Éditions des portiques (p. 161-166).

V. — LES CLUBS DES AMIS DES NOIRS

LA RÉACTION CONTRE LA TRAITE

Sur les honteux marchés de chair humaine, l’opprobre commençait à s’étendre. Sous le règne de Louis XV, de grands seigneurs avaient laissé donner leur nom à des navires négriers, au Prince de Rohan-Guémené, au Prince de Conty, au Pontchartrain, au Marquis de Brancas, à la Duchesse de Grammont… Turgot, en des termes qui étaient une flétrissure, refusa au contraire de laisser baptiser de son nom un navire destiné à la traite.

Dans la réaction contre le sinistre et dégradant trafic de l’homme, la littérature commençait à faire entendre sa voix. Ce fut d’abord celle de l’auteur de Paul et Virginie : « Je ne sçais si le caffé et le sucre sont nécessaires au bonheur de l’Europe, écrivait Bernardin de Saint-Pierre. Mais je sçais bien que ces deux végétaux ont fait le malheur de deux parties du monde. Les nègres ne sçauroient croire que les Européens puissent jamais les mener au ciel, eux qui sont sur la terre la cause de tous leurs maux. » Et un soi-disant nègre, le More-Lake, de lui faire écho : « On ne boit pas en Europe une seule tasse de café qui ne renferme quelques gouttes de sang des Africains. »

Avec l’abbé Raynal, avec John Wesley, une campagne anti-esclavagiste se dessinait et gagnait à sa cause les hommes d’état : « Nous nous enorgueillissons de la grandeur de l’homme, écrivait Necker ; cependant, une petite différence dans les cheveux ou dans la couleur de l’épiderme suffit pour changer notre respect en mépris et pour nous engager à placer des êtres semblables à nous, au rang des animaux sans intelligence, à qui l’on impose un joug sur la tête. Serait-ce un projet chimérique que celui d’un pacte général, par lequel toutes les nations renonceraient d’un commun accord à la traite des nègres ? » Non. Dix États de l’Amérique du Nord, à l’instigation des Quakers, avaient donné le branle en proscrivant l’importation des Noirs.

Mais d’autres voix s’élevaient, et non des moindres, pour la maintenir : « L’abandon général de la traite, écrivait un ancien intendant de Saint-Domingue, Malouet, n’opérerait aucun bien en faveur de l’humanité ; car les noirs, en passant de leurs pays dans le nôtre, quittent un despote qui a droit de les égorger, pour passer sous la puissance d’un maître qui n’a que le droit de les faire travailler en pourvoyant à leurs besoins. » Les gens de couleur, qui habitaient Paris, n’étaient point du même avis. Constitués en société, les colons américains, ainsi qu’ils s’appelaient, réclamaient pour leurs congénères l’indépendance.

Les négriers étaient réduits à se défendre et à répéter, comme Aristote, qu’il faut des êtres inférieurs destinés à travailler pour la partie noble de l’humanité : — ce trafic délivre les noirs de la mort éternelle, écrivait au roi de Portugal un gouverneur de l’Angola ; — il permet aux nègres d’exiler leurs criminels, et il vaut à un grand nombre de captifs « le bienfait » de vivre, au lieu d’être cruellement massacrés, plaidait le négrier anglais Snelgrave. Mais tous ces arguments, au siècle qui mettait sur un piédestal l’homme de la nature, semblaient périmés.

La révolution française arrivait avec trois mots comme programme : liberté, égalité, fraternité. Les échos en roulèrent avec un bruit de tonnerre jusqu’aux colonies étrangères. — « Les chefs de cette secte, écrivait Golberry en parlant du Club des Amis des Noirs, se servirent des paroles magiques de philosophie, d’humanité et de philanthropie pour entraîner le vulgaire, toujours aveugle et toujours si facile à tromper. Il doit être permis de déplorer les résultats de ces cruelles théories, qui ont causé tant de malheurs et qui ont coûté des flots de larmes et de sang… »

L’ABBÉ GRÉGOIRE, AVOCAT DES NOIRS

En Angleterre, s’était, en effet, formée, en 1788, une société qui cherchait à remuer l’opinion pour obtenir l’abolition de la traite. Dans Old Jewry, était censé se faire entendre « Ottobah Cugoano, Africain, esclave à la Grenade et libre en Angleterre ». Aux Anglais, à Wilberforce notamment, qui fut proclamé citoyen français, s’associèrent de nobles esprits pour fonder à Paris la Société des Amis des Noirs. Brissot de Warville, son président, s’honorait d’être membre de sociétés similaires instituées à Londres, New York et Philadelphie. De grands noms dans la science ou dans la politique, Lavoisier, La Fayette, Mirabeau, Volney, Sieyès, Pastoret, l’appuyaient de leur autorité. Mirabeau tonnait contre les « bières mouvantes » qu’étaient les navires négriers.

C’était l’instant où se réunissaient, pour la première fois depuis près de deux siècles, les États généraux de la France. Les paroles enflammées du président du Club des Amis des Noirs touchèrent des députés influents comme Condorcet et Robespierre. Mais ce fut surtout un humble curé de campagne qui se fit le défenseur des noirs, comme il l’était des juifs : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », proclamait l’abbé Grégoire, ce qui n’était que le commentaire de la déclaration des droits de l’homme.

« Généreux Français qui avez les premiers adouci les misères de vos esclaves, protégé leur sort et soulagé leurs infortunes, disait le More-Lake, vous avez tenté de les instruire dans ce culte sacré que toutes les créatures sensibles doivent au Créateur. Vous avez surpassé toutes les nations européennes en vertu et en sensibilité. »

Le 19 septembre 1789, arrivait à Port-auPrince la nouvelle de la prise de la Bastille : « Le sang coule, le canon gronde, le tocsin retentit partout et la rage est dans tous les cœurs, écrivait, le 15 juillet, un négociant de Paris. Le peuple se précipite dans les fossés de la Bastille, fait des échelles des épaules les plus robustes, brise la porte. Et bientôt un mouchoir blanc annonce que la Bastille est à nous. »

Par un émouvant contraste, vis-à-vis de cette page où le peuple de Paris célébrait l’ère de la liberté, les Affiches Américaines de Saint-Domingue donnaient le signalement d’esclaves en fuite, avec la marque de leurs propriétaires : Alexandre, Canga, étampé G. Gensac, parti « en marronnage » ; Marthe, Mozambique, étampée Dupuy à Nippes ; Félicité, Sénégalaise, étampée sur le sein droit Cuvily… Et au-dessous, mulets de différents poils, étampés à la cuisse C l b, enlevés de la savane de M. Chambon Lalande.

Mais déjà l’abbé Grégoire saisissait l’opinion par sa Lettre aux philanthropes sur les malheurs des gens de couleur de Saint-Domingue.

Et, le 8 juin 1791, il avait la joie d’écrire à ces gens de couleur : « Amis, vous étiez hommes, vous êtes citoyens. Le décret que l’Assemblée nationale vient de rendre à votre égard, n’est pas une grâce ; car une grâce est un privilège ; un privilège est une injustice, et ces mots ne doivent plus souiller le code des Français. En déroulant aux yeux de l’univers la grande charte de la nature, elle y a retrouvé vos titres ; les caractères en étaient ineffaçables, comme l’empreinte sacrée de la divinité gravée sur vos fronts… Vous avez une patrie ! elle ne sera plus une terre d’exil dans laquelle vous ne rencontriez que des maîtres et des compagnons de malheur. La philosophie agrandit son horizon dans le Nouveau monde, et bientôt d’absurdes préjugés n’auront plus pour sectateurs que quelques tyrans subalternes… Vos oppresseurs ont souvent repoussé loin des esclaves les lumières du christianisme, parce que la religion de la douceur, de l’égalité, de la liberté ne convenait pas à la férocité de ces hommes de sang. Charité est le cri de l’Évangile. Ensevelissez dans un oubli profond tous les ressentiments de la haine ! » Et le brave abbé Grégoire allait composer à l’usage des hommes de couleur et des noirs un Manuel de piété.