Musique et Musiciens/Gretna-Green

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 251--).


GRETNA-GREEN

Ballet en un acte de M. Guiraud.


MM. Nuitter et Mérante ont remis à l’un de nos jeunes musiciens un scénario sur lequel M. Guiraud vient de broder un ballet en un acte. Tout le monde connaît de nom le village d’Écosse dont le forgeron mariait, il y a quelques années encore, et à coups de marteaux, les amoureux auxquels manquait la sanction paternelle. Le décorateur de l’Opéra n’a, sans doute, jamais voyagé au pays de Walter Scoot, à en juger par le paysage qui sert de cadre au nouveau ballet ; et je dois ajouter que son imagination n’y a pas suppléé. Si ce n’était l’horizon de son décor, il pourrait tout aussi bien servir au Postillon de Longjumeau. Mais la toile du fond est charmante et fait honneur k MM. Rubé et Chaperon.

Voici en deux mots le sujet du scénario de MM. Nuitter et Merante. La fille du forgeron de Gretna-Green aime un certain Williams, que n’agrée point pour gendre le pontife in partibus des mariages écossais. Les amoureux imaginent, un beau jour, de prendre les habits d’un couple de hautparage, venu à Gretna-Green pour se jurer fidélité, dans le mariage, sur l’enclume du père Toby. Celui-ci, grisé par l’ale que lui versent ses clients, revient à sa forge, où il trouve Williams et Pretty, qu’il ne reconnaît pas sous leur déguisement. Aussi les marie-t-il sans hésiter.

À ce moment arrive le père du jeune lord qui, bientôt, s’aperçoit que le forgeron vient d’unir Pretty et sa fiancée croyant marier un jeune seigneur. Ainsi finit cette comédie, que traversent deux ou trois incidents, prétextes à danser ; et c’est, en somme, tout ce que voulait M. Nuitter, l’habile librettiste.

Je n’ai pas à présenter l’auteur de la musique à mes lecteurs ; on se souvient de sa suite d’orchestre, exécutée avec un grand succès, l’année dernière, aux Concerts-Populaires, ainsi que de Madame Turlupin, opéra en trois actes, joué dernièrement à l’Athénée où l’on rencontre d’agréables fragments. Le directeur de l’Opéra, en confiant à M. Guiraud le ballet de Gretna-Green, s’était donc rallié à la bonne opinion que faisaient concevoir ses débuts En même temps il s’associait au mouvement qui s’est produit pendant la saison en faveur des compositeurs français, mouvement longtemps sollicité et qui ne s’arrêtera plus, nous l’espérons du moins.

Nous retrouvons aujourd’hui dans la partition de Gretna-Green les qualités qui recommandent le talent de M. Guiraud aux sympathies des dillettantes : la clarté, un des dons de notre génie national, la facilité, la verve, le charme et une main sûre, le plus souvent du moins. Rencontre-t-on chez le jeune musicien les signes d’une originalité bien accusée ? Je n’oserais pas l’avancer, car il me semble qu’il était encore sous la dépendance des maîtres qu’il a le plus étudiés.

L’instrumentation de Gretna-Green est ingénieuse, trop ingénieuse même. Des détails voulus, cherchés, caressés à l’excès, dans l’harmonie, viennent, parfois, nuire à l’effet de l’ensemble des morceaux. À chaque mesure le compositeur se plaît à surprendre l’oreille, à l’étonner. Il s’adresse trop à ce qu’on est convenu d’appeler la note curieuse. C’est là un excès contre lequel M. Guiraud ferait sagement de se tenir en garde, parce qu’il doit paralyser l’inspiration, au moment du travail.

Si je passe en revue les morceaux de Gretna-Green, je rencontre, tout d’abord, la scène pleine d’entrain du marché ; puis, au moment où Pretty s’aperçoit qu’il manque une fleur à son bouquet, un élégant tempo di mazurka, dans le sentiment de Chopin, le cantabile suivant où la flûte joue le principal rôle, le numéro 5 de la partition, valse charmante, bien qu’entachée de préciosité et que je préfère à celle de la scène du Colin-Maillard, qui manque absolument d’originalité. La marche des clans et la gigue finale que le compositeur a pris pour thèmes de son ouverture, fort bien traitée d’ailleurs, ont du caractère et de l’éclat.

En général, il faut bien le reconnaître, l’instrumentation de Gretna-Green n’a pas tout le brillant, tout le relief nécessaires de la musique de ballet. Mais qui donc atteint le but du premier coup ? Le génie seul, et pas toujours. Il suffit que M. Guiraud ait presque touché la perfection pour que M. Halanzier se félicite du bon accueil fait par le public au nouveau venu, qui est aussi le bienvenu.

La mise en scène, bien que soignée, ne présente rien de très-neuf et de bien heureux. Le rôle du forgeron Toby est joué et mimé avec beaucoup de talent par M. Berthier. Mlle Fiocre a mis toute sa grâce dans son rôle de séducteur ; la séduction lui est familière. Quant à Mlle Beaugrand, je suis un peu embarrassé pour en parler puisque le public la goûte davantage à mesure qu’elle s’éloigne de mon idéal. Que voulez-vous ? je suis de la vieille école ; je tiens pour la danse noble et ne fais pas grand cas de la virtuosité, des tours de force, des petits effets sur place, du taqueté le plus merveilleux ; le pointu n’est pas ce que j’aime en art : je lui préfère la grâce d’une belle ligne courbe. M. L. Mérante mettant sous son bras la très exiguë Mlle Beaugrand, comme on ferait d’un parapluie, ne me paraît pas non plus le comble de l’élégance.

L’art de la danse qu’illustra la Taglioni s’en va ici, comme en Italie ; Mmes Sangalli et Beaugrand, dans des genres différents, tournent au métier d’acrobate. Hélas ! tout s’en va, absolument tout ! 1 Mais qu’importe, si M. Barodet est content !

13 mai 1813.