Lévy (p. 168-178).

XIV


Je racontai toutes mes aventures au prieur et je lui recommandai bien de se tenir coi, de se laisser oublier, de faire le mort, comme disait M. Costejoux. Je le suppliai de laisser ravager les terres plutôt que de se faire des ennemis. Il se moqua de moi, disant qu’il ne craignait personne et ferait son devoir envers son propriétaire, tant qu’il aurait un souffle de vie. Il parlait toujours de prudence aux autres et il en avait pour lui-même quand il fallait s’expliquer sur la politique ; mais, au fond, il était très hardi de caractère et ne se gênait pas pour mettre les pillards dehors comme au temps où il était l’économe de la communauté. Cela faisait partie de ses habitudes, et cela le sauva des méchancetés qu’on eût pu lui faire. Les paysans méprisent ceux qui les craignent et se rendent toujours, du moins en théorie, au respect du droit.

Après bien des projets, je m’arrêtai à celui que j’avais entrevu durant mon voyage. Je demandai à Dumont qui connaissait les pays et les routes, s’il voulait se risquer avec moi, et il me reprocha d’avoir essayé quelque chose sans lui. Il approuva mon plan. Il alla au bourg le plus proche pour acheter un âne et des étoffes avec lesquelles, en travaillant la nuit, je me taillai un habillement de garçon. Je pris du linge, des marchandises de rechange et divers objets pour moi, pour Dumont, et surtout pour Émilien qui devait manquer de tout. Nous, nous manquions d’argent. Le prieur, qui, on s’en souvient, avait quelque chose à lui, nous ouvrit sa bourse, où je puisai moins qu’il ne l’eût voulu. Très avare dans les petites choses, il était très généreux dans les grandes. Pendant que je faisais mes préparatifs, Dumont, guidé par mes indications, s’en alla, sans faire semblant de rien, examiner ce pays de Crevant qui m’était resté dans l’esprit comme le meilleur refuge à notre portée, car ce n’était pas tout que de délivrer le prisonnier : on le chercherait, on le dénoncerait, on le livrerait ; il ne fallait plus compter que sur le désert pour échapper aux recherches, et je ne trouvais rien d’assez sauvage dans nos alentours. D’ailleurs, Pamphile les connaissait trop.

Dumont revint me dire que l’endroit indiqué était, en effet, le meilleur possible et qu’il s’y était assuré un gîte pour Émilien en louant à bas prix une masure isolée dans un pays perdu. Ce n’était pas bien loin de chez nous, dix à douze heures de marche. Il ne fallait pas songer, disait-il en soupirant, à y manger du pain et à y boire du vin ; mais on pouvait, avec quelque industrie, s’y soustraire à la famine. Huit jours après mon retour, je repartis de nuit, habillée en garçon, les cheveux coupés et un bon bâton en main. Dumont avait depuis longtemps laissé pousser sa barbe et ses cheveux. Rien ne sentait en lui l’ancien domestique de bonne maison. Il était très avisé, très prudent, très brave, et, depuis plusieurs mois, il s’était corrigé de boire. Devant nous, notre âne, portant notre ballot enveloppé de paille, marchait d’un bon pas. Il n’était pas assez chargé pour ne pas porter l’un de nous en cas de grande fatigue ou d’accident.

Nous fîmes halte à Châtelus, et, après une journée de dix lieues, nous passâmes la nuit à La Châtre, petite ville de trois mille âmes, où, grâce à Dieu, la Terreur faisait plus de bruit que de besogne. Quelques démocrates criaient bien haut ; mais les habitants, se craignant les uns les autres, ne se persécutaient point.

Je fis remarquer à Dumont qu’ils étaient hospitaliers et paraissaient plus doux que les gens des autres endroits. Il m’avait montré en chemin les hauteurs du pays où nous devions nous réfugier, et il me semblait qu’en effet le Berry était plus loin de la révolution que Limoges et Argenton, qui étaient sur la route de Paris.

En fait de ce que nous appelons route aujourd’hui, il n’y en avait point du tout de La Châtre à Châteauroux. On suivait l’Indre par de jolis chemins ombragés qui, en hiver, devaient être impraticables ; et_ _puis, on s’engageait dans une grande lande où les_ _voies se croisaient au hasard ; nous faillîmes nous y perdre. Enfin, nous arrivâmes à Châteauroux, dans un pays tout plat, bien triste, où nous devions retrouver, avec la route de Paris, plus de méfiance et d’agitation.

Dumont était un peu connu partout, mais il était connu pour un bon patriote. Il avait, d’ailleurs, son certificat de civisme dans la poche. Quant à moi, à deux lieues du moutier, j’étais aussi inconnue que si je fusse arrivée d’Amérique. Je passai pour son neveu. Il m’appelait Lucas.

Il s’occupa tout de suite de louer une chambre, et, feignant de les trouver toutes trop chères, il arrêta son logement à deux pas de la prison. C’était un réduit bien misérable, mais nous fûmes contents de le trouver où nous voulions. Il n’y avait qu’une chambre, mais, au-dessus, on nous loua un petit grenier dont nous disions avoir besoin pour notre commerce de paillassons et de paniers, et ce fut là que je m’installai, sûre de n’être troublée et observée par personne.

Dès le lendemain, Dumont, qui approuvait mon désir de ne pas trop faire voir ma figure, alla acheter ce qu’il nous fallait et nous nous mîmes à l’ouvrage. Il était fils d’un vannier et n’avait pas oublié l’état, qu’il connaissait fort bien. Je l’appris vite et nous eûmes bientôt fabriqué de_ _quoi vendre, car il nous fallait un_ _état pour expliquer notre séjour dans la ville. Dumont n’y rencontra que peu de gens de connaissance, qui, l’ayant vu bien payé et bien vêtu au service du marquis de Franqueville, s’étonnaient un peu de le voir réduit à faire des paniers ; mais ces gens le savaient enclin à l’ivresse et supposaient aisément qu’il avait mangé toutes ses économies. Il ne se gênait pas pour dire devant eux tout le mal qu’il pensait de ses anciens maîtres : personne ne se douta qu’il pût s’intéresser à un des membres de la famille, et, quant à moi, Lucas, je fus censé ne les avoir jamais connus.

Notre prudence à cet égard n’était pas aussi nécessaire que_ _nous l’avions jugé d’abord. Les gens que nous étions à même de voir ignoraient les noms des prisonniers amenés, depuis quelques jours, de s autres localités, et ils n’y prenaient guère d’intérêt. Châteauroux était une petite ville plutôt bourgeoise et modérée que révolutionnaire ou royaliste. Les vignerons, qui formaient la majorité des faubourgs, étaient républicains, mais point démagogues et généralement très humains. La terreur ne sévissait donc guère dans ce pays tranquille et M. Costejoux l’avait très bien choisi pour qu’Émilien n’y fût pas victime des fureurs populaires.

Voyant cela, nous crûmes sage d’y attendre la paix, sans nous douter, simples que nous étions, que cette paix n’arriverait que par l’écrasement de la France, en 1815. Il valait mieux, selon nous, compter sur nos prochaines victoires, sur un retour à la confiance et à la justice, que de compromettre la vie de notre cher prisonnier par une tentative imprudente. Mais je désirais ardemment qu’il sût, pour adoucir sa tristesse, que nous étions là et que nous ne pensions pas à autre chose au monde qu’à sa délivrance en cas de danger.

Je trouvai bientôt le moyen de le lui faire connaître. La prison, aujourd’hui détruite, n’était autre chose qu’une ancienne porte fortifiée appelée la _porte aux Guédons. _Elle se composait de deux grosses tours reliées par une sorte de donjon, avec une arcade dont on ne baissait plus la herse, vu que la rue déjà bâtie continuait au-delà. Au rez-de-chaussée des tours vivaient les geôliers et les employés de la prison, au-dessus les prisonniers dans de grandes chambres rondes à petites fenêtres. Une des plates-formes leur servait de promenoir, et notre masure touchait justement cette tour-là, qui n’était pas bien haute et dont le rebord était ruiné en plusieurs endroits. Du grenier où je logeais, je n’avais pas la vue de_ _cette plate-forme ; mais du galetas voisin, où le geôlier — car la masure était à lui — mettait ses provisions de légumes et de fruits, on se trouvait assez près de la plate-forme, à portée du regard et de la voix. Je m’y glissai en enlevant les vis de la serrure. Je m’assurai du fait, puis je remis les choses en bon état et j’avertis Dumont afin qu’il m’obtînt la permission de travailler dans ce grenier, le mien étant trop petit et trop sombre. La permission fut vite accordée, Dumont était déjà au mieux avec le geôlier-propriétaire ; ils buvaient le vin blanc ensemble le matin et Dumont payait presque toujours. Il fit valoir la sobriété et l’honnêteté de Lucas, garçon raisonnable et soumis, incapable de dérober une pomme et de toucher à une gousse de pois. La chose fut convenue, vingt sous de surplus dans le loyer du mois levèrent toute difficulté. On me donna la clef du grenier, j’y transportai mes brins d’osier et mes outils ; on me confia même le soin des provisions, et je fis la guerre aux souris avec un succès qui me valut beaucoup d’éloges.

Enfin ! il y avait quinze jours que nous étions installés, et je n’étais pas encore bien certaine qu’Émilien fut dans cette prison ou dans une des autres, la grosse porte du château ou le donjon du Parc. Nous n’avions pas osé questionner beaucoup. Dès que je pus entrer dans le grenier à toute heure, je fus vite au courant des habitudes de la prison, et je pus voir les prisonniers prendre l’air sur la plate-forme matin et soir. Ils étaient une douzaine environ et n’avaient la permission de monter sur la tour que deux par deux. Émilien y vint avec le vieux monsieur que j’avais vu avec lui à l’auberge d’Argenton. Ils paraissaient aussi tranquilles qu’alors et causaient en marchant en rond. La balustrade rompue me permettait de les bien voir quand ils passaient de mon côté. Même Émilien s’arrêta pour me regarder, car je m’avançai à la lucarne de mon grenier, tenant un panier à moitié fait, et feignant de regarder voler les hirondelles. J’étais assez près pour qu’il pût me reconnaître ; mais mon déguisement, mon occupation et mes cheveux courts le déroutaient trop, il ne se douta de rien.

J’aurais voulu qu’il fût seul ; mais devais-je me méfier de son compagnon de captivité, et, d’ailleurs, ne devais-je pas compter qu’Émilien aurait la prudence nécessaire ? Je me mis à chanter, tout en tordant mes brindilles, une chanson de notre pays qu’il aimait beaucoup et qu’il m’avait fait chanter souvent. Je le vis tressaillir, s’approcher de la brèche et me regarder avec attention. Je lui fis rapidement un signe de tête comme pour lui dire : « C’est bien moi » Il mit ses deux mains sur sa bouche et les y tint comme pour y mettre un long baiser qu’il m’envoya ensuite rapidement et en s’éloignant tout de suite après, pour m’empêcher de le lui rendre. Il avait peur pour moi.

Dumont fut heureux d’apprendre qu’il était averti ; mais il m’apprit, lui, une mauvaise nouvelle. Le représentant envoyé en mission, qui était un homme bon et juste (je crois me rappeler qu’il s’appelait Michaud), venait d’être remplacé par le représentant Lejeune, qui s’annonçait comme un homme terrible, et l’esprit de la population était déjà tout changé : on allait juger les prisonniers !

Je ne dirai pas mes angoisses, j’irai vite au fait. Deux jeunes nobles, les frères Chéry de Bigut, étaient les plus compromis. Ils avaient été dénoncés comme s’étant opposés au départ des recrues. On voulait les envoyer à Paris pour y être jugés. Le citoyen Lejeune entra dans une grande colère.

— Vous ne savez donc pas la nouvelle loi ? dit-il ; les accusés doivent être jugés et exécutés dans le pays où ils ont commis _leurs crimes._

Et il ordonna le procès, qui ne fut ni long, ni compliqué. En peu de jours, ces deux malheureux, bien qu’ils n’eussent excité aucune sédition, furent condamnés sur la déposition de deux témoins, et exécutés à l’endroit nommé Sainte-Catherine, presque sous nos yeux, près la porte aux Guédons. Durant cette odieuse affaire, je ne pouvais plus ni manger ni dormir. J’avais espéré que, faute de gendarmes et de bourreau, car il n’y en avait plus dans la ville, on retarderait l’exécution. Mais on envoya un cavalier de _bonne volonté _à Issoudun pour requérir le _prévôt, _et la guillotine fut dressée à deux pas de notre maison. Je me sauvai dans mon grenier, d’où l’on ne voyait pas dans la rue ; mais, tout aussitôt, je vis arriver sur la plate-forme des deux tours une quantité de prisonniers. C’était ceux de la porte aux Guédons et tous ceux des autres prisons de la ville, qu’on amenait là pour assister à l’exécution. Il y en avait bien plus que je ne l’avais imaginé. C’était presque tous des religieux et des religieuses, les hommes sur une tour, les femmes sur l’autre. Comme ils étaient accompagnés de gardiens, je ne me montrai pas ; mais, de derrière le volet de ma lucarne, je cherchais Émilien. Il vint résolument se planter à la brèche, croisa ses bras et regarda les apprêts du supplice sans broncher. Il ne fit qu’un léger mouvement quand les têtes tombèrent, et j’entendis dans la foule qui se pressait autour de l’échafaud, au milieu d’un effrayant silence, les cris perçants de plusieurs femmes qui étaient prises d’attaques de nerfs. On fit aussitôt rentrer les prisonniers. Je tremblais si fort que mes dents claquaient. Je ne voulus pas sortir de la journée ni le lendemain, tant je craignais de voir la guillotine et le sang sur les pavés.

Cette peur me rendit si faible et si malade, que je me la reprochai et résolus de la surmonter. Est-ce que je n’étais pas destinée à mourir comme cela, moi qui voulais sauver une des victimes ? Si j’échouais, c’était l’échafaud pour nous deux. Eh bien, il fallait jouer le tout pour le tout, et se sentir comme Émilien préparé à tout.

Je le revis le lendemain, et il put me faire un signe pour me montrer un pigeon qui volait de la tour sur le toit de ma maison. C’était un des pigeons du geôlier, et ces oiseaux allaient souvent sur la tour manger les restes de pain que les prisonniers s’amusaient à leur donner. J’avais bien souvent songé à leur confier un billet, je n’avais pas osé. Je devinai ce qu’avait fait Émilien. Je courus m’emparer de ce bon pigeon blanc et jaune qui rentrait dans son nid, et je lus sur un morceau de linge ceci écrit au crayon :

« Au nom du ciel allez-vous-en ! je n’ai besoin de rien ; je suis résigné. Votre danger trouble seul mon repos. »

— Puisque nous lui faisons de la peine, dis-je à Dumont, ne nous montrons plus à lui, il nous croira partis ; mais agissons. Il n’y a plus à hésiter. On va faire mourir tous les prisonniers !

— Ce n’est pas sûr, répondit-il. On en a mis quelques-uns en liberté. Ne nous désolons pas, mais préparons tout. Sache, mon petit Lucas, que j’ai suivi ton conseil et que j’ai très bien réussi. J’ai si bien joué la comédie, que le père Mouton (c’était le geôlier) m’a pris en amitié et je commence demain mon service dans la prison.

— Comment cela est-il possible ?

— Tu ne sais pas que le père Mouton n’est guère plus geôlier que toi et moi. Il est nouveau dans sa fonction, parce que, toutes les prisons étant pleines à la fois, il a fallu choisir de nouveaux employés. Il y a des hommes de garde qui ne sont ni militaires ni fonctionnaires. Ce sont des gens de la ville qui ont leurs fils volontaires et que l’on récompense en leur donnant la garde des prisons, à raison de deux francs par jour, à la charge de ceux des prisonniers qui ont du bien dans le pays. Tu vois que c’est recherché ; mais, comme ils sont tous ouvriers, ils n’entendent rien à leur emploi et ils sont très paresseux pour le remplir. Le père Mouton est tout seul chargé, avec sa femme, du balayage, de la cuisine, de l’entretien des prisonniers. Il aimerait mieux passer son temps à trinquer avec les gardiens, il se plaint de la fatigue. J’ai offert de me charger du gros ouvrage, et, comme il ne fallait pas avoir l’air de faire cela pour mon plaisir, j’ai débattu mon prix. Il me rabattra quelque chose sur notre loyer et nous pénétrerons dans la prison. Je dis nous, parce que je t’ai fait admettre aussi, comme un innocent qui m’aidera au besoin sans prendre aucun intérêt aux prisonniers. Seulement, on demande ton certificat de civisme et il est fait au nom de Nanette Surgeon. Est-ce que tu ne pourrais pas t’en fabriquer un au nom de Lucas Dumont ?

— J’y ai pensé, répondis-je, il est fait, le voilà.

J’avais passé plusieurs soirées à imiter l’écriture de M. Costejoux avec assez d’adresse pour qu’il fût impossible de s’en apercevoir. Ces certificats étaient la plupart du temps écrits sur papier libre ; le mien était bon, le père Mouton le prit, le regarda à l’envers et me le rendit, il ne savait pas lire. Cela me donna l’idée d’en fabriquer un autre à tout événement pour Émilien, et, pour ne pas compromettre M. Costejoux, je le signai Pamphile. Cette idée me vint en retrouvant un bout d’écriture de cet ancien moine, sur un papier que j’avais ramassé au moutier et dans lequel j’avais enveloppé quelques objets. Sa signature s’y trouvait. Je la copiai fidèlement et sans scrupule.