Éditions des portiques (p. 179-184).

VII. — ÉTATS NÈGRES

EMPIRE, ROYAUME, PUIS RÉPUBLIQUE
D’HAÏTI

Le féroce Dessalines avait proclamé, le 1er janvier 1804, l’indépendance de l’île Saint-Domingue : la mort plutôt que de retomber sous le joug. — « Que deviendra notre pays quand il sera livré à la vanité et à l’ignorance ? » gémissait Beauvais, l’un des chefs des mulâtres. Après le massacre des Français, Dessalines, voulant imiter Bonaparte, se fit couronner empereur. Mais à ses généraux qui voulaient, eux aussi, constituer une aristocratie militaire, il répondit brutalement : « Je suis le seul noble dans Haïti. » Et sans consulter personne, il fit une constitution qui provoqua la guerre civile. À son tour, il connut la justice immanente. Pris par les insurgés, il fut fusillé au Pont-Rouge, à un demi-mille de Port-au-Prince.

Sa mort devint le signal d’une longue guerre civile entre cinq chefs indépendants.

Un jour de l’année 1811, l’un des généraux se proclama roi. L’insurrection avait triomphé. Le général Henri Christophe devenait roi d’Haïti, — c’était le nom indien de Saint-Domingue, — et datait du cap Henri, — l’ancien cap Français, — la constitution du nouveau royaume.

Il se constitua une cour où les duchesses noires avaient droit au tabouret, les comtesses au pliant. Et à l’imitation de Napoléon, il créa des ducs qu’il chamarra de décorations : sa Grandeur Mgr le duc de la Limonade, secrétaire d’État ; sa Grandeur Mgr le duc de la Marmelade, gouverneur du palais ; sa Grandeur Mgr le duc de Dondon, grand veneur ; colonels des chevau-légers du roi, le baron de Prophète Daniel et Louis-Voltaire Mahomet ; capitaine du Royal Dahomey, M. de Jupiter ; intendant des eaux et forêts, M. Télémaque ; directeur des haras, M. Rigolo ; vétérinaire des moutons de choix, M. Marlborough.

Le plus grand éclectisme avait présidé au Gotha Haïtien, où on lisait les noms de Montauciel, Fénelon, Pompée, Hercule, Neptune, Mercure, Métellus, Titus, Apollon, Cupidon, etc.

Deux états dans Haïti vivaient en frères siamois. L’ancienne colonie de San Domingo, peuplée d’Espagnols, d’Arouagues, de Caraïbes et de nègres, finit pourtant, en 1843, par se détacher de l’ex-colonie française pour vivre d’une existence propre. Elle eut des avatars : reprise en mains pendant quelques années par les Espagnols, la République Dominicaine se décida, en 1905, à prendre comme tuteur le gouvernement des États-Unis.

UNE MACÉDOINE D’AFFRANCHIS À SIERRA-LEONE

L’idée d’une république nègre, où seraient évacués les affranchis du nouveau monde, remonte au Suédois Wadstrom, qui avait visité, en 1787, les côtes occidentales de l’Afrique en compagnie de deux naturalistes. Son choix s’était porté sur la côte de Sierra-Leone. Et c’est là, en effet, que des marrons, évacués de la Jamaïque en Nouvelle-Écosse où ils n’avaient pu s’acclimater, furent débarqués en 1792. En 1807, Sierra-Leone devenait une colonie anglaise.

C’était l’assemblage le plus hétéroclite qu’on pût rêver des nègres de l’Afrique Orientale et des noirs de l’Afrique Occidentale, éloquent témoignage des razzias qui avaient alimenté les colonies anglaises d’Amérique. Un missionnaire, le docteur Koelle reconnut parmi eux des indigènes du Nyassaland, du Tanganyika, du Haut-Congo, du Bornou, du Ouadaï, du Chari, comme aussi de la Bénoué, de la Côte-d’Or et de l’Angola.

Les États-Unis emboîtèrent le pas à l’Angleterre.

RÉPUBLIQUE DE LIBÉRIA

En Amérique, s’était fondée une société pour chercher asile aux gens de couleur sortis d’esclavage. En 1821, elle passait traité avec des rois de la côte d’Afrique, qui lui cédèrent, de la rivière de Gallinas à celle de San Pedro, un territoire de 130 milles de long sur 40 de profondeur. Il en coûtait à la société une demi-douzaine de mousquets, une douzaine de fusils, vingt miroirs, des barils de poudre, des pots et des barres de fer, quatre chapeaux, trois paires de souliers, une boîte de pipes, quatre parapluies et quelques vétilles. Moyennant quoi fut fondée la République de Libéria.

Une chapelle de chrétiens baptistes remplaça, pour les hommes de couleur venus des États-Unis, « le buisson du grand diable ». — « Le grand diable » était un patient, condamné à boire deux gallons, — environ huit litres, — d’une liqueur empoisonnée, lorsqu’une calamité s’abattait sur le pays. S’il les rejetait incontinent, il était réputé innocent ; sinon, il devenait une victime expiatoire que les noirs rouaient de coups de couteau et de coups de bâton.

Sous l’impulsion de l’Americain Colonization Society, l’exode des gens de couleur libérés d’esclavage s’accentua vers Libéria. Rien de touchant comme le départ de certains nègres de notre vieille colonie de la Louisiane. Du pont du navire qui les emmenait en Afrique, ils ne cessaient de crier à leurs camarades restés en service : « Fanny, prenez soin de notre maître. — Jacques, ayez soin de notre maître bien-aimé[1]. »

Les débuts de la colonisation furent pénibles. Les jeunes nègres de Pennsylvanie, qui s’établirent en 1835 à Bassa-Cove, forgerons, tailleurs, charpentiers, maçons…, tous unis en société de tempérance, furent décimés par les tribus du voisinage. Mais au même moment, d’autres gens de couleur, venus du Maryland, fondaient au cap Palmas la colonie du Maryland in Liberia, qui étendit son action sur une frontière maritime de 130 milles anglais et reçut des directives d’une société de colonisation fondée à Baltimore.

En 1847, Libéria avait sa constitution, analogue à celle des États-Unis, sénat, chambre des représentants et président élu ; pour capitale, Monrovia, en mémoire de Monroe ; pour drapeau, six bandes rouges et cinq blanches alternées ; et pour sceau, une colombe volant au-dessus d’un navire et une charrue à l’ombre d’un palmier. — « The love of liberty brought us here », lisait-on au-dessous de son écusson.

L’esclavage était prohibé, la liberté des cultes proclamée. Peu de documents d’État surpassèrent en dignité de pensée les messages du président Roberts. De là, pensait-on, de cette oasis de paix, la civilisation, les arts et les sciences rayonneraient jusqu’au centre de l’Afrique. Quelle illusion !

Certes, en 1849, le président Roberts, secondé par trois corvettes française, anglaise et américaine, marquait son intention de réprimer la traite en allant détruire à New-Sesters des barracons d’esclaves et en rendant ainsi des milliers de noirs à la liberté ! Certes, les nations civilisées faisaient au nouvel État confiance, en expédiant à Monrovia une centaine de bâtiments de commerce. Mais le commandant de notre division nationale, Bouët-Willaumez, à cette date, n’avait pas une robuste confiance dans l’avenir : « Monrovia n’est encore qu’une ville naissante ; la plupart des maisons ont été construites avec des planches. Les colons ne se livrent guère à la culture ; peu enclins, par nature, à des travaux pénibles, ils préfèrent la traite des produits que les caravanes apportent. Assez pauvres, ils sont enclins à accepter la plus grande partie possible d’avances en marchandises européennes, sans avoir toujours l’équivalent à offrir en retour. »

Et aujourd’hui ? — La république de Libéria est un joli petit État de 700.000 âmes environ, qui a pour idiome national la langue anglaise. Les Krou, « le peuple des Étoiles filantes », sont pour la plupart affiliés au culte évangélique, tandis que les Mandingues restent fidèles à l’islam.

  1. The Louisiana historical quaterly, janvier 1933.