Lévy (p. 100-115).

IX


Nous voilà donc une bande d’amis installés au moutier : le bon prieur, Émilien, la petite Louise, le vieux Dumont et moi, car Émilien me pria de servir de gouvernante et de compagne à sa sœur, en même temps que je m’occuperais du ménage avec la Mariotte. Mes deux cousins furent employés comme ouvriers à demeure pour travailler les terres. Cela faisait bien du monde à vivre sur ce pauvre bien si longtemps négligé et d’un mince rapport ; mais, sauf les deux ouvriers et la Mariotte, qui étaient payés à la journée, nous étions tous résolus à donner nos soins et notre travail pour rien et nous sûmes mettre tant d’économie dans le ménage, que le propriétaire s’en trouva bien et n’eut pas de plus grand désir que de nous garder. Celui qui en faisait le moins, c’était le prieur qui devenait de plus en plus asthmatique ; mais, sans lui pourtant, rien n’eût marché, — car il fallait une autorité sur le jeune monde et lui seul avait l’habitude de commander. Comme nous avions tous un peu d’argent par devers nous, nous ne voulûmes point recevoir d’avances de M. Costejoux. Le prieur avait à toucher une petite somme que sa famille lui offrait, à condition qu’on ne reviendrait pas sur les partages. Il envoya Dumont dans son pays de Guéret et parut content de ce qu’il lui rapporta.

Toutes choses ainsi réglées, nous eûmes l’innocent égoïsme de goûter, au milieu de ces temps qui devenaient de plus en plus malheureux et menaçants pour la France, un bonheur extraordinaire. Il faut dire, pour nous justifier, que nous ne savions presque plus rien de ce qui se passait et que nous commençâmes bien vite à n’y plus rien comprendre. Tant que la communauté avait existé, on y avait reçu des gazettes, des ordres du district, des avis du haut clergé. On n’envoyait plus rien au prieur, le clergé l’abandonnait et le blâmait d’avoir pactisé avec l’ennemi en acceptant l’hospitalité et la confiance de l’acquéreur. Les paysans, ivres de joie d’avoir acheté des terres, ne songeaient plus qu’à entourer d’épines et de pierres leurs précieux petits lopins. On travaillait avec une ardeur qu’on n’avait jamais eue et, comme on se querellait souvent sur les bornages des acquisitions, on ne songeait plus à se disputer sur la religion et la politique. Même on était devenu plus religieux que du temps des moines. Le moutier n’étant plus église paroissiale, on n’y disait plus la messe ; mais, sur la demande des habitants, le prieur faisait sonner l’angélus matin et soir et à midi. Il y avait longtemps qu’on ne disait plus la prière, mais il n’y a rien que le paysan aime mieux que le son de sa cloche. Elle lui marque la fin et le commencement de sa journée et lui annonce, au milieu du jour, l’heure de son repas qui est aussi une heure de repos. Plus tard, quand les cloches du moutier furent réquisitionnées pour servir à faire des canons, il y eut une grande consternation. Une paroisse sans cloches, disait-on, « est une paroisse morte ». Et je pensais comme les autres.

Mais, avant d’arriver à ces temps malheureux où tant de choses surprenantes m’arrivèrent, je veux dire comme nous étions tranquilles, imprévoyants et comme isolés du monde entier, dans notre pauvre Valcreux et dans notre vieux moutier.

Émilien était si modeste en_ _ses goûts, qu’il se croyait riche pour toute sa vie avec ses mille francs. Il les avait confiés à M. Costejoux, qui lui promettait de les faire bien valoir, ce dont Émilien ne prenait aucun souci, car il n’a jamais rien entendu aux affaires ; mais il était bien aise que l’acquéreur qui lui avait témoigné tant de confiance fût nanti de son petit avoir. Il n’avait d’autre soin en l’esprit que de rendre sa petite sœur heureuse, en attendant que leur famille pût s’occuper de leur sort. Il ne voulait rien lui refuser. Il était si fier et si content de l’avoir sauvée ! c’était encore mieux que d’avoir délivré du cachot le père Fructueux. Il n’avait pas de sujet d’inquiétudes, sentant dans M. Costejoux un ami_ _véritable qui ne l’abandonnerait point et pour lequel il travaillait de sa tête comme un commis, et de ses bras comme un ouvrier. Il avait pris un peu d’autorité sur le prieur, qui était aussi colère qu’il était bon et qui, ne pouvant plus crier et gourmander, à cause de son asthme, enrageait d’autant plus pour la moindre vétille. Émilien le raisonnait et m’appelait à son aide, car le pauvre prieur m’écoutait plus volontiers encore et ne se fâchait plus dès que je lui avais promis de faire aller les choses et les gens comme il le voulait. La petite Louise revenait à la santé après avoir été d’abord bien chétive. La Mariotte travaillait comme deux, et mes cousins comme quatre, à cause de la bonne nourriture que nous leur faisions sans rien gaspiller ; le vieux Dumont, qui était encore leste, faisait les courses et commissions et n’entendait pas mal le jardinage. Mais il faut dire que cet homme, le meilleur et le plus désintéressé du monde, avait un défaut. Il buvait le dimanche et rentrait toujours ivre ce soir-là ; — il ne dépensait que son propre argent et n’était pas méchant dans le vin. Le prieur le sermonnait et, tous les lundis, il jurait de ne pas recommencer.

Quant à moi, j’étais la plus heureuse de la colonie. Je me voyais utile à des personnes que j’aimais plus que tout, et je trouvais dans mon activité et dans ma force de corps et de volonté, une gaîté que je n’avais jamais connue. À seize ans, j’étais déjà aussi grande que je le suis à présent, point belle du tout, la petite vérole m’ayant laissé des traces qui se voyaient encore un peu ; mais j’avais, disait-on, une bonne figure qui donnait confiance, et M. Costejoux, qui venait quelquefois, disait que je me tirerais de tout dans la vie parce que je saurais toujours me faire des amis. J’étais contente qu’il me dît cela devant Émilien, qui, tout aussitôt, me prenait la main, la serrait dans les siennes et ajoutait :

— Elle en aura toujours un qui la considérera et la traitera comme sa sœur et sa pareille.

Il disait la vérité, nous nous aimions comme si la même mère nous eût mis au monde. Dumont me parlait souvent de la mienne, qui avait été servante à Franqueville et qu’il avait bien connue. Il disait que c’était une personne comme moi, bonne à tout, et se faisant estimer de tout le monde. Cela me faisait plaisir à entendre et je me trouvais, à tous égards, si contente de mon sort, que je ne croyais pas possible qu’il y arrivât du changement.

J’avais un souci, un seul, mais il avait son importance, c’était l’étrange humeur de la petite Louise. Quand cette pauvre enfant nous arriva, toute sale et toute malade, j’eus un gros chagrin de la voir ainsi, et en même temps une grande joie d’avoir à la guérir et à la consoler. Émilien me la mit dans les bras en me disant :

— Ce sera ta petite sœur.

— Non, lui dis-je, ce sera ma fille.

Et je disais cela d’un si bon cœur, avec de grosses larmes de tendresse dans les yeux, que toute autre qu’elle m’eût sauté au cou ; mais il n’en fut rien. Elle me regarda d’un air moqueur et dédaigneux, et, se tournant vers son frère, elle lui dit :

— Eh bien, voilà une jolie sœur que tu me donnes ! Une paysanne ! Elle prétend être ma mère, elle est folle ! Tu m’as dit qu’elle avait à peu près mon âge. C’est donc là cette fameuse Nanette dont tu m’as tant parlé en m’amenant ici ? Elle est bien laide et je ne veux pas qu’elle m’embrasse.

Voilà tout le compliment que j’en eus pour commencer. Émilien la gronda, elle se prit à pleurer et s’en alla bouder dans un coin. Elle était fière ; on la disait élevée dans l’idée qu’elle devait être religieuse, et, pour la préparer à l’humilité chrétienne, on lui avait dit que, ne devant pas avoir part dans la fortune du frère aîné, elle était de trop grande ma ison pour faire un petit mariage. Il n’y avait que la pauvreté du couvent qui fût un moyen de rester grande. Elle l’avait cru, les enfants croient ce qu’on leur répète tous les jours et à tout propos.

Sa mère ne l’avait jamais caressée, et, sachant qu’il faudrait se séparer d’elle le plus tôt possible et pour toujours, elle s’était défendue de l’aimer. Cette belle dame s’était jetée dans la vie de Paris et du grand monde, oubliant tous les sentiments de la nature pour faire de la cour sa famille, sa vie et son seul devoir. Elle n’aimait pas même son aîné, qui, étant destiné à passer avant tout, ne lui appartenait pas plus que ses autres enfants. À l’époque où j’en suis de mon récit, madame de Franqueville était à l’étranger, très malade, et elle mourut peu de temps après. Nous ne le sûmes que plus tard et c’est par la suite du temps que j’ai connu le peu que j’ai à dire d’elle.

La petite Louise fut élevée à Franqueville par sa nourrice, et le précepteur qui enseignait, ou plutôt qui n’enseignait pas Émilien, fut chargé de lui apprendre tout juste à lire et à écrire un peu._ _La nourrice promettait de lui apprendre ses prières, la couture, le tricot et la pâtisserie. C’est tout ce qu’il fallait pour une religieuse : mais la nourrice trouva que c’était encore trop. C’était une belle femme qui plaisait à plusieurs et gardait peu la maison. La pauvre Louise tomba aux soins des filles de cuisine, qui en firent à leur aise, car, lorsqu’un désordre est toléré dans une maison, tous les autres suivent. Tant que l’enfant eut son frère Émilien, elle vécut et courut avec lui, faisant la princesse quand elle rentrait au logis et reprochant très aigrement à sa nourrice les torts qu’elle avait, se querellant, boudant, taquinant les servantes et prenant ensuite trop de familiarités avec elles puisqu’elle voulait rester maîtresse et demoiselle. Quand elle fut séparée de son frère, qui la reprenait et la calmait de son mieux, elle devint pire, et, ne se sentant aimée de personne, elle détesta tout le monde. Comme elle avait de l’esprit, elle disait des méchancetés au-dessus de son âge. On en riait ; on eût mieux fait de s’en fâcher, car elle mit sa vanité à être mauvaise langue et insulteuse.

Chez la méchante vieille de Tulle, elle expia tous ses défauts, mais si durement qu’ils ne firent qu’augmenter, et, quand elle fut avec nous, ce fut comme une petite guêpe en furie dans une ruche d’abeilles. Il me fallut, dès le premier jour, la prier beaucoup pour l’engager à se laver et à prendre du linge blanc. Mais, quand je lui présentai des habits neufs que j’avais pu me procurer dans la paroisse de la même manière que je m’étais procuré ceux que portait Émilien, elle entra en rage, disant qu’étant demoiselle et fille de marquise, elle ne porterait jamais des habits de paysanne. Elle aimait mieux ses guenilles malpropres qui avaient un reste de façon bourgeoise, et son frère dut les faire brûler pour qu’elle se soumît. Alors elle bouda encore, bien que propre et jolie avec sa jupe rayée et sa petite cornette. Le repas la consola, il y avait si longtemps qu’elle était privée de bonne nourriture ! le soir, elle consentit à jouer avec moi, mais à la condition que je ferais la servante et qu’elle me donnerait des soufflets. La nuit, elle dormit près de moi dans une gentille cellule où je lui avais dressé une couchette bien douce et bien blanche à côté de la mienne. Il y avait encore du très beau linge au moutier et elle y fut sensible ; mais l’histoire de s’habiller le lendemain amena encore du dépit et des larmes, et je dus lui attacher des fleurs sur sa cornette, en lui disant que je la déguisais en bergère.

Peu à peu cependant, en voyant que, si j’étais douce, c’était par bonté et non par obligation, elle comprit sa position et se fit au renversement de toutes les coutumes de l’ancien temps. Jamais elle n’avait été si heureuse, elle l’a senti plus tard, car elle était aimée sans chercher à mériter nos complaisances et nos gâteries ; mais son cœur n’avait pas de tendresse, et, sans la peur d’être plus mal, elle eût demandé à nous quitter. Pour la rendre moins exigeante, nous étions forcés de la prendre par son amour-propre qui était déjà de la coquetterie de femme. Elle eut bien de la peine à ne plus taquiner ni à maltraiter personne, mais jamais on ne put la décider à faire le plus petit travail pour aider les autres et s’aider elle-même. Elle était la seule de la maison qui se fît servir ; on servait volontairement M. le prieur, qui n’était point exigeant de ce côté-là ; mais, comme Louisette remarqua dès le commencement qu’il était au-dessus des autres, elle se déclara pareille à lui et s’assit de l’autre côté de la table où nous mangions tous ensemble par économie. Elle s’y plaça en face du prieur comme si elle eût été la maîtresse de la maison. Cela fit rire d’abord, et puis on le toléra, et elle réclama cette place comme un droit. Un jour que M. Costejoux vint dîner, elle ne voulut point la lui céder, ce qui amusa beaucoup l’avocat et lui fit donner une grande attention à ce diable de petit caractère. Il la trouva jolie, la fit babiller, la taquina sur son _aristocratie, _comme on disait dans ce temps-là, et, en définitive, il la gâta plus que nous tous, car, le surlendemain, il lui envoya de la ville un habillement complet de demoiselle, avec des rubans et un chapeau à fleurs. Quand il revint, il comptait d’être remercié et embrassé. Il n’en fut rien, elle était mécontente qu’il lui eût envoyé des souliers plats tout unis, elle voulait des talons hauts et des rosettes. Il s’amusa encore, il s’amusa toujours de ces façons de souveraine. Plus il était ennemi de la noblesse, plus il trouvait divertissant de voir ce petit rejeton incorrigible qu’il eût pu écraser entre ses doigts, lui sauter à la figure et lui donner des ordres. Ce fut d’abord un jeu, et cela est devenu comme une destinée pour elle et pour lui.

Pour moi qui avais tant rêvé de cette petite Louise et qui m’étais donné à elle corps et âme, je sentais bien qu’elle me comptait pour rien quand elle croyait n’avoir pas besoin de moi, et, si j’obtenais une caresse, c’était quand elle voulait me faire faire quelque chose de difficile et d’extraordinaire pour son service. Le caprice passé, il ne fallait pas compter sur la récompense, et souvent il était passé avant que d’être satisfait.

Ce fut ce que, dans la langue que je sais parler aujourd’hui, on appelle une déception : mais j’en pris mon parti et je portai toutes mes affections sur Émilien qui les méritait si bien. Je m’étais imaginée que, si sa sœur répondait à mon amitié, je lui en donnerais plus qu’à lui, à cause qu’elle était de mon âge et de mon sexe ; elle ne voulut point, et tout mon cœur s’en alla retrouver le petit frère.

Au mois d’octobre de cette année-là (91), le bruit d’une prochaine guerre se répandit et chacun trembla pour sa nouvelle propriété. Ce n’était plus le temps où l’on disait : « ça m’est égal, tout le monde ne va pas à l’armée et tout le monde n’y meurt pas. » On comprenait cette fois la cause de la guerre : les nobles et le grand clergé de France la voulaient contre la révolution, afin de reprendre ce que la révolution venait de nous donner. Cela mettait le monde en colère, et on se dépêchait de labourer et d’ensemencer. Les jeunes gens disaient que, si l’ennemi venait chez eux, ils se défendraient comme de beaux diables. On avait peur pour ce qu’on avait, mais on sentait quand même du courage pour se battre.

M. Costejoux venait un peu plus souvent et Émilien recommençait à s’informer des choses du dehors. Un jour de novembre, qu’il avait appris la maladie de sa mère, il fut frappé de l’idée qu’il ne reverrait plus aucun de ses parents, car il paraissait certain qu’ils voulaient marcher contre la France et n’y rentrer qu’avec l’ennemi. En causant seul avec moi, comme nous revenions du moulin avec la mule chargée d’un sac de grain marchant devant nous :

— Nanon, me dit-il, ne suis-je pas dans une position bien étrange ? si on déclare la guerre, j’ai toujours dit que je me ferais soldat ; mais, s’il me faut être d’un côté, et mon père de l’autre avec mon frère, comment donc ferai-je ?

— Il n’y faut point aller, lui dis-je ; si vous veniez à être tué, qu’est-ce que votre sœur deviendrait ?

— Costejoux m’a promis de ne pas l’abandonner et de l’emmener chez lui, avec toi si tu y consens ; veux-tu me promettre de ne pas la quitter ?

— Quand nous en serons là, vous pouvez compter sur moi, malgré que Louise ne soit guère aimante pour moi et que j’aurai grand chagrin de quitter mon endroit ; mais cette chose que vous dites ne peut pas arriver, puisqu’il vous faudrait aller contre la volonté de votre père.

— Mais sais-tu que, si nous avons la guerre, il faudra que j’en sois ou que je passe à l’étranger ? Tu as bien ouï-dire qu’on y enverrait tous les jeunes gens en état de porter les armes ?

— Oui, mais ce n’est pas fait : comment pourrait-on forcer tout le monde ? Il faudrait autant d’hommes de maréchaussée que de gens à faire marcher. Tenez ! Tenez ! vous me donnez des raisons parce que vous avez envie de me quitter et de devenir officier !

— Non, ma chère enfant, je n’ai pas d’ambition, on ne m’a pas élevé pour en avoir et je n’aime pas la guerre. Je suis né doux et je n’ai pas le goût de tuer des hommes ; mais il y aura peut-être une question d’honneur et tu ne voudrais pas me voir méprisé ?

— Oh non ! par exemple ! j’ai trop souffert dans le temps où l’on disait que vous ne seriez jamais bon à rien ; mais tout cela peut tourner autrement et, si vous n’êtes pas forcé, jurez-moi que vous ne nous quitterez pas.

— Peux-tu me demander cela ? tu ne sais donc pas comme je t’aime ?

— Si fait, je le sais. Vous m’avez promis que, quand vous seriez marié, vous me donneriez vos enfants à garder et à soigner.

— Marié ? tu crois donc que je veux me marier ?

— Vous avez dit une fois que vous y penseriez un jour, et, depuis ce temps-là moi, j’ai toujours pensé à m’instruire de ce qu’une femme doit savoir pour servir une dame et tenir sa maison.

— Ah ! tu crois que je veux que tu serves ma femme ?

— Vous ne le voulez plus ?

— Non certes, je ne veux pas que tu sois au-dessous de qui que ce soit dans mon amitié ; ne comprends-tu pas cela ?

Il me tenait la main et il m’arrêta au bord de la rivière en me regardant avec des yeux tout attendris. Je fus bien étonnée, et, craignant de l’affliger, je ne savais comment lui répondre.

— Pourtant, lui dis-je au bout d’un moment de réflexion, votre femme sera plus que moi.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— Vous épouseriez une paysanne, comme le frère Pascal, qui a fait publier ses bans avec la meunière du pont de Beaulieu ?

— Pourquoi non ?

— Eh bien, qu’elle soit paysanne ou dame, vous l’aimerez plus que tout, et vous voudrez qu’elle soit maîtresse au logis : moi je suis toute décidée à lui bien obéir et à lui complaire en tout. Pourquoi dire que vous ne voulez pas que je sois pour l’aimer et la servir comme vous-même ?

— Ah ! Nanon, reprit-il en se remettant à marcher, comme tu as le cœur simple et bon ! Ne parlons plus de cela, tu es trop jeune pour que je te dise tout ce que je pense, tu ne comprendrais pas encore. Ne t’en tourmente pas. Je ne te ferai jamais de chagrin, et, si je dois me marier comme tu te l’imagines, ce ne sera qu’avec ton consentement ; entends-tu bien ? Tu sais que je suis, comme on dit, de parole ; tout ce que je t’ai promis de faire, je l’ai fait. Souviens-toi de ce que je te dis à présent, tiens, là, au bord de cette rivière qui chante comme si elle était contente de nous voir passer, au pied de ce vieux saule qui devient tout argenté quand le vent lui renverse ses feuilles. Tu retiendras bien l’endroit ? Vois, il y a comme une petite île que les iris ont faite avec leurs racines, et, contre cette île, nous avons souvent tendu les nasses, ton cousin Pierre et moi. Je me suis déjà arrêté avec toi dans cet endroit-là, un jour que tu me demandais de t’apprendre tout ce que je pourrais apprendre moi-même. Je te l’ai juré, et à présent je te jure que je ne serai jamais à personne plus qu’à toi. Est-ce que cela te fait de la peine ?

— Mais non, lui répondis-je. Je voudrais que cela vous fût possible. Seulement, je m’en étonne, parce que je n’ai jamais pensé que vous tiendriez autant à mon amitié que je tiens à la vôtre. Si c’est comme ça, soyez tranquille, je ne me marierai jamais, moi je serai à votre commandement toute ma vie, et je vous le promets devant cette rivière et ce vieux saule, afin que vous n’en perdiez pas non plus la souvenance.

La mule avait toujours marché pendant que nous causions. Émilien, la voyant déjà loin et prête à laisser tomber son chargement, parce qu’elle avait fantaisie de prendre le plus court à travers les buissons, fut obligé de courir après elle. Moi, je restai un bon moment sans songer à le suivre. J’avais comme un éblouissement dans les yeux et comme un engourdissement dans les pieds. Pourquoi m’avait-il dit si bien son amitié dont, à l’habitude, il ne songeait pas à me parler, sinon en deux ou trois mots et quand l’occasion s’en trouvait ? Je ne dirai pas que j’étais trop innocente pour n’avoir pas ouï parler de l’amour. À la campagne, il n’y a pas tant de secrets sur ce chapitre-là ; mais, dans les pays froids où l’on vit sobrement et où l’on travaille beaucoup, on est enfant très longtemps et j’étais aussi jeune que mon âge. Peut-être aussi l’idée que j’avais toujours eue de me dévouer au service et contentement des autres m’avait-elle éloignée de celle de rêvasser à mon propre contentement. Je restai là comme une grande niaise à me demander pourquoi il m’avait dit : « Tu ne peux pas encore comprendre tout ce que je pense » et j’avais comme une envie de rire et comme une envie de pleurer sans savoir pourquoi.

Je ne sais pas pourquoi non plus je pris quelques feuilles du saule et les mis dans la bavette de mon tablier.

À partir de ce jour-là, je sentis du bonheur dans tout et comme une joie d’être au monde. Je n’avais plus de chagrin quand Louisette était mauvaise. Je prenais la chose avec une patience gaie. Quand M. le prieur grondait, j’avais plus d’esprit pour trouver des paroles qui l’apaisaient. Quand il souffrait beaucoup, j’avais toujours bon espoir de le soulager et j’en trouvais mieux le moyen. Quand je voyais Émilien se fatiguer trop au jardinage, j’allais derrière lui et je trouvais la force d’un homme pour mener la brouette et le râteau. À la fin de la saison, nous eûmes des fruits superbes dont on fit l’envoi à M. Costejoux, qui en fut content. Il vint nous en remercier et il paraissait heureux, lui aussi, quand il était un jour au milieu de nous, mangeant avec nous, parlant latin avec le prieur, chiffons avec Louisette, semences et récoltes avec Émilien et les ouvriers. Moi, je prenais plaisir à tout ce que j’entendais, même au latin de M. le prieur, qui ressemblait tant à du français et même à du patois que tout le monde le devinait. J’avais l’œil et la main à tout dans le ménage, qui était reluisant de propreté, et, quand on se mirait dans les assiettes et dans les verres, il me semblait que tout le monde était plus beau. Ma grande récompense était de prendre mes leçons le soir à la veillée. M. le prieur y assistait, aimant donner son avis sur tout, mais il s’endormait vite, et, dans les soirs d’hiver, seuls dans la grande chambre bien chaude du moutier, nous lisions et causions, Émilien et moi, pendant que la bise soufflait au dehors et que le grillon chantait dans l’âtre.

Ces conversations-là nous instruisaient tous deux, car j’étais grande questionneuse et je voulais savoir bien des choses qu’Émilien apprenait peu à peu et qu’il m’enseignait tout naturellement. Je me tourmentais du droit des riches et des pauvres, des rois et des sujets, et de tout ce qui était arrivé depuis le commencement du monde sur la terre et sur la mer. Émilien me racontait des histoires du temps passé. Il y avait dans la bibliothèque un ouvrage en beaucoup de volumes que les moines n’avaient pas voulu lui laisser lire et qui s’appelait l_’Histoire des Hommes. _C’était un ouvrage nouveau dans ce temps-là et qui ne cachait pas la vérité sur les superstitions et les injustices de ce monde. Je ne sais s’il était de grande valeur, mais nous le lûmes tout entier, pendant que M. le prieur ronflait dans son grand fauteuil de cuir ; et, après l’avoir lu, nous nous trouvâmes, sans le savoir, plus instruits que lui et que la plupart des gens de notre temps. Il nous venait, à propos de tout, un tas d’idées, et, si nous eussions su ce qui se passait en politique, nous aurions pu porter sur la révolution des jugements au-dessus de notre âge ; mais nous ne le savions que quand M. Costejoux venait au moutier, et il n’y vint guère pendant l’hiver à cause des mauvais chemins qui nous séparaient du reste du monde. Cette grande solitude nous empêchait de nous tourmenter du temps présent et nous laissait ignorer que, dans beaucoup d’autres endroits, il y avait des troubles et des malheurs, à cause que l’on ne pouvait s’entendre sur la politique et la religion.

J’ai fini d’écrire la première partie, la partie tranquille de mon histoire, et je vais entrer dans les événements qui nous emportèrent, comme tout le monde, dans leurs agitations. À présent, ceux qui m’auront lue savent que mon éducation est assez faite pour que je m’exprime plus facilement et comprenne mieux les choses qui me frappent. Il m’eût été impossible, durant tout le récit que je viens de faire, de ne pas parler un peu à la manière des paysans : ma pensée n’eût pas trouvé d’autres mots que ceux où elle était alors contenue, et, en me laissant aller à en employer d’autres, je me serais prêté des pensées et des sentiments que je n’avais pas. Je me mettrai maintenant un peu plus de niveau avec le langage et les appréciations de la bourgeoisie, car, à partir de 92 je n’étais plus paysanne que par l’habit et le travail.