Éditions des portiques (p. 167-178).

VI. — LA RÉVOLUTION DANS LES COLONIES FRANÇAISES’’'

SAINT-DOMINGUE À FEU ET À SANG

Le 16 pluviôse an II (4 février 1794), fut une date historique pour les gens de couleur. À la tribune de la Convention, on s’occupait de leur sort : « Président, s’écria Lacroix, député d’Eure-et-Loir, ne souffre pas que la Convention se déshonore par une plus longue discussion. » Et dans un élan enthousiaste, l’abolition de l’esclavage fut votée. Deux députés coloniaux montèrent à la tribune pour manifester leur joie en embrassant le président, et une citoyenne de couleur s’évanouit dans la salle.

Imaginez une amnistie qui libère tout d’un coup des milliers de prisonniers et leur livre, sans défense, leurs geôliers. C’est exactement ce qui se passa à Saint-Domingue, où les blancs n’étaient qu’une trentaine de mille contre quatre cent cinquante-deux mille gens de couleur, déchaînés comme des bêtes féroces. L’île était déjà à feu et à sang, depuis que le quarteron Ogé, qui avait déployé le premier le drapeau de la liberté, avait péri sur la roue en mars 1791. Les mulâtres massacraient les blancs, rompaient vifs au Petit-Goave leurs prisonniers, clouaient à sa porte un policier, sciaient entre deux planches un charpentier, violaient les femmes. En vain, les commissaires du peuple Romme, Mirbeck et Saint-Léger proclamèrent-ils une amnistie générale. Des milliers de nègres marchèrent sur le Cap Français qu’ils réduisirent en cendres en 1793, après une horrible boucherie des habitants.

Sur les ruines fumantes, à sa bande d’incendiaires, le chef nègre Bouckman jetait ces sauvages alexandrins que scandait le son lugubre des tambourins et des lambis :


Bon Dieu qui fait le soleil, et d’en haut nous éclaire,
Qui soulève la mer et fait gronder l’orage,
… Ce Dieu si bon nous ordonne la vengeance,
Il nous conduit le bras, il nous donne assistance ;
Jetez le portrait du Dieu des blancs qui nous fait

venir de l’eau aux yeux ;
Écoutez la liberté qui parle au cœur de nous tous.


Bon Dié qui fait soleil, qui clairé nous en haut,
Qui soulévé la mer, qui fait grondé l’orage,
… Dié qui la si bon ordonnin nous vengeance :
Li va conduit bras nous, li ha nous assistance ;
Jetté portrait Dié blancs qui soif dlo dans gié nous,
Conté la liberté li parlé cœur nous tous.


Sous le gouvernement de Toussaint-Louverture, Saint-Domingue « renaissait de ses cendres ; l’hydre de l’esclavage reçut les premières blessures, et cette impulsion électrique se communiquait d’un bout de l’île à l’autre », selon les expressions imagées d’un noir, nommé Juste Chanlatte, quand l’arrivée du général Hédouville, puis du général Leclerc remit en question le sort de la colonie insurgée. Les massacres des blancs recommencèrent et avec quelle barbarie ! — « Toi puni moué ; moué puni toué astor » (à cette heure).

Le tortionnaire était Dessalines. Il faut lire les Voyages d’un Naturaliste, de Descourtilz, que sa qualité de médecin sauva des griffes du tigre noir et qui assista, épouvanté et impuissant, aux supplices des blancs. Les uns étaient jetés vivants dans des étuves brûlantes. D’autres, défilant au bruit d’une fanfare de fifres et de tambours, entre deux haies de bourreaux, étaient frappés jusqu’à en mourir avec des branches d’acacia aux épines acérées : « Ça a n’ien, ba li toujours », hurlait Dessalines du haut d’un banc où le gnome s’était hissé. Un sexagénaire, à Saint-Marc, était décapité « et le fils ! contraint, malgré l’horreur d’une pareille monstruosité, à recevoir dans sa bouche resserrée la cervelle fumante de l’auteur de ses jours qu’on lui avait fait poignarder » !

Puis ce furent des exécutions en masse. D’une chambrée où s’entassaient quatre-vingt-huit blancs, Descourtilz fut seul épargné. Les autres victimes, liées deux à deux, périrent lardées de coups de baïonnettes ou « de piquants de raquettes sous les aisselles et les cuisses. Des femmes enceintes furent empalées, d’autres eurent les yeux crevés par des épingles, et des enfants furent dévirilisés avec de mauvais ciseaux ».

Quatre cents Espagnols étaient forcés de se battre sous les drapeaux de Toussaint-Louverture. Suspects aux noirs, ils furent désarmés au camp de Plasac et chargés à la baïonnette par les nègres. Quelques-uns, découverts dans une cachette, furent suppliciés de façon abominable : « L’un eut le corps scarifié profondément, afin d’y pouvoir ranger des cartouches qu’on y allumait. On lui mit dans la bouche un énorme marron d’artifice pour lui faire sauter la tête : ce fut la fin du supplice. Un autre eut les membres désossés. Un troisième fut écartelé par des arbres fortement arqués, lesquels en se redressant déchirèrent le patient. Un quatrième… quel génie peut inventer un tel supplice ? eut les paupières arrachées, les oreilles coupées ; saigné aux quatre veines, il fut chassé du camp à coup de fouet. »

Six soldats français ont été faits prisonniers à la Crête-à-Pierrot. Sous les regards terrifiés de Descourtilz, que Dessalines traînait comme médecin à sa suite, l’un des soldats fut « éventré, rôti, mangé ; tous s’abreuvaient au ruissellement de ses artères. Le second fut dévirilisé, rôti. Le troisième eut les membres cassés et fut dépecé comme un animal. Le quatrième et le cinquième eurent le corps déchiré pour y couler des balles fondues. Le sixième eut les yeux crevés et arrachés, les ongles extirpés, le crâne scié, dans lequel les noirs burent, à la ronde, de son sang fumant ». L’anthropophagie ancestrale avait trouvé à s’assouvir… Dès 1786, dans la paroisse de Jérémie, une accoucheuse de race mondongue n’avait-elle pas mangé les nouveau-nés qu’elle mettait au monde !

Et la terreur était accompagnée de ricanements. Biassou et les siens dominaient de leurs refrains joyeux les hurlements des malheureux auxquels ils arrachaient les yeux avec des tire-balles. Jeannot riait à gorge déployée en buvant le sang des jeunes filles blanches qu’il venait de violer et de décapiter. Dessalines, forcé de lever le siège de Santo-Domingo, brûlait et massacrait tout, en chantant l’air de marche qu’il avait improvisé, paroles et musique :


Carabinier n’allé, n’a vini encore.


Écoutez maintenant l’avocat des nègres, Juste Chanlatte. Le général Leclerc, beau-frère de Bonaparte, vient de mourir. Son successeur pense triompher de la rébellion par la terreur. Ce ne sont pas, comme dans les noyades de la Loire, des bateaux à soupape qu’il emploie, mais des navires où les victimes des deux sexes périssent, asphyxiées par des vapeurs de soufre. Dans la ville du Cap, la cour d’un couvent est aménagée en amphithéâtre, tel le cirque des Romains. Un noir est « traîné en pompe » vers le poteau où il est « attaché et, pour ainsi dire, cloué ». Alors paraissent des dogues que des piqueurs tiennent en laisse et qu’ils excitent en leur faisant flairer hors de portée la proie. Quand la rage de ces chiens affamés est à son paroxysme, on les lâche contre l’homme qui devient leur pâture.

« Et les voûtes célestes s’entr’ouvrent au dernier souffle de l’innocence »…

LA TERREUR NOIRE À LA GUADELOUPE

Partout le monde noir est en effervescence, prêt à secouer le joug des blancs. Dans l’île Fernando Po, les Espagnols sont massacrés par les nègres, qui ne laissent plus débarquer aucun Européen. Les Portugais de l’île du Prince, en 1799, ne doivent leur salut qu’à la présence de la division française du capitaine Landolphe. À la Jamaïque, les marrons reprennent les armes.

À la Guadeloupe, les blancs ont fait appel aux Anglais. De France, le conventionnel Victor Hughes arrive avec une poignée d’hommes pour reprendre l’île. Il forme « une milice de citoyens noirs que le sentiment de la liberté appelait à la défense de la patrie ». Pendant deux ans, de juin 1794 à août 1796, règnera la Terreur. Les deux tiers des colons français passeront sous « le rasoir national » ou périront sous les feux de pelotons. Et quand le bourreau sera rassasié de sang, il écrira, désabusé et inquiet : « Qui pourra contenir quatre-vingt dix mille individus forts et robustes, aigris par de longs malheurs ? Qui empêchera les funestes effets de l’abrutissement où l’esclavage les a plongés ? Sera-ce trois mille personnes, dont deux mille détestent autant l’ordre de choses actuel que le gouvernement républicain ? »

L’ORDRE RÈGNE DANS LES AUTRES COLONIES :
EN GUYANE

Non, citoyen Hughes. Il y a quelque chose de plus fort que la terreur. Il y a la charité chrétienne et il y a la fermeté administrative. La révolution ne vient que lorsque l’autorité se dérobe et que l’humanité fait faillite. Peu d’années avant la Révolution, Moreau de Saint-Méry donnait le tableau suivant pour nos autres colonies d’Amérique :


Martinique :
76.000 esclaves
5.000 affranchis
Sainte-Lucie :
20.000 esclaves
1.800 affranchis
Marie-Galante :
10.000 esclaves
100 affranchis
Tabago :
15.000 esclaves
300 affranchis
Saintes, Désirade :
500 esclaves
200 affranchis
Guyane :
10.000 esclaves
500 affranchis

Nous avions heureusement en Guyane un administrateur privé qui trouvait stupide le principe de Robespierre : « Périssent les colonies, plutôt que de faire fléchir un seul instant les principes. » Consulté en 1788 sur la possibilité de détruire l’esclavage, Lescallier avait montré qu’on pouvait concilier la morale avec la politique en alliant sous la zone torride l’industrie au bonheur. L’humanité qu’il avait montrée aux nègres de la colonie, qui ne comptait pas plus de six cents blancs, leur avait rendu tolérable le fardeau de l’esclavage. Bien mieux ! Des nègres marrons, à qui un missionnaire avait été porter, le crucifix en main, des paroles de paix avaient quitté leurs refuges dans les forêts pour regagner les plantations d’où ils avaient fui. Et la révolution n’y entraîna point les horreurs dont Saint-Domingue fut le théâtre.

Dans une autre colonie, il y eut mieux encore. Des nègres vinrent au secours des blancs de la métropole.

LES NÈGRES DE LA MARTINIQUE
SECOURENT LES PRÊTRES ÉMIGRÉS

« Transplanté » à la Martinique durant la terreur, un curé du diocèse de Troyes, l’abbé Niel, devint curé des noirs au fort Saint-Pierre. « Cet homme admirable et que mon cœur regrettera toujours, écrivait en 1802 Mgr de Barral, évêque de Meaux, à l’auteur anglais Dallas, se consacra au service des nègres, obtint leur confiance par son zèle et sa charité, et m’envoya de temps à autre le produit de leurs offrandes volontaires pour le distribuer principalement à ses confrères dispersés en Allemagne, en Suisse, en Pologne et en Angleterre. Il croyait les nègres foncièrement bons et très sensibles à la bonté qu’on leur témoignoit. Il les aimoit comme ses enfans, prenoit soin d’eux, de leurs petits intérêts, instruisoit leurs enfans, visitoit assiduement et consoloit les malades. De longues et fréquentes excursions entreprises pour les voir et les servir, l’ont consumé en peu d’années par la fatigue et les sueurs excessives. De son vivant, on les a entendus dire qu’il étoit sûrement Jésus-Christ, descendu de nouveau sur la terre pour venir à leur secours. »

LA FERMETÉ DE L’ASSEMBLÉE COLONIALE
ÉVITE DES TROUBLES
AUX ÎLES DE FRANCE ET DE BOURBON

À nos possessions de l’Océan Indien, la fermeté de la population blanche, qui était de 16.000 âmes contre 45.000 nègres à l’île de France et de 6.000 contre 33.000 nègres à Bourbon, avait évité une catastrophe. L’assemblée coloniale avait refusé de recevoir les agents du Directoire chargés de l’application du décret du 16 pluviôse an II. Et le Directoire abandonna à ses destinées l’archipel des îles enchantées qui avait servi de cadre à Paul et Virginie. — « Il n’y a dans aucune partie du monde d’habitants plus favorisés et plus parfaitement libres, disait un gouverneur. Point d’impôt, point de dîme, point de titres, point de fiefs, point de droits seigneuriaux. Le dernier habitant est aussi libre que le premier. » Mais que des nègres, eux, s’avisassent de conquérir par la fuite la liberté, une vingtaine de détachements, organisés par l’arrêté du 1er pluviôse an XII (13 janvier 1804), se mettaient à leur poursuite et avec un tel succès, qu’en un an, plus de mille fugitifs furent capturés. Une année de chaînes, cinq années en cas de récidive, la détention perpétuelle enfin frappaient les fugitifs.

L’esclave disparut « par graduation » et sans effusion de sang. Et aujourd’hui à la Réunion, l’ex-île Bourbon, le Cafre est promu à divers emplois de confiance comme celui de garde-champêtre.

UN CANDIDAT NOIR
AU BÂTON DE MARÉCHAL DE FRANCE

L’auteur des Trois Mousquetaires avait pour père un héros près duquel eût pâli d’Artagnan. Et ce héros était un mulâtre issu de l’union d’un riche colon de Saint-Domingue avec une négresse. Alexandre Dumas Davy de La Pailleterie s’était engagé à quatorze ans dans les Dragons de la Reine. Sa bravoure lui valut des commandements en chef répétés, à l’armée des Pyrénées, à l’armée des Alpes, à l’armée de l’Ouest, en 1794. Il a conquis des monts, le Saint-Bernard et le Cenis ; il a assiégé Mantoue. Tel Bayard, il a défendu seul à Brixen le passage d’un pont : et pour présenter le brave des braves au Directoire, Bonaparte va recourir à une des scènes les plus imagées de l’histoire romaine : Alexandre Dumas est l’Horatius Coclès du Tyrol. En guise de sabre d’honneur, il mériterait le bâton de maréchal de France. Mais non, c’est un autre officier d’Égypte, un noir, qui y prétend.

Lisez, dans les Cavaliers de Napoléon de Frédéric Masson, l’histoire d’un ancien tambour de Champagne-infanterie, qui était un nègre de Cuba. Le citoyen Joseph Damingue dit Hercule était un brave. À Bassano, en 1796, il se précipite, lui douzième, sur deux bataillons croates qui forment l’arrière-garde de l’armée autrichienne, et il les force à mettre bas les armes. Et voilà le maréchal des logis promu lieutenant dans le régiment des Guides. Quelques mois plus tard, c’est la bataille d’Arcole. — « Citoyen Hercule, dit Bonaparte, choisis vingt-cinq hommes de ta compagnie, longe l’Adige une demi-lieue et tombe au grand galop sur le dos de l’ennemi en faisant sonner toutes tes trompettes. » La manœuvre réussit complètement. Et au nouveau capitaine, Bonaparte décerne un sabre d’honneur où est gravé sur la lame ce témoignage éclatant : « Pour avoir renversé, à la tête de vingt-cinq guides, une colonne autrichienne à la bataille d’Arcole. » Légionnaire, Hercule accompagne Bonaparte en Égypte, se distingue aux Pyramides, à Saint-Jean d’Acre, à Aboukir ; à Aboukir, il est promu chef d’escadron, pour avoir enlevé une redoute, puis, dans une charge furieuse, les retranchements ennemis. De retour en France, il caracole, dans les chasseurs de la garde, aux côtés d’Eugène de Beauharnais. Mais la déception vient, et justement de ses frères de couleur.

Le premier Consul lui a donné le commandement d’un bataillon de pionniers noirs. Mécontent de ne plus commander des blancs, Hercule prendra sa retraite en l’an XIV. Il n’en sortira qu’à la Restauration pour s’acheminer vers Saint-Domingue, en pantalon écarlate et en habit brodé constellé de décorations, comme aide-de-camp du général de Fontanges : — Aide-de-camp, disait-il amèrement aux officiers du Railleur, alors que j’aurais dû être, sous Napoléon, maréchal de France !

Son bataillon de pionniers noirs n’était pas le seul dont se fût accrue l’armée de la République. Il y en avait un autre, le bataillon de Saint-Domingue, formé de nègres qui traînaient dans les rues de Nantes, où, de jour et de nuit, « ils poussaient l’insolence jusqu’à insulter les citoyens ». D’autres noirs ou mulâtres, en l’an X, avaient été répartis, comme musiciens et tambours, dans divers corps d’armée. Ils n’étaient autres que les élèves de l’Institution coloniale fondée en l’an IV par le citoyen Coisnon pour éduquer les enfants de Toussaint-Louverture, Rigaud et autres chefs noirs de Saint-Domingue.

L’idée d’employer comme soldats les nègres qui venaient, fugitifs ou non, en France, remontait au maréchal de Saxe. Il en avait recrutés comme volontaires. Mais le ministre de la guerre lui en avait montré, dès le 3 novembre 1747, les inconvénients : « L’établissement de votre troupe de nègres a causé beaucoup d’inquiétude aux habitants des îles. Nos colonies auraient infiniment plus à craindre de la supériorité des esclaves, s’ils avaient quelque chef capable de la leur faire connaître et d’en faire usage, que de tous les efforts que les ennemis pourraient faire contre elles. » Paroles prophétiques ! Nous allions en éprouver la justesse à nos dépens.