Némoville/Une terre étrange

Beauregard (p. 17-22).

CHAPITRE III.


UNE TERRE ÉTRANGE


Sur quel point du globe était-on ?… Les instruments manquant, on ne pouvait faire le point. La seule chose certaine, c’était qu’on était sur une terre du Pacifique ; il fallait se contenter de ce renseignement, pour le moment.

Cette terre, sur les côtes de laquelle le « Queen of the Waves » avait fait naufrage, était étrange : ce n’était partout qu’arbres renversés, excavations profondes ; en certains endroits, on eût dit que le granit, qui formait la base du sol, avait été ouvert, séparé en deux par quelque cataclysme. Évidemment, un tremblement de terre s’était produit là, à une époque peu éloignée : les plus entendus parmi les naufragés fixèrent cette date à deux ou trois ans au plus.

On ne voyait pas un être vivant, ni homme ni bête. Ce sol avait-il déjà été habité ?… Rien ne pouvait le faire supposer. Et pour le moment, les naufragés durent céder à une préoccupation plus impérieuse : celle de se réconforter par un peu de nourriture et de se reposer, car tous étaient, on le devine, exténués de fatigue. Sans même prendre la peine d’allumer un feu, chacun improvisa son repas de quelques conserves froides, puis se roula dans sa couverture, et s’endormit, confiant la garde du campement au chien « Turko », qui appartenait à un jeune ingénieur du nom de Roger de Ville.

Le lendemain, l’orage s’était calmé ; il faisait un soleil radieux, dont les chauds rayons mirent un peu d’espoir au cœur des naufragés. Lorsqu’on eut déjeuné, et, cette fois, on se paya le luxe de café brûlant, il fut décidé qu’on irait en excursion de découverte. Il était important de savoir quelle était la nature de la terre sur laquelle on se trouvait ; était-ce une île ou bien le continent ? Tous les naufragés essayaient de se convaincre que cette dernière hypothèse était la bonne, car si l’on était sur le continent, il serait assez facile de regagner les régions habitées ; si, au contraire, on était sur une île inconnue… On ne voulait même pas s’arrêter à cette supposition, elle était trop épouvantable.

Mais dans tous les cas, les pauvres naufragés se confiaient en la Providence, qui ne pouvait pas les abandonner, et leur viendrait certainement en aide.

Deux jeunes gens, Roger de Ville et Paul Lamontagne, offrirent d’aller à la découverte. Ils voulaient atteindre le sommet d’une montagne, haute de sept ou huit cents pieds, qui se dressait majestueuse, à peu de distance. Du haut de cette montagne, on verrait la terre s’étendre à perte de vue, ou bien on apercevrait la mer l’entourant, hélas ! d’un cercle presque infranchissable pour les naufragés.

Roger et Paul partirent donc, vers les neuf heures, de l’avant-midi. Ils emportaient des provisions, deux couvertures de voyage, deux carabines, un câble solide et une lunette marine puissante. Il fut décidé qu’on laisserait Turko en campement ; mais lorsque le chien vit partir son maître, il fut impossible de le retenir. Au fond, Roger, n’était pas fâché de l’emmener, il n’aimait pas à être séparé longtemps du fidèle animal.

Les souhaits de bon voyage ne manquèrent pas aux excursionnistes, et on les suivit des yeux, aussi longtemps qu’on put les apercevoir.

Ce n’est pas mon intention de vous donner de longs et minutieux détails de cette excursion et de toutes les difficultés que les voyageurs rencontrèrent en route ; essayez, si vous le pouvez, de vous faire une idée de ce que peut être une promenade de ce genre, dans un pays inconnu, coupé de ravins et rendu presque impraticable par mille difficultés naturelles. Ce ne fut que vers le soir, que Roger et Paul atteignirent le haut de la montagne.

Ils n’auraient pu choisir un meilleur observatoire et tous deux, à tour de rôle, promenèrent la lunette marine sur l’horizon. Puis, ils se regardèrent, et dirent presque simultanément, avec une note de découragement dans la voix :

— « C’est une île. »

Et Roger ajouta : « Une île volcanique. »

— « Que Dieu nous garde ! » répondit Paul.

Les deux amis redescendirent dans la vallée et continuèrent leur route, cherchant un endroit favorable pour passer la nuit. Ils restaient silencieux, maintenant, n’osant se communiquer les sombres pensées qui les assaillaient. Quelle horrible nouvelle ils auraient à rapporter à leurs compagnons, le lendemain !… Et tous deux songeaient : comment sortir d’ici ?… Construire un radeau, peut-être, mais comment le diriger ?… on ne savait pas en quelle partie de l’Océan on se trouvait, le « Queen of the Waves » s’étant échoué, après avoir battu la mer comme une épave.

Bientôt, Roger et Paul s’arrêtèrent, ils avaient atteint le bord de la mer, et c’est là qu’ils voulaient passer la nuit. L’endroit était idéal dans sa sauvage beauté, avec ses caps plongeant à pic dans les flots, ses grottes profondes et ses immenses blocs de granit superposés, et qui semblaient n’attendre qu’une poussée de quelque géant pour s’effondrer dans l’eau bouillonnante. Mais nul vestige de végétation ne s’y voyait, et par des signes, qui ne pouvaient tromper les yeux experts de Roger, les deux jeunes gens comprirent que cet endroit avait été récemment visité par un tremblement de terre. Constatation peu réjouissante on en conviendra, dans de telles circonstances.

L’Océan offrait, cependant une particularité, qui ne manqua pas d’intéresser les deux amis malgré les angoisses de l’heure présente ; l’eau était si limpide que le regard pouvait plonger à une grande profondeur : quand les vagues se retiraient, on voyait même le fond de la mer, on apercevait les poissons qui nageaient entre deux eaux. Mais les jeunes gens étaient si fatigués qu’ils ne s’attardèrent pas à de vains commentaires, ils s’enveloppèrent de leur couverture et s’endormirent profondément.