Musique et Musiciens/La Coupe du roi de Thulé

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 231--).


LA COUPE DU ROI DE THULÉ

Opéra en trois actes de MM. l. gallet et e. blau,
musique de M. eugéne diaz.


L’ouvrage couronné en 1869, à la suite d’un concours et que la précédente administration de l’Opéra s’était engagée à représenter, a enfin paru devant le public le vendredi 11 janvier. Les événements politiques et la réorganisation de notre première scène lyrique avaient jusqu’ici retardé l’apparition de la Coupe du roi de Thulé, que M. Perrin, lui-même, président des deux jurys — celui du poème et celui de la musique — n’aurait pu entourer d’un plus grand luxe.

Son successeur n’avait pas même à ratifier le jugement du jury ; il ne lui restait qu’à l’exécuter, étant donnés les engagements pris par le ministère des Beaux-Arts sous l’empire, engagements que personne ne songeait à éluder et que M. Halanzier vient de remplir avec une bonne grâce parfaite.

Il a choisi parmi ses artistes ceux qui pouvaient le mieux assurer le succès de M. Diaz ; il lui a donné le concours de notre grand chanteur, M. Faure : enfin, pour que rien ne manquât à cette fête, il l’a entouré d’un luxe inouï de mise en scène, comme s’il se fut agi d’un ouvrage choisi par lui et signé d’un nom illustre.

En agissant ainsi, M. Halanzier avait-il la conviction que cette œuvre allait se montrer digne de la grande scène qu’il dirige ? Ne recevant pas ses confidences, je l’ignore ; aussi pensons-nous qu’il a voulu débuter par l’accomplissement rigoureux des promesses de l’administration de l’Opéra, acceptant comme siennes celles de son prédécesseur. Et par quelles splendeurs ne l’a-t-il pas fait ? Mais il sait que le public d’aujourd’hui attache beaucoup d’importance au luxe de la mise en scène, aux décorations féeriques, d’ailleurs ruineuses pour l’art musical. Il faut assurément, que la direction de notre Opéra, la première scène lyrique du monde, entoure son répertoire d’un certain luxe, mais ce serait le faire dévier de sa mission, de son but comme de son origine, que d’exiger que l’Opéra luttât avec les théâtres de féeries où le spectacle ne donnant rien à l’esprit et à l’âme est tout entier fait pour les yeux.

Je le répète, M. Halanzier n’assumait sur lui qu’une seule responsabilité, celle de la distribution des rôles et de la mise en scène de l’ouvrage couronné au concours de 1869. Il ne me semble pas inutile de dire comment le jury était composé. Le poëme fut jugé par MM. Émile Perrin, président du jury, Gounod, Félicien David, A. Thomas, É. Augier, Th. Gautier, Paul de Saint-Victor, Sarcey et Victor Massé. Je me souviens encore qu’à cette époque les échos de la presse ne tarissaient pas d’éloges sur la pièce de MM. Blau et Louis Gallet. Sans doute le sujet en est charmant, très poétique et les vers en sont meilleurs que ceux que, d’ordinaire, on offre aux musiciens ; mais, et j’en demande bien pardon aux honorables membres du jury, ce sujet ne pouvait convenir à un grand opéra. À peine eût-il suffi à un opéra-ballet tel que Le Dieu et la Bayadère.

La légende scandinave rapporte qu’il y avait une fois un roi de Thulé qui, se sentant mourir, fit venir son bouffon et lui présentant la coupe, emblème du pouvoir, lui dit : « Tu la donneras au plus digne. » Mais le bouffon Paddock ne voit personne dans la foule des courtisan digne d’y tremper les lèvres et la jette à la mer.

Myrrha la favorite infidèle du roi, promet son amour à qui lui rapportera la coupe. Le défi exalte le courage d’Yorick, un pauvre pêcheur qui, n’ayant d-autre bien que sa vie, la risque pour un si haut prix !

Le hardi plongeur n’eût probablement pas réussi dans son audacieuse entreprise sans l’hospitalité de la reine des Eaux, qui se sent touchée par tant de courage. Mais Yorick, oubliant les charmes séducteurs de Claribel, qui lui offre l’immortalité s’il veut rester dans son royaume, lui avoue ses desseins. Il a promis à Myrrha de lui rapporter la coupe du roi de Thulé !

Claribel, qui a lu dans le cœur de Myrrha au travers du miroir des eaux, lui assure qu’il n’est point aimé et qu’il est trompé :


Le cœur de ta Myrrha n’est qu’une plage aride
Où nulle fleur ne tremble aux caresses du vent.

. . . . . . . . . . . . . . .

Apprends pour qui Myrrha t’oublie en ce moment.


Sur un geste de Claribel, les flots s’entr’ouvent pour laisser voir à l’horizon de la mer une barque dans laquelle Myrrha et Angus sont étendus, livrés à l’amour.

Mais rien ne peut ouvrir les yeux aveuglés d’Yorick ; il veut regagner la terre, car dit-il.


Sans Myrrha
Toute flamme
En mon âme
S’éteindra.


Va donc lui répond Claribel :


……Quand tu seras désenchanté de vivre
……Ou désireux de te venger
……Quand la chimère qui t’enivre
Aura brisé ton cœur comme un roseau léger,
……Bois par trois fois dans la coupe enchantée.
En m’invoquant trois fois dans ton dernier appel ;
Tu verras oubliant — comment tu l’as quittée —
……Venir à la voix Claribel !


Dans le troisième acte se réalisent les prévisions de la reine des eaux. Myrrha ne reçoit la coupe des mains du pêcheur que pour la remettre à son amant Angus. Yorick, alors, soufflé par le bouffon n’écoute plus que la vengeance. Invoquant Claribel, il se livre à cette reine apportée par les flots, au milieu des ténèbres et de l’orage. Et la mer courroucée se referme sur la syrène et sur Yorick, entraîné vers d’autres félicités.

On le voit, il n’y a là qu’une légende, sans situations dramatiques, n’offrant au musicien aucun développement scénique mais seulement prétexte à de très-courts morceaux, un sujet d’opéra-comique, peut-être.

Un autre jury, nommé par les concurrents eux-mêmes, pour la musique, se composait de MM. Émile Perrin, président, Bazin, Gewaërt, Duprato, Victor Massé, Semet, Ernest Boulange Camille Saint-Saëns.

Après de laborieuses séances d’examen, la partition de M. Diaz fut reconnue la meilleure. Quelques autres opéras, ceux de MM. Massenet, Barthe, Guiraud, Vast et de Polignac obtinrent une mention.

Sans vouloir discuter le jugement du jury, les éléments nous manquant pour cela, jury, d’ailleurs, composé d’hommes spéciaux, peut-être nous sera-t-il permis, maintenant que nous connaissons l’œuvre du lauréat, de chercher à expliquer les motifs de leur choix, en allant ainsi du connu à l’inconnu.

En pareille occurence, tout juré doit se demander si le compositeur a bien rendu les effets et les caractères du drame, si la mise en œuvre est conduite habilement, enfin si la partie mélodique est riche et originale.

J’ai dit, plus haut, que le sujet de la pièce n’étant pas dramatique, il créait aux compositeurs une difficulté considérable qu’aucun d’eux n’a pu éviter : aussi nous est-il interdit de reprocher à M. Diaz de n’avoir pas fait de drame où le drame n’existe pas. Ce que nous critiquons chez lui, c’est la façon dont il écrit les chœurs et l’orchestre, qui en vérité, nous semble un peu bien naïve.

Son orchestration, surtout, est à chaque instant, défectueuse, trop sonore par moments, parce qu’elle n’est que bruyante, et dans d’autres sans sonorité, parce qu’elle ne met pas en relief le motif qu’elle accompagne. Les parties concertantes offrent peu d’intérêt ; les timbres sont souvent employés mal à propos. Il y a empâtement, confusion, enfin inexpérience manifeste dans l’instrumentation de M. Diaz.

À ce point de vue, il devient difficile d’expliquer comment l’œuvre de M. Diaz a pu l’emporter sur ses rivales, écrites par des musiciens, prix de Rome, tels que MM. Massenet et Guiraud, dont on peut juger aujourd’hui le talent par leurs opéras et par les œuvres symphoniques qu’ils ont données dernièrement. Si j’appuie sur ce point, c’est qu’il me paraît capital.

Il faut donc que le travail de M. Diaz ait plus particulièrement frappé l’attention des juges sous le rapport de la valeur mélodique. Il faut que les qualités mélodiques de son opéra aient apparu tellement saillantes à leurs yeux qu’elles aient fait oublier les défauts de la forme. Étant donnée cette supposition non-seulement permise, mais encore toute logique, on arrive à conclure que la création mélodique, chez les concurrents du lauréat, devait être bien faible, à en juger par celle de M. Diaz, impuissante le plus souvent à racheter son inexpérience des choses de l’art.

Nos lecteurs savent le vif intérêt que nous portons aux succès de nos jeunes compositeurs ; aussi n’est-ce pas sans regret que nous constatons l’illusion que nous caressions depuis tantôt trois ans, au sujet de la Coupe du roi de Thulé. Certes, nous ne nous attendions point à trouver un talent consommé ; on ne demande pas à l’arbrisseau nouvellement planté de projeter au loin son ombre, mais nous espérions apercevoir le germe d’un grand avenir, une sève vigoureuse, justifiant le verdict du jury qui appelait M. Diaz à l’honneur d’être exécuté à l’Opéra.

M. Diaz n’a point écrit d’ouverture ; une simple introduction nous ouvre les portes du palais du roi de Thulé. Le premier acte est évidemment le plus solidement construit : il est même brillant. La facture en est conduite d’une main plus sûre d’elle-même que dans le reste de l’ouvrage. Le premier chœur :


Entends. Dieu sévère,
D’un peuple en prière
Le cri désolé.


a du caractère. Les couplets de Paddock :


Je fais mon métier : Je ris !


sont d’une coupe originale. Il faut louer aussi le sentiment de l’air, si admirablement chanté par M. Faure :


     Un seul être
     mon maître,
Te pleures, et c’est ton bouffon !

À l’entrée de Myrrha et de la cour, j’ai remarqué un élégant « motif, » joué par les premiers violons.

Il y a aussi un ensemble d’une belle sonorité, coupe par cette phrase de Myrrha :


Au déclin de la vie,
Si le vieillard t’oublie
Pardonne à sa folie,
Tu seras roi.

En citant encore le fabliau assez original du Lion et du Singe, j’aurai fait la part large à ce premier acte, qui faisait présager favorablement de la suite de l’ouvrage.

Le second acte, qui se passe au fond de la mer, eût été pour un musicien consommé, pour un symphoniste, l’occasion merveilleuse d’ouvrir la porte toute grande à la fantaisie. Ces syrènes étincelantes, tantôt courant à travers les rochers de corail et de nacre, tantôt chantant étendues sur des lits de perles : les vagues apportant le plongeur évanoui, le mirage du château de Thulé et la barque des deux amants, tous ces éléments poétiques conviaient le musicien à l’inspiration. Mais il lui eût fallu l’imagination fantastique d’un Weber !

Presque tout l’effet de cet acte est manqué. Cependant on y trouve le meilleur morceau de l’ouvrage — la romance de Glaribel :


Océan, courbe-toi sous la main de ta reine,


dont l’expression est charmante et bien en situation.

Il me reste encore à citer dans cet acte un trémolo des instruments à cordes, sous un appel des cors, fragment d’orchestre qui accompagne la descente de Yorick dans le monde de la mer.

Ces deux derniers morceaux portent l’empreinte d’une réelle inspiration. Une certaine grâce caractérise le chœur en échos des syrènes ; mais je ne trouve rien à mentionner dans le reste de l’acte, dont la faiblesse est extrême. Quant au ballet, où l’on ne danse pas, et dans lequel les naïades se contentent de quelques poses habilement réglées par M. Mérante, la musique en est absolument nulle.

M. Faure s’est, à la lettre, entendu acclamer au troisième acte, le plus faible de l’opéra, dans l’air :


Hélas ! il avait vingt ans ;
Il s’éveillait au printemps.

. . . . . . . . . . . . . . .


Marâtre aveugle à nos pleurs,
Ô nature, sois maudite !

M. Faure a su donner de la valeur à ce morceau, qui n’est pas mauvais assurément, mais dont le souffle mélodique ne dépasse pas celui d’un Noël d’Adolphe Adam.

Ajouterai-je encore un mot sur les récitatifs dont je n’ai pas parlé ? Hélas ! aucune variété n’a présidé à leur fticture. Le chanteur récite souvent deux ou trois vers sur la même note, ce qui fait ressembler le récitatif de M. Diaz à du plain-chant. Si la partition de la Coupe du roi de Thulé prouve que son auteur a le goût du chant, elle montre aussi qu’il lui reste encore beaucoup à apprendre. Pour écrire une œuvre de longue haleine, ([uelques dons naturels ne suffisent pas, il fut encore que l’étude les ait développés. Sans de fortes études, l’impuissance se manifeste promptement : le compositeur inexpérimenté et ignorant de la partie scolastique de son art se heurte à des difficultés sans nombre. Il finit, en dépit de l’organisation la plus distinguée, par tomber, malgré lui, dans la vulgarité. La science est laide obligée de l’inspiration dans toute œuvre d’art. Nous souhaitons vivement que M. Diaz ne se lasse pas de marcher dans ses sentiers un peu abruptes, il est vrai, mais qui conduisent aux succès durables.


L’ensemble de l’interprétation ne laisse rien à désirer. Mme Gueymard, à l’aide de sa voix magnifique, a trouvé le moyen de faire jaillir quelques étincelles d’un rôle ingrat. Mlle Bloch, malgré l’empâtement de sa voix et de sa diction, a mieux réussi qu’elle n’est accoutumée. M. Achard faisait, mercredi, ses débuts à l’Opéra ; il ne manque ni de distinction, ni d’étendue dans la voix : malheureusement le timbre de cette voix n’a plus qu’une sonorité monotone. On le savait déjà, il n’est point de rôle qu’on ne puisse confier à M. Faure : il triomphe toujours, dans la musique plus vocale comme dans celle qui l’est le moins. Il nous en a donné plus d’une fois la preuve dans les dernières années. Chanteur admirable, comédien excellent. est de ces artistes en qui se résume l’art vocal et dramatique de leur temps.

La Coupe du roi de Thulé restera surtout dans nos souvenirs comme une féerie. M. Halanzier en lui donnant une hospitalité somptueuse a payé d’une main prodigue la dette contractée par M. Perrin.

14 janvier 1873.