Musique et Musiciens/Marie Madeleine

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 245-250).


MARIE-MADELEINE

Oratorio de M. Jules Massenet.


La Société des Concerts, l’orchestre de M. Pasdeloup et la Société de l’Odéon ont donné, cette année, selon l’usage, des concerts soi-disant spirituels, le vendredi saint. L’Odéon en avait organisé deux. Il ne nous a pas été loisible d’assister à celui du jeudi, et cela à notre très-grand regret, puisqu’on y exécutait deux œuvres de musique sacrée, dues à la plume de compositeurs français : le psaume Cœli enarrant gloriam, musique de M. C. Saint-Saëns et un poëme symphonique : Rédemption, paroles de M. Blau, musique de M. Franck, l’auteur de Ruth, églogue biblique dont nous avons eu l’occasion de parler deux fois avec éloges. J’allais oublier deux fragments d’un opéra de M. Lalo, un musicien de la nouvelle école.

Comment ces concerts, traditionnels déjà, ne se composent-ils pas exclusivement de musique sacrée ? Étant donné le jour où ils ont lieu, il est permis de s’en étonner et de le regretter. Que de chefs-d’œuvre anciens rarement exécutés on entendrait avec bonheur ! Et quelle étude, quelle noble émulation pour nos jeunes compositeurs ! Mais il faudrait travailler, répéter, et c’est là ce qui nous coûte le plus.

Bien des fois nous nous sommes pris à regretter que nos musiciens ne se tournent pas vers le style de la musique sacrée, étude où se sont formés les plus grand génies de la musique. Aujourd’hui, l’un de nos plus jeunes compositeurs vient de réaliser ce vœu. M. Massenet nous a fait entendre, vendredi, à l’Odéon, un oratorio, Marie-Madeleine, dont les paroles sont de M. Gallet.

Malgré l’insuccès d’argent de Don César de Bazan, nous n’avons pas été de ceux qui n’ont vu dans l’auteur de cet opéra qu’un musicien impuissant, et encore moins de ceux qui lui reprochaient de tremper sa plume dans l’encrier de R. Schumann. Loin de là, nous soutenions, au contraire, que M. Massenet se recommandait aux amateurs de musique par la facilité naturelle de l’inspiration et par la clarté du style. Lorsqu’il était accusé par les uns de schumanisme et par les autres de l’abandonner, nous essayions, en dehors de toute passion, de tout intérêt, d’analyser sa partition, de faire apprécier les signes manifestes d’une charmante organisation musicale.

L’oratorio que nous entendions vendredi à l’Odéon donne absolument raison à nos appréciations antérieures. Cette nouvelle œuvre en confirme la justesse, et l’on me permettra de me réjouir d’une telle bonne fortune, puisqu’elle dote la France d’un vrai musicien. Je vois dans Marie-Madeleine la manifestation éclatante d’un esprit distingué, poétique, et, par moment même, vigoureux. Et cet esprit s’exprime dans une langue savante et précise qui n’a rien de commun avec les divagations prétentieuses des impuissants, de ces chercheurs qui ne trouvent jamais rien, et dont on voudrait étiqueter les insanités du mot — Progrès !

Marie-Madeleine est une belle et solide partition, non sans défauts, peut-être ; mais s’ils existent, l’auteur sera le premier à les reconnaître. La qualifier de chef-d’œuvre serait de l’exagération ; mais c’est une œuvre, une œuvre d’artiste, de véritable artiste, dont nous félicitons sincèrement et chaleureusement l’auteur de Don César de Bazan.

Le drame sacré de M. Louis Gallet expose en excellents termes l’histoire de la Madeleine qui a su inspirer également bien les deux collaborateurs. Il avait pour interprètes solistes Mme Viardot (Madeleine), Mme Vidal (Marthe), M. Bosquin (le Nazaréen), et M. Petit (Judas). Les deux femmes, pour des causes différentes, se sont montrées au-dessous de leur tâche. La fatigue de l’âge mûr et l’inexpérience de la jeunesse leur conseillaient cependant l’abstention. La voix de M. Petit est mal assurée : seul M. Bosquin a mérité les applaudissements. Il a le style de l’oratorio, le sentiment toujours juste des situations, et sa place est désormais marquée parmi les rares bons chanteurs du temps présent.

Les chœurs et l’orchestre, sous l’excellente direction de M. Colonne, ont bien laissé un peu à désirer. Les deux ou trois accrocs qu’on a pu remarquer dans l’exécution s’expliquent aisément, si l’on songe que les quinze morceaux dont se compose Marie-Madeleine, n’ont été répétés que deux fois à l’orchestre.

Voici les morceaux qui nous ont le plus frappé : la première scène ; — « La Magdaléenne à la fontaine », sorte de pastorale orientale d’un effet charmant. Le genre pastoral, en musique, est un peu trompeur : grâce à certains rhythmes et à l’aide des jolis timbres des flûtes, des hautbois, des clarinettes et des basses, un musicien manque rarement d’y produire de l’effet. Toutefois, je n’entends diminuer en rien la valeur de ce morceau, dans lequel M. Massenet a mis beaucoup de grâce.

J’aime moins le chœur ironique où les compagnes de Madeleine se moquent de son repentir. Mais le rire est si difficile en musique ! En revanche, je louerai sans réserve le chœur qui vient après l’air de Judas, le « chœur de l’insulte », l’une des pages les plus vigoureuses de la partition et écrite de main de maître.

Dans la seconde partie, le duo de Madeleine et de Jésus m’a paru d’un sentiment exquis, et le duo des deux sœurs d’une belle inspiration. Le Pater noster chanté par Jésus et par ses disciples, a produit dans le public une forte impression. Le caractère en est simple, grand, et l’expression pénétrante.

La troisième partie, le Golgotha, débute par un cîiœur magnifique. Nous sommes là en plein drame, et le musicien s’y est maintenu à la hauteur du sujet. Que dire de plus ? L’air de la Madeleine, pleurant raiit au pied de la croix, est touchant et pathétique, et le finale, principalement le chœur : « Christ est ressuscité ! » d’un éclat superbe.

Dans cette œuvre remarquable, les chœurs me paraissent supérieurs aux soli, malgré le mérite qu’atteignent certaines parties de ces soli. Pour ne citer qu’un exemple, le chant dans le rôle de Judas porte l’empreinte de l’archaïsme. Les chœurs, au contraire, traités avec beaucoup de savoir et une grande vigueur de touche, ont une originalité plus marquée. Si l’archaïsme s’y rencontre encore, c’est discrètement, dans un ton emprunté à l’oratorio des vieux maîtres et dans une mesure qui ne détruit en rien la personnalité de l’artiste.

M. Massenet a été littéralement acclamé par le public, à l’issue de l’audition de son œuvre. Ce sont de pareils musiciens qu’il faut souhaiter pour l’avenir de l’école française, des hommes qui, tout en appartenant déjà à l’avenir, sont aussi du présent par le succès.

15 avril 1873.