Myrtes et Cyprès/À un ami d’enfance

Librairie des Bibliophiles (p. 93-97).


À UN AMI D’ENFANCE


 
Il est si beau, l’enfant, avec son doux sourire !

V. Hugo.

Ainsi, tu ne m’as pas oublié, petit ange,
Dont les yeux bleus, voilés par une blonde frange,
Attendrissaient mon âme et la faisaient rêver.
Tu n’as point oublié nos longues causeries ;
Ma mémoire en a fait autant de mélodies
Qu’aujourd’hui je m’efforce encore à retrouver.

Il me semble souvent revoir ta jeune tête,
Ton sourire candide, où Dieu même reflète
Le rayon le plus pur de son séjour béni ;

Et ce charme secret, ce parfum d’innocence
Que dégage l’enfant par sa seule présence
Vient réchauffer alors mon cœur endolori.

Maintenant que les ans ont mûri ma jeunesse,
Je sens toujours en moi cette même tendresse,
Ce même lien touchant, pure et blanche lueur !
Ma lèvre a bien souvent dans la coupe de vie
Goûté d’autres amours ; mais tous avaient leur lie,
Aucun n’avait le miel que distillait ton cœur.

Ainsi, lorsque d’avril la chaleur bienfaisante
Rend aux jardins déserts leur parure éclatante,
L’aube épanouissant le modeste bouton,
Parmi toutes les fleurs, celle que l’on préfère
Est celle que l’on vit éclore la première,
Annoncer le retour de la belle saison.

Lorsque je te connus, cinq printemps sur ta bouche
Avaient mis tour à tour un baiser protecteur ;

Mes quinze ans commençaient à me rendre rêveur,
J’étais déjà moins gai, mais sans être farouche.

Tu me chéris bientôt comme ton frère aîné ;
Pour t’aimer je n’avais dû qu’entendre ton rire.
L’amour de deux enfants est saint, car Dieu l’inspire
C’est le seul qui me reste ; il ne s’est point fané
Sous les pleurs de l’envie et les feux du délire.

Ô Temps ! vieillard brutal, tu fus donc bien jaloux
En voyant cet enfant assis sur mes genoux,
Frais lutin dont j’étais le Mentor peu sévère ?
Pourquoi ne pas avoir prolongé ces instants,
Moi me laissant bercer mes rêves de quinze ans,
Et lui gardant toujours un ciel sous sa paupière.

Moi, j’ai souffert depuis. Je ne murmure pas :
Le malheur s’est souvent acharné sur mes pas ;
J’ai vu s’évaporer l’espoir dans mon calice.
J’ai mérité peut-être un châtiment. Mon Dieu !

Je te bénis encore au fond du précipice ;
Mais préserve l’enfant, ce sera mon seul vœu.

Car ce blondin si beau, que dans mes vers je nomme
Enfant, par habitude, est déjà presque un homme :
À cette heure c’est un robuste adolescent,
Dont le monde trompeur songe à faire sa proie,
Monde au rire inspiré par une fausse joie !
Monde dont les plaisirs souillent en caressant !

Pour que l’illusion dore longtemps ses rêves,
Pour que les maux futurs lui prolongent leurs trêves,
Pour que son cœur se prête aux essors généreux,
Pour qu’à son horizon rayonne l’espérance,
Et la foi consolante endormant la souffrance,
Et l’amour sans lequel l’on ne peut être heureux,

Tu n’auras qu’à vouloir, Maître des destinées.
Sous le vent corrupteur tant de fleurs sont fanées,

Sous l’étendard du mal courent tant de mortels,
Que tu peux bien laisser à cette âme charmante
Le repos au milieu de la sombre tourmente,
L’innocence à côté de nos remords cruels.


9 février 1873.