et je finirai mes jours ici bien tranquillement, comme le roi sur son trône !

Ainsi les prévisions de ce pauvre religieux ne dépassaient pas encore le ravin de Valcreux, et nous ne demandions qu’à nous y enfermer comme lui, d’autant mieux que l’événement sembla d’abord lui donner raison.

L’Assemblée nationale avait déclaré le roi inviolable malgré sa fuite. Elle s’était dissoute en s’imaginant que sa Constitution était le dernier mot de la Révolution, et que la Législative n’aurait rien à faire que de la faire fonctionner. Aucun membre de la première Assemblée ne devait être réélu. M. Costejoux se mit sur les rangs pour la députation ; mais on était encore trop royaliste dans nos provinces du centre pour le nommer. Il eut beaucoup de voix, mais il échoua. Il n’en eut point de dépit. Il faisait de fréquents voyages à Paris parce que, quand le pays avait quelque demande ou réclamation à faire, c’est lui qu’on en chargeait. Il était toujours prêt. Savant, riche et parlant bien, il était comme l’avocat de tout le monde.

Il nous arriva bien, à la fin de 91, quelques sujets d’inquiétude pour M. le prieur. La nouvelle Assemblée, qui semblait devoir vaincre l’anarchie où la Commune avait jeté Paris, était en colère à cause du _veto _du roi. Elle voulut s’en prendre au clergé et empêcher le culte, même dans les maisons particulières. Le roi s’y opposa encore, et, comme de juste, nous étions tous royalistes à Valcreux, car nous tenions à notre messe et nous aimions M. le prieur, ce qui ne nous empêchait pas d’être aussi très révolutionnaires et de vouloir conserver ce que la Constitution avait fait. Si l’opinion du plus grand nombre des Français avait prévalu, on n’aurait pas été au-delà. Mais deux orages nous menaçaient, la haine des nobles et des prêtres contre la Révolution, la haine des révolutionnaires contre les prêtres et les nobles ; les passions tendaient à remplacer les convictions. Notre pauvre France agricole allait être écrasée entre ces deux avalanches sans presque savoir pourquoi et sans pouvoir prendre parti dans sa conscience pour les uns ni pour les autres.

Au commencement d’août 92, M. Costejoux vint nous voir, il arrivait de Paris. Il prit Émilien à part :

— Mon enfant, lui dit-il, savez-vous si M. le prieur a prêté serment à la Constitution ?

— Je ne crois pas, dit Émilien, qui ne savait pas mentir, mais qui craignait d’avouer la vérité.

— Eh bien, s’il ne l’a fait, reprit l’avocat, tâchez qu’il le fasse. Les ecclésiastiques sont très menacés. Je ne puis vous en dire davantage, mais je vous parle très sérieusement ; vous savez que je m’intéresse à lui.

Émilien avait bien déjà essayé plusieurs fois de persuader le prieur. Il n’avait pas réussi. Il m’expliqua bien de quoi il s’agissait et me chargea de l’affaire.

Ce ne fut pas facile. D’abord, le prieur voulut me battre.

— Je serai donc tourmenté toute ma vie ? disait-il. J’ai été mis au cachot par mes religieux pour n’avoir pas voulu jurer que je ferais faire des miracles à la vierge de la fontaine, afin d’empêcher les gens d’ici d’acheter nos biens. À présent, l’on veut que je_ _jure que je suis un homme sincère et ami de son pays. Je ne mérite pas cette humiliation et ne veux pas la subir.

— Vous auriez raison, lui dis-je, si le gouvernement allait bien et si tout le monde était juste ; mais on est devenu malheureux et cela rend soupçonneux. Si vous attirez de mauvais jugements sur vous, ceux qui vous aiment et qui vivent autour de vous en souffriront peut-être autant que vous. Pensez à ces deux pauvres enfants de nobles qui sont ici, avec leurs parents émigrés ; c’est du danger pour eux, n’y ajoutez pas, vous qui aimez tant Émilien, le danger qui tomberait sur vous.

— Si tu le prends comme cela, dit-il, je me rends. Et il se mit en règle.

Je savais bien qu’en lui parlant des autres, je le ferais renoncer à ses idées sur lui-même.

Nous pensions être tranquilles ; mais ce mois d’août fut terrible à Paris, et, le mois suivant, nous en connûmes toutes les conséquences, les fureurs de la Commune de Paris, le roi mis au Temple, le décret d’expropriation des émigrés de leurs biens, celui d’exil pour les prêtres non assermentés, les ordres de visites domiciliaires pour rechercher les armes et arrêter les suspects, etc.

De ce côté-là, nous autres paysans, nous n’avions rien à craindre ; nous avions fait notre révolution en 89. Nous avions pris toutes les armes du moutier, et, plus tard, les moines suspects s’étaient en allés d’eux-mêmes. Quant à Émilien, il avait bien prévu que ses biens de famille seraient confisqués et qu’il porterait la peine de la défection de ses parents. Il en prenait son parti en homme qui n’a jamais dû hériter ; mais nous étions tristes à cause du roi, que nous ne pouvions pas croire d’accord avec les émigrés, après le blâme qu’il leur avait donné. Nous étions aussi très affligés et comme humiliés de ce que les ennemis nous avaient battus. Quand on nous raconta le massacre des prisons, nous sentîmes que notre pauvre bonheur s’en allait pièce à pièce. Au lieu de lire et de causer ensemble, Émilien et moi, nous nous donnions au travail de la terre et de la maison, comme des gens qui ne veulent plus réfléchir à rien et qui auraient quelque chose à se reprocher.

On trouvera cette réflexion singulière, elle est pourtant sérieuse dans mes souvenirs.

Quand de jeunes âmes très pures ont cru à la justice, à l’amitié, à l’honneur ; quand elles ont vu l’avenir comme l’emploi de toutes leurs bonnes intentions, et qu’il leur faut apprendre que les hommes sont pleins de haine, d’injustice, et le plus souvent hélas ! de lâcheté, il se fait dans l’esprit de ces enfants une consternation qui les brise. Ils se demandent si c’est pour les punir de quelque faute que les hommes leur donnent de pareils exemples.

Nous consultions M. le prieur plus que par le passé. Nous nous étions cru bien savants, parce que nous avions acquis sans lui des idées qui nous paraissaient plus avancées que les siennes. Nous n’osions plus être si fiers, nous avions peur de nous être tromp és ; mais, avec son air vulgaire et ses préoccupations prosaïques, le prieur était plus philosophe que nous ne pensions.

— Mes enfants, nous dit-il, un soir de 93 que nous lui demandions ce qu’il pensait des jacobins et de leur ardeur à pousser la révolution en avant à tout prix, ces hommes-là sont sur une pente où ils ne s’arrêteront pas à volonté. Il ne faut pas tant s’occuper des gens, mais des choses qui sont plus fortes qu’eux. Il y a longtemps que le vieux monde s’en va et que je m’en aperçois au fond du trou où le sort m’a jeté comme un pauvre cloporte destiné à vivre dans l’ombre et la poussière. Ne croyez pas que ce soit la Révolution qui ait amené notre fin ; elle n’a fait que pousser ce qui était vermoulu et ne tenait plus à rien. Il y a longtemps que la foi est morte, que l’Église s’est donnée aux intérêts de ce monde et qu’elle n’a plus de raison d’être. — Moi qui vous parle, je ne crois plus tout ce qu’elle enseigne, j’en prends et j’en laisse, j’ai trop vu rire, dans l’intérieur des couvents, de ses prescriptions et de ses menaces. Dans ma jeunesse, il y avait, dans notre chapelle souterraine, des peintures très anciennes de la danse macabre, que le prieur de ce temps-là fit badigeonner comme repoussantes et ridicules. Avec les idées sombres, on supprima toutes les austérités et ce fut un sentiment révolutionnaire qui nous y porta. Les prélats et les membres privilégiés, à nos dépens, des grosses abbayes se jetaient dans les jouissances du siècle, dans le luxe et même dans la débauche. Nous ne voulûmes pas être si simples que de faire pénitence à leur place, et, n’étant pas d’assez gros seigneurs pour nous livrer impunément au scandale, nous nous renfermâmes dans le bien-être et l’indifférence qui nous étaient permis. Je crois bien que nous n’étions pas les seuls. Les trois derniers de nos religieux n’étaient pas ce que vous pensez. Ils n’étaient pas fanatiques lorsqu’ils m’ont menacé et emprisonné pour ma franchise. Ils ne croyaient à rien, et, en voulant me faire peur, ils avaient plus peur que moi. Il y en avait un libertin qui se sera volontiers sécularisé ; un autre, idiot, qui, sans croire à Dieu, craignait l’enfer quand il lisait un mandement de l’archevêque ; le troisième, le pâle et sombre Pamphile, était un ambitieux qui eût voulu jouer un rôle et qui se fera peut-être démocrate, faute d’avoir pu se distinguer dans le clergé par son zèle. Mais savez-vous ce qui a fait ainsi dépérir et succomber le clergé ? C’est la lassitude du fanatisme, et la lassitude qui mène à l’impuissance est un châtiment inévitable. Des hommes qui ont fait la Saint-Barthélemy et la révocation de l’édit de Nantes, qui ont toujours conspiré contre les rois et contre les peuples, faisant le mal sans remords et prêchant le crime sans effroi en vue de l’esprit de corps, arrivent vite à n’être plus rien. On ne vit pas toujours de mensonge, on en meurt ; un beau jour, cela vous étouffe. Eh bien, vous me demandez ce que c’est que les jacobins. Autant que je peux le savoir et en juger, ce sont des hommes qui mettent la Révolution au-dessus de tout et de leur propre conscience, comme les prêtres mettaient l’Église au-dessus de Dieu même. En torturant et brûlant des hérétiques, le clergé disait : « C’est pour le salut de la chrétienté. » En persécutant les modérés, les jacobins disent : « C’est pour le salut de la cause, » et les plus exaltés croient peut-être sincèrement que c’est pour le bien de l’humanité. Oh ! mais, qu’ils y prennent garde ! c’est un grand mot, l’humanité ! Je crois qu’elle ne profite que de ce qui est bien et qu’on lui fait du mal en masse et longtemps quand on lui fait un mal passager et particulier. Après ça, je ne suis qu’un pauvre homme qui voit les choses de trop loin, et qui mourra bientôt. Vous jugerez mieux, vous autres qui êtes jeunes ; vous verrez si la colère et la cruauté qui sont toujours au bout des croyances de l’homme réussissent à amener des croyances meilleures. J’ai peine à le croire, je vois que l’Église a péri pour avoir été cruelle. Si les jacobins succombent, pensez au massacre des prisons, et alors vous direz avec moi : On ne bâtit pas une nouvelle Église avec ce qui a fait écrouler l’ancienne.

Émilien lui observa que les massacres de septembre et les persécutions n’étaient peut-être pas l’œuvre des jacobins, mais celle des bandits qu’ils n’avaient pu contenir.

— C’est possible, et Dieu le veuille ! répondit le prieur. Il peut y avoir de bonnes intentions chez ceux qui nous paraissent les plus terribles : mais retenez ce que je vous ai dit, quand vous aurez à les juger par la suite. Ceux qui auront trempé leurs mains dans le sang ne feront rien de ce qu’ils auront voulu faire, et, si le monde se sauve, ce sera autrement et par d’autres moyens que nous ne pouvons pas prévoir. Ma conclusion à moi, c’est que tout le mal vient du clergé, qui a entretenu si longtemps le régime de terreur que ses ennemis exercent à présent contre lui. Comment voulez-vous que les victimes de la violence soient de doux élèves reconnaissants ? Le mal engendre le mal ! Mais en voilà bien assez là-dessus : tâchons de vivre tranquilles et de ne nous mêler de rien. Vivons le mieux possible en faisant notre devoir, nous n’avons pas si longtemps à durer et tout ce que nous disons-là ne fait pas bouillir la marmite. »

Ce fut la seule fois que le prieur nous dit le fond de sa pensée. Il avait jugé le clergé, mais un sentiment de convenance ou l’habitude de la soumission l’empêchait de se répandre en paroles sur un sujet si délicat pour lui. Avait-il toujours pensé ces choses qu’il croyait avoir pensées de tout temps ? Peut-être se trompait-il là-dessus, peut-être n’avait-il fait de mûres réflexions que depuis les trois jours qu’il avait passés au cachot. Il avait pris dans son état une si forte dose de prudence, qu’il évitait de se résumer et que nos questions lui étaient plus importunes qu’intéressantes. Il concluait toujours de la façon la plus positive et la plus égoïste, bien qu’il eût le cœur généreux et dévoué. Pour lui, le monde était un atroce sauve-qui-peut et l’idéal était de vivre comme une taupe dans son trou. Il espérait quelque chose de mieux dans l’autre vie, sans y croire positivement. Il lui échappa un jour de dire :

— Ils m’ont tellement barbouillé la face de Dieu, que je ne saurais plus la voir ; c’est comme une page où l’on a_ _répandu tant d’encre et de sang, qu’on_ _ne peut plus savoir s’il y avait quelque chose dessus.

Et il n’avait pas l’air de s’en tourmenter beaucoup. Il s’agitait bien autrement quand la gelée attaquait le fruitier ou quand l’orage faisait tourner la crème. On eût dit quelquefois d’une vraie brute ; c’était pourtant un homme de bien très intelligent et passablement instruit ; mais il avait été étouffé trop longtemps, il ne pouvait plus respirer comme les autres, ni au moral, ni au physique.

Pendant qu’il essayait ainsi de se maintenir en dehors de tout, ni la Mariotte, ni mes deux cousins, ni le vieux Dumont ne se tourmentaient des événements. La déclaration de la patrie en danger et l’enthousiasme des enrôlements volontaires n’avaient guère pénétré chez nous. Nous apprenions l’effet des décrets quand il avait cessé de se produire. De notre côté, il n’y eut d’abord que quelques mauvais sujets sans amour du travail qui s’en allèrent de bon gré aux armées. Émilien ne pensa pas, dans ce moment-là, qu’il eût à se faire un devoir de les imiter. Il songeait à son frère qui se battait pour la cause contraire et il attendait sans parti pris, lorsqu’il reçut une singulière lettre de M. Prémel, l’intendant de Franqueville.

« Monsieur, lui disait-il, je reçois une lettre de M. le marquis votre père qui s’occupe de votre situation présente et de celle de mademoiselle votre sœur. Voici ses propres expressions :

« Fournissez à M. Émilien l’argent nécessaire pour sortir de France et venir me rejoindre à l’armée de Condé. J’imagine qu’il se souviendra d’être un Franqueville et qu’il ne reculera pas devant les quelques dangers à courir pour effectuer cette résolution. Entendez-vous avec lui pour lui en faciliter les moyens, et, quand vous l’aurez convenablement équipé, muni d’un bon cheval et d’un bon domestique, remettez-lui la somme de cent louis. S’il a le courage et la volonté de m’obéir, n’épargnez rien pour lui. Sinon, déclarez-lui que je l’abandonne et ne le considère plus comme étant de m a famille.

Quant à sa jeune sœur, mademoiselle Louise, je veux que sous la garde de Dumont et de sa nourrice, elle soit conduite à Nantes, où ma parente, madame de Montifault, l’attend pour remplacer auprès d’elle la mère qu’elle a perdue. »

— Ma mère est morte ! s’écria Émilien, en laissant tomber la lettre, et c’est ainsi que je l’apprends !

Je lui pris les mains. Il était pâle et il tremblait, car on ne perd pas sa mère sans une grande émotion ; mais il ne pouvait avoir de larmes pour cette femme qui ne l’avait point aimé et qu’il connaissait à peine. Quand il fut calme, il resta comme consterné de la manière dont le traitait son père, qui, ne le jugeant pas digne de recevoir une lettre de lui, lui faisait savoir sa volonté par son homme d’affaires. Il hésita un instant à croire que ce ne fût pas une invention de Prémel. Pourtant, il dut se rendre à l’évidence en lisant la fin de sa lettre.

« Monsieur le marquis, disait-il, se fait de grandes illusions sur la situation présente. Il croit d’abord que je continue à toucher des revenus de sa terre, ce qui n’est point, puisqu’elle est sous le séquestre ; ou que j’ai fait des économies importantes sur les années précédentes, ce qui est encore moins vrai, vu le refus de payement de ses fermiers et l’anarchie où se sont jetés les paysans. Je n’habite plus Franqueville, où le péril était devenu extrême pour ceux qui ont eu le malheur d’être attachés aux nobles. Je me suis modestement retiré à Limoges et je ne pourrais pas décider la nourrice de mademoiselle Louise à quitter Franqueville pour se rendre dans les provinces de l’Ouest, qui sont en pleine insurrection. Puisque vous avez gardé Dumont auprès de vous, c’est à vous qu’il appartient de conduire votre sœur à madame de Montifault. Pour cet effet, je mets à votre disposition la somme de deux cents livres que je prends sur mon propre avoir, et, quand vous serez de retour de ce premier voyage, je vous trouverai, par mode d’emprunt, les fonds nécessaires pour sortir de France ; faites-moi savoir, par prompte réponse, que vous êtes décidé pour l’émigration et si je dois m’occuper de ce qu’il faut pour votre équipement. Mais la difficulté de trouver de l’argent est si grande, que je ne vous engage pas à compter sur les cent louis que M. le marquis réclame pour vous. Je ne les ai point, et je n’ai pas le crédit qu’il faudrait pour vous les procurer. Votre maison en a encore moins que moi, à l’heure qu’il est, et, si quelque usurier se risque sur votre signature et sur la lettre de votre père que je garde en nantissement, vous aurez à payer de très gros intérêts, sans parler du secret à garder qui coûtera très cher. Mon devoir est de vous dire ces choses, qui probablement ne vous arrêteront pas, puisque, dans le cas où vous resteriez en France, votre famille vous abandonnerait entièrement. »

— Quelle m’abandonne donc ! s’écria Émilien avec résolution ; ce ne sera pas le commencement de sa désaffection et de son dédain pour moi ! Si mon père m’eût écrit lui-même, s’il eût réclamé mon obéissance avec quelque peu de tendresse, j’aurais tout sacrifié, non pas ma conscience, mais mon honneur et ma vie ; car j’y ai souvent pensé, et j’étais résolu, le cas échéant, à courir me jeter sur les baïonnettes françaises à la première affaire, les bras et les yeux levés vers le ciel témoin de mon innocence. Mais les choses se passent autrement. Mon père me traite comme un soldat qu’il achèterait pour sa cause : un cheval, un laquais, une bonne valise et cent louis en poche, me voilà engagé au service de la Prusse ou de l’Autriche. Sinon, mourez de faim, c’est comme il vous plaira, je ne vous connais plus ! Eh bien, il me plaît de choisir le travail des bras et la fidélité à mon pays, car, moi, je ne vous ai jamais connu, et je ne suis le fils de personne, quand il s’agit de trahir la France. Voilà le lien rompu ! Nanette, tu entends ! — et, en parlant ainsi, il déchirait la lettre de l’intendant en mille pièces, — et tu vois ? je ne suis plus un noble, je suis un paysan, un Français !

Il se jeta sur une chaise pleurant de grosses larmes. J’étais toute bouleversée de le voir comme cela. Il n’avait jamais pleuré devant personne, peut-être n’avait-il jamais pleuré du tout. Je me pris à pleurer aussi et à l’embrasser, ce qui ne m’était jamais venu à l’idée. Il me rendit mes caresses et me serra contre son cœur, pleurant toujours, et nous ne songions pas à nous étonner de nous tant aimer l’un l’autre. Cela nous semblait si naturel d’avoir du chagrin ensemble, après avoir été ensemble si heureux et si insouciants !

Il fallait pourtant songer à Louisette et se demander si on la conduirait à Nantes. Nantes, ah ! si nous eussions pu lire dans l’avenir prochain ce qui devait s’y passer, comme nous nous serions réjouis de la tenir là près de nous ! Peut-être qu’en apprenant l’insurrection de la Vendée, nous eûmes quelque pressentiment et que le ciel nous avertit. Mais le parti d’Émilien était pris en même temps que celui qui le concernait.

Ma sœur ne me quittera pas dans des temps pareils, s’écria-t-il. Si cette madame de Montifault, que je ne connais point, veut lui servir de mère, nous verrons cela plus tard. Je ne veux pas exposer la pauvre Louise à quelque nouvelle tyrannie. Je la confierais plutôt à la mère de M. Costejoux, qui est bonne et douce. Mais nous avons le temps d’aviser. On ne persécute pas les enfants, on ne les persécutera pas, c’est impossible ! Louise est bien ici, ne lui dis rien de cette lettre. Elle n’a pas de parti à prendre, elle ne dépend que de moi, et je refuse pour elle.

Il voulait répondre à M. Prémel.

— Ne le faites pas, lui dit M. le prieur dès qu’il fut informé. Vous avez eu tort de déchirer sa lettre. C’était peut-être un piège que j’aurais déjoué ; mais, piège ou non, cet homme enverrait votre réponse à votre père, et ce serait pour vous brouiller irrévocablement avec lui. Évitez cet éclat, n’acceptez rien et ne répondez rien : faites le mort, c’est toujours le plus sage !

Émilien, par dégoût plus que par prudence, suivit les conseils du prieur et ne répondit pas. M. Prémel crut peut-être que sa lettre avait été saisie et la peur qu’il en eut le fit tenir tranquille.

Nous voilà donc encore une fois sortis d’une crise, et ce qui se passait nous rendit l’espérance. Dumouriez était vainqueur à Valmy. Nos soldats avaient conquis Nice et la Savoie. On oubliait les malheurs passés ; la Convention s’assemblait et les opinions douces paraissaient avoir repris le dessus.

— Je vous le disais bien que tout s’arrangerait, reprenait M. le prieur, rendu à son optimisme quand le ciel paraissait s’éclaircir : la Commune est vaincue. L’anarchie des quarante jours est un accident. La Gironde est bien intentionnée, elle déposera peut-être le roi ; mais, si on lui donne le palais du Luxembourg pour résidence, il y sera fort bien et s’y reposera de ses émotions. Il fera comme moi, qui n’ai jamais été si tranquille ici que depuis que je n’y suis plus rien.

Quel démenti à de telles illusions, quand, peu de mois plus tard, la Convention, en douze jours, jugea le roi et institua le tribunal révolutionnaire ! Cette fois, la tristesse arriva jusque chez nous avec la grande misère. Les assignats étaient discrédités, l’argent ne se montrait plus, le commerce était mort, et on disait, des commissaires envoyés dans les provinces, des choses si terribles, que les paysans n’allaient plus à la ville, ne vendaient et n’achetaient plus rien. On vivait de petits échanges de denrées entre voisins, et, si on avait une pièce de six francs, on la cachait dans la terre. Les réquisitions nous prenaient notre bétail, on n’avait plus de bétail. M. le prieur étant très malade et manquant de bouillon, je fis tuer pour lui mon dernier agneau. Il y avait longtemps que Rosette était vendue pour acheter des jupes à Louise, qui n’avait plus rien, car il ne fallait plus l’habiller en demoiselle, et M. le prieur aussi était en carmagnole de paysan.