Myrtes et Cyprès/Ode à la France de 1870

Librairie des Bibliophiles (p. 99-105).


ODE À LA FRANCE DE 1870


Comme un chêne puissant où remonte la sève,
République, il est temps que ton bras se soulève ;
xxxxxIl est temps de vaincre ou mourir.
Le farouche étranger venu de Germanie
Veut t’enlever la gloire, et sous l’ignominie
xxxxxEn trois combats t’ensevelir.

Il ne sera pas dit qu’à jamais affaiblie,
Tu n’auras secoué la longue tyrannie
xxxxxD’un empereur traître et couard
Que pour subir encore une nouvelle honte,
Pour que le flot prussien sur ton sol même affronte
xxxxxL’ombre des Guise et des Bayard.


Jadis, ô beau pays ! l’on ne pouvait te nuire ;
Tes bataillons passaient, et l’on voyait reluire
xxxxxTon aigle, à nul autre pareil ;
Et, soit que le canon jetât dans la mêlée
Sa mitraille sanglante et sa lourde volée.
xxxxxCouvrant les rayons du soleil ;

Soit que dans le lointain une horde rapide
Fauchât les escadrons d’un rival intrépide
xxxxxAvec la force du lion,
On entendait partout, dans l’incessant carnage,
Des vivats prolongés, une clameur de rage,
xxxxxFêtant le grand Napoléon.

Géant de l’univers, c’étaient bien là tes fêtes ;
Tu dépassais les rois sur les sublimes faîtes
xxxxxDe ton zénith impérial.
Autour de ton cheval les grenadiers fidèles
Faisaient courber le front aux nations rebelles,
xxxxxComme un cèdre sous le mistral.


Maintenant, entends-tu ces cris affreux, funèbres
Comme ceux que l’enfant jette au fond des ténèbres
xxxxxLorsque seul il s’est égaré ?
C’est ton peuple, empereur, que l’étranger avide
Égorge triomphant, et la terre est humide
xxxxxDu sang de ce peuple adoré.

Vois-tu fuir ce carrosse en pompeux équipage
Qu’escorte l’Allemand à l’allure sauvage,
xxxxxD’un air satisfait et moqueur ?
« C’est sans doute Bismarck repartant pour Mayence !
— Détrompe-toi, c’est l’héritier de ta puissance
xxxxxQui vient de se rendre au vainqueur. »

Grande ombre du passé, sur ton roc solitaire,
Pleure, toi qu’encensaient les princes de la terre,
xxxxxBonaparte-Napoléon.
N’était-ce pas assez de l’âpre Sainte-Hélène ?
N’était-ce pas assez de te mettre à la chaîne,
xxxxxGéant trahi comme Samson ?


N’était-il point permis, après ton épopée,
De sauver à jamais l’honneur de cette épée
xxxxxSi redoutable dans ta main ?
Tu ne méritais pas, enfant de la victoire,
Qu’un autre vînt plus tard profaner ta mémoire,
xxxxxQu’au Titan succédât le nain.

Ton regard cherche en vain à découvrir le lâche…
Sans doute il sent sa faute, et dans l’ombre il se cache,
xxxxxSeul, en proie à d’affreux remords.
Lui, des remords ? jamais, car il n’a point d’entrailles…
Prince de Wilhelmshohe, il se rit de Versailles
xxxxxComme des braves qui sont morts.

Qu’importe à son salut la ruine de la France ?
Que fait à son orgueil un peu moins de puissance
xxxxxSi la prison est un palais,
S’il a des courtisans et si sa bourse est pleine,
S’il a pour compagnon cet infâme Bazaine,
xxxxxQui ferait rougir ses valets ?


À vous, blondes cités, à toi, pauvre village,
À toi le deuil, le sang ! à vous tous le pillage !
À vous tous la fureur du Germain détesté !
À toi, jeune guerrier, la balle meurtrière !
Sur ton corps mutilé je vois gémir ta mère…
Mais vive l’empereur ! il est en sûreté.

À toi, Nancy la belle, à toi, noble Lorraine,
Le licou remplaçant la couronne de reine,
Ton civique laurier et tes murs crénelés !
À toi, Strasbourg, à toi, tendre et fertile Alsace,
Au lieu du chant joyeux qui vibre dans l’espace,
Les pleurs de tes enfants pâles et désolés !…

Mânes, restes sacrés du Corse au front sublime,
Vous qui voyez de loin se tordre dans l’abîme
xxxxxLa vierge sous le noir bourreau…
Réveillez-vous enfin, faites rentrer une âme
Dans ces cendres. Héros, viens châtier l’infâme
xxxxxEt d’un coup creuse son tombeau.


Reviens encore, ô chef terrible mais auguste,
Viens défendre les droits et la cause du juste !
xxxxxVenge ton pays opprimé !
César, ton descendant, osa vendre la France ;
Le Prussien insolent la tient en sa puissance
xxxxxEt foule son sol bien-aimé.

Viens, génie immortel, sauve la république,
Abandonne un instant cette île de l’Afrique
xxxxxDont la vague est le geôlier,
Et tu verras soudain fuir devant tes armées
Ces hordes de Germains, rapides, alarmées,
xxxxxCherchant en vain leur bouclier !…

Mais où m’emporte, hélas ! l’aveugle sympathie !
N’est-ce point, empereur, ta soif non assouvie
xxxxxDe triomphes vertigineux
Que la France aujourd’hui doit payer de sa chute ?
C’est la dette de sang qu’une nouvelle lutte
xxxxxArrache aux enfants de tes preux.


Le Prussien, à son tour, tient le sort des batailles,
Et, vainqueur implacable usant de représailles,
xxxxxPar lui ton peuple est terrassé.
On se venge sur lui de ta folle insolence…
Ce glaive qui pesait jadis dans la balance,
xxxxxUn autre bras l’a ramassé.

C’est là le résultat des injustes conquêtes ;
Les victoires un jour retournent en défaites,
xxxxxEt c’est ainsi que Dieu punit
Les crimes du passé dans notre ère nouvelle,
Napoléon le Grand, à la gloire immortelle,
xxxxxPar Napoléon le Petit.

Mars 1871.