Némoville/Une grande découverte

Beauregard (p. 23-30).

CHAPITRE IV.


UNE GRANDE DÉCOUVERTE


Roger et Paul s’attardèrent à leur déjeuner, le lendemain matin ; ils se concertaient, essayaient d’ébaucher des plans d’évasion, dont ils sentaient l’inutilité. Ils avaient la conviction que les naufragés du « Queen of the Waves » étaient voués à une mort certaine, sur ce rocher désert. Hélas ! la vie ne les avait pas traités en enfants gâtés, jusqu’à ce jour, mais ils l’aimaient quand même, cette marâtre, et ils se promirent, avec toute l’énergie de leur vingt ans, de trouver un moyen de s’arracher au sort horrible qui les guettait.

Avant de retourner au campement, ils voulurent explorer davantage les bords de la mer. Et, malgré les pensées tragiques qui assombrissaient leur esprit, ils subissaient le charme attirant de cette nature grandiose et terrible. Cette limpidité de l’eau était si extraordinaire qu’ils croyaient être le jouet d’une illusion. Tout à coup, Roger posa la main sur le bras de Paul :

— « Vois, donc, dit-il, quel monstre !… »

Et du doigt, il désignait une forme monstrueuse, en effet, qui restait immobile, à dix pieds à peu près, dans la mer.

— « Ce n’est ni une baleine, ni un requin, dit Paul, il n’en existe pas de cette taille. »

Et disant cela, il fit rouler un quartier de roc dans l’eau, à quelques toises à peine du monstre. Mais celui-ci resta immobile.

— « C’est singulier, dit Roger, j’ai envie de plonger et d’aller à la découverte. »

— « Y songes-tu, répliqua Paul, ce serait courir à une mort certaine, le monstre ne ferait de toi qu’une bouchée. »

— « Pourtant, je veux savoir à quoi m’en tenir, reprit Roger, d’un ton déterminé. Je vais m’attacher le câble autour de la taille et plonger tout simplement. L’eau est si limpide que tu pourras suivre tous mes mouvements, et si tu vois que je courre un danger, tu haleras le câble, et tout sera dit. »

Malgré les remontrances de Paul, Roger fit ce qu’il avait dit, et bientôt il se laissa glisser dans la mer. Il n’y resta pas longtemps. D’un coup de talon sur le monstre, il revint à la surface.

— « Hale le câble, cria-t-il, hale, hale ! »

Puis, lorsqu’il fut revenu auprès de son ami, il continua d’une voix qui tremblait d’émotion :

— « Mon ami, ce n’est pas en vain que j’ai risqué ma vie, je viens de faire une grande découverte, ce monstre que tu vois là, immobile, c’est… tu ne devineras jamais ce que c’est !… »

— « Je n’ai pas l’esprit à chercher des énigmes, en ce moment, répondit Paul gravement ; tu feras mieux de me dire tout de suite ce qu’est cette chose bizarre, à laquelle tu sembles attacher une si grande importance. »

— « Eh bien ! c’est le « Nautilus, » le « Nautilus ».

— « Le Nautilus ! » reprit Paul aussi excité que son ami, maintenant ; ce bateau sous-marin, dont les aventures extraordinaires ont tant amusé et intrigué notre imagination d’enfant. Es-tu bien sûr de ce que tu avances, Roger ? »

— « Je te dis que c’est le « Nautilus », j’ai vu son nom écrit à l’arrière ainsi que sa devise « Mobilis in mobile. » Maintenant, je me rappelle le récit fait par un certain Cyrus Smith, dans lequel il est question de la mort du capitaine Nemo, et de l’engloutissement de son sous-marin, sur les côtes d’une île inconnue du Pacifique, il y a une couple d’années. »

— « Oui, oui, je me souviens aussi, s’écria Paul, mais alors le « Nautilus » est une tombe, puisqu’il porte dans ses flancs la dépouille de son propriétaire, le capitaine Nemo. Et, puis à quoi peut nous servir cette découverte ? Si nous sommes destinés à périr sur ce rocher désert, nous ne pourrons même pas la faire connaître au monde. »

— « Je ne suis pas si facilement résigné à périr ici, et justement notre découverte nous aidera à fuir cette île dangereuse ; nous allons renflouer le « Nautilus » et nous en servir ensuite pour naviguer. À quoi te sert-il donc d’être mécanicien, s’il faut que je te prête des idées comme celles-ci, qui sont absolument de ton domaine, il me semble. »

— « Les idées extravagantes ne sont jamais de mon domaine, répondit Paul en souriant, mais dans la situation où nous nous trouvons, l’entreprise vaut d’être tentée, et je suis certain que tous les naufragés du « Queen of the Waves » penseront de même ; tu peux donc compter sur toutes les bonnes volontés pour mener à bonne fin ton hardi projet. »

— « Allons faire part de notre découverte aux autres, qui nous attendent là-bas. »

Ils partirent d’un pas plus léger ; maintenant que l’espoir leur était revenu, ils se sentaient encore prêts à faire des projets d’avenir. Roger, qui avait une imagination romanesque, et paraissait parfois bien extravagante à son placide ami, lui dit tout à coup :

— « Tu ne saurais croire comme cette découverte me bouleverse et m’émeut !… lorsque je lisais l’histoire du « Nautilus », je rêvais d’habiter une ville sous-marine, avec un petit peuple de mon choix ; la terre avec toutes ses misères me semblait un domaine trop mesquin. Une ville sous-marine, reprit Roger en s’exaltant, ce serait l’idéal. »

— « Tu perds la tête, je crois, lui dit son compagnon, qui ne partageait pas son enthousiasme pour le domaine des poissons, mais si tu pouvais promettre aux futurs habitants de ta ville, de les débarrasser de beaucoup d’ennuis qu’on trouve sur cette terre, je crois que la moitié de l’univers te suivrait avec enthousiasme. »

— « Je ne badine pas, reprit Roger, mon rêve est extravagant, je le sais bien, mais il n’est pas irréalisable, et nous verrons bien. Il ne serait pas si difficile de construire d’autres sous-marins, que nous pourrions relier entre eux par des couloirs-tubes, détachables à loisir ; quand l’un des sous-marins voudrait remonter à la surface, il n’aurait qu’à se détacher des autres ; si la ville entière avait quelquefois, la fantaisie d’aller faire une expédition chez les terriens, on n’aurait encore qu’à détacher les tubes, et chaque habitant de la ville voyagerait ainsi avec toute sa maison. »

— « Ma foi, ça ne serait pas banal, dit Paul », à moitié conquis au projet de son ami.

En ce moment, Turko se mit à gambader et à lécher la main de son maître, ce qu’il faisait toujours quand il était content : « Vois, reprit Roger, Turko approuve mon projet, ce doit être de bon augure. »

— « Songerais-tu, vraiment à faire part de cette extravagance aux naufragés du « Queen of the Waves » ? demanda Paul d’un air sérieux. On pensera certainement que tu as perdu la raison. »

— « On pensera ce que l’on voudra, répliqua Roger, mais moi je tiens à la réalisation de mon rêve et je ne la laisserai pas s’échapper. J’irai seul habiter sous l’eau, si personne ne veut me suivre, mais j’irai. »

— « Non, tu n’irais pas seul, car moi, cela est entendu, je te suivrai ; au fond, tu sais, je ne serais pas fâché de faire cette niche à la terre, qui m’a tout refusé, jusqu’à présent, ce que mon ambition avait rêvé : gloire, richesse, amour. »

— « Nous passerons sur cette île le temps nécessaire à la construction des sous-marins, continua Roger, comme s’il n’avait pas été interrompu par les plaisanteries de son ami, puis nous quitterons cette région volcanique, où il ne fait pas bon de s’éterniser. »

Les deux amis continuèrent leur chemin en silence.

Leur retour fut salué avec des démonstrations de joie par les autres naufragés, qui écoutèrent avec beaucoup d’intérêt le récit de la découverte merveilleuse. Tous connaissaient l’histoire du « Nautilus » et du capitaine Nemo, et au grand étonnement de Paul, lorsque Roger, sans beaucoup de préambules, proposa son plan de ville sous-marine, il ne rencontra pas l’opposition qu’il avait redoutée.

Quelques-uns à peine firent de faibles objections, mais d’autres, parmi ceux qui avaient beaucoup souffert de la méchanceté des hommes sur la terre, témoignèrent un véritable enthousiasme pour l’idée originale du jeune ingénieur. Un homme un peu âgé et d’aspect taciturne du nom de Richard, offrit même d’avancer les fonds nécessaires à la réalisation de ce projet extraordinaire. On décida de renflouer immédiatement le « Nautilus », et dès le lendemain on se mit à l’œuvre.