Némoville/Morte morieris

Beauregard (p. 31-36).

CHAPITRE V.


MORTE MORIERIS.


Nous avons laissé l’abbé Bernard au chevet d’un mourant. Tout d’abord, le prêtre s’était cru seul avec le moribond ; mais bientôt, il aperçut un jeune homme assis auprès du lit. Celui-ci se leva et salua le prêtre :

— « Monsieur l’abbé Bernard, sans doute », demanda-t-il. Et, sur un signe affirmatif, il continua : « Je suis le docteur Desmarais, et cet homme est mon patient. Hélas ! je n’ai pu lui sauver la vie. Il va mourir. »

— « Il n’appartient qu’à Dieu de donner la vie ou de la reprendre », répondit le prêtre. Puis, il s’approcha du lit.

Le malade semblait dormir. L’abbé posa sa main sur le front du moribond, et celui-ci ouvrit les yeux. Il parut à la fois surpris et soulagé de voir le prêtre. Celui-ci fit signe au médecin de quitter la chambre, puis il s’assit auprès du malade, lui disant doucement des paroles d’encouragement et de consolation.

— « J’ai beaucoup de choses à dire murmura le moribond, et les instants sont si courts !… »

— « Parlez, dit le prêtre, ensuite je vous donnerai l’absolution de vos fautes et je vous administrerai les derniers sacrements de l’église. »

— « Mon père, reprit le malade, je n’ai eu qu’un amour dans ma vie, ma fille, ma Marcelle… Pour elle, pour la voir riche et heureuse, j’étais prêt à aller jusqu’au crime… »

Une quinte de toux interrompit la confession. Le malade devint d’une telle pâleur que le prêtre crut qu’il allait rendre le dernier soupir ; mais bientôt, il reprit d’une voix qui allait toujours en s’affaiblissant.

— « Un soir — il y a quatorze ans de cela — un de mes amis, Jean Demers, arriva chez moi. Il venait de perdre sa femme qu’il adorait, et lui-même, se croyant atteint d’un mal qui ne pardonne pas, partait dans quelques heures, pour aller vivre le peu de temps qu’il lui restait à passer sur la terre au pays où il était né, et où il n’avait plus aucun parent. Avant de s’en aller mourir là-bas, il avait voulu me confier sa fille, qui avait l’âge de la mienne, six ans. Il me fit promettre de l’élever selon sa fortune, qui était considérable, et me remit un portefeuille bien rempli. Je promis tout ce qu’il voulut, puis, lorsqu’il se fut éloigné après avoir pressé sa fille dans ses bras, je comptai les valeurs, sans m’occuper de l’enfant qui pleurait en appelant son père… Il faut que je me hâte, soupira le moribond, car je sens que je m’en vais vite… Je constatai donc que le portefeuille contenait pour près d’un demi-million. Et moi qui venais de perdre toute ma petite fortune dans des spéculations malheureuses… la tentation était trop forte… je succombai. Personne n’avait vu entrer cette enfant chez moi, je décidai de la faire disparaître, avant que personne ne soupçonnât son existence dans ma maison… Et sa fortune serait à ma fille…

Je dis donc à la petite que j’allais la ramener à son père et je m’acheminai vers les quais, où elle me suivit sans résistance. Un bateau était en partance. Je remis l’enfant au capitaine de ce bateau — homme au regard fuyant — et je lui remis en même temps la somme de cinq cents dollars. Le soir même le bateau partit, et l’enfant de mon ami appartenait désormais au capitaine Laurent.

Tout me réussit, pendant plusieurs années, mais il y a deux ans, je reçus une lettre de mon ancien ami, Jean Demers !… Il était guéri et m’annonçait son retour… Affolé par la nouvelle, je décidai de fuir la juste colère de celui que j’avais trahi, et je pris passage à bord du « Queen of the Waves », qui fit naufrage sur les côtes d’une île inconnue. Ensuite, je décidai de me cacher avec ma fille dans cette ville, où personne ne pouvait avoir l’idée de venir me chercher, sous le faux nom que j’avais pris. Je portais désormais le nom de Richard. »

— « Mon frère, demanda le prêtre, est-ce sous le secret de la confession que vous me dites ces choses, ou bien désirez-vous que je répare le mal que vous avez fait, s’il est possible. »

— « Oh ! réparez, réparez le mal ! » râla le mourant.

— « Alors dites-moi ce qu’est devenue cette enfant. »

— « Hélas ! je l’ignore, je ne sais pas… », souffla presque le malade.

— « Dites-moi son nom », dit le prêtre en se penchant à l’oreille du malade, qui semblait épuisé.

— « Le nom… le nom… c’est… »

Il ne put achever, la mort avait clos ses lèvres à jamais.

Hâtivement, le prêtre prononça les paroles qui pardonnent, puis il ferma les yeux du trépassé et appela le docteur Desmarais. La promptitude avec laquelle il répondit à l’appel de l’abbé fit supposer à celui-ci qu’il ne s’était pas très éloigné, mais le bon prêtre était trop foncièrement honnête pour soupçonner que quelqu’un pût prêter l’oreille aux confidences d’un mourant.

Cependant, le docteur Desmarais était un de ces hommes qui tiennent les yeux toujours baissés, et les gens qui ne savent pas regarder en face ont généralement quelque chose à cacher.

Bientôt un pas léger se fit entendre dans le corridor, la porte de la chambre mortuaire s’ouvrit et une jeune fille d’une vingtaine d’années parut. C’était Marcelle. Elle se précipita sur la dépouille de son père et se mit à gémir comme une enfant : « Mon père, mon père, mon bon père !… » Se tournant brusquement vers le prêtre, elle lui dit suppliante : « Oh ! dites-moi, vous, qu’il n’est pas mort ! »

L’abbé lui répondit par des paroles de consolation, lui parla de la résignation à la volonté de Dieu. Marcelle comprenant enfin que tout espoir était perdu, se livra à une crise de désespoir farouche, qui finit par la terrasser. Elle tomba inanimée sur le parquet.

Le médecin frappa aussitôt à la porte d’une chambre voisine, et une vieille servante parut.

— « Mlle  Marcelle a besoin de vos soins, » dit simplement le médecin, sans plus s’occuper de la jeune fille. Il ajouta : « M. Richard est mort. »

La vieille servante fit un geste désolé, et sans regarder le mort, elle se pencha sur la jeune fille, l’enleva dans ses bras robustes et l’emporta hors de la chambre funèbre.

— « Maintenant, dit le prêtre au médecin, une dernière prière pour celui qui vient de rendre son âme à Dieu, et je retourne chez moi. »

Comme il achevait sa prière la même vieille servante reparut et lui remit un pli cacheté. L’abbé l’ouvrit et lut ce qui suit :

« Le gouverneur de la ville prie l’abbé Bernard de vouloir bien suivre le guide qu’il lui envoie. Le gouverneur a des choses importantes à communiquer et une proposition à faire. »

L’abbé ne put retenir un mouvement de surprise : Que pouvait bien avoir le gouverneur à lui dire de si pressé ? Ce fut en se posant cette question que le prêtre suivit son guide.