Musique et Musiciens/Don César de Bazan

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 221--).


DON CÉSAR DE BAZAN

Opéra-comique en trois actes de MM. d’Ennery et
J. Chantepie ; musique de M. J. Massenet.


Nous avons assisté à la représentation de Don César de Bazan, pièce de M. d’Ennery, mise en vers très lyriques par M. J. Chantepie et dont M. Massenet, un prix de Rome, a fait la musique.

Avant de donner nos impressions sur cet ouvrage, nous voulons revenir sur un sujet qui déjà nous avait occupé et que nous eussions voulu oublier. Il s’agit du mauvais esprit que l’on rencontre chez certains musiciens. Depuis le 1er janvier jusqu’à la Saint-Sylvestre, ils ne se lassent pas de gémir sur leur sort. À les entendre, on ne fait rien pour eux ; on ne joue pas leurs œuvres. Mais que l’un de leurs confrères ait la bonne fortune d’être interprété sur un théâtre, c’est à qui le critiquera le plus fort. Aussi a-t-on toujours envie de leur répondre : Lorsque vous dites « on ne nous joue pas, » vous pensez » on ne me joue pas ! » Ces imprudents ne s’aperçoivent pas qu’en tirant ainsi sur les leurs, ils tirent sur eux-mêmes. On ne saurait pousser plus loin la maladresse et la sottise.

Depuis longtemps déjà, accompagné de quelques-uns de mes confrères, je bataille pour faire ouvrir les portes des théâtres à nos compositeurs, et ce serait se montrer injuste que de ne pas reconnaître que les vœux des amis de l’art français sont enfin exaucés et qu’ils n’ont pas prêché dans le désert. Sept ou huit opéras nouveaux sont annoncés comme devant être représentés cette année[1]. On accueille donc les jeunes musiciens. Mais je le répète à ceux qui ne peuvent pas tenir leur langue dénigrante : Cessez de critiquer vos confrères ; quand l’un d’eux arrive sur la scène, soutenez-le, applaudissez-le, au lieu de vous en aller colporter des critiques où, à chaque mot, percent l’envie et la mauvaise foi. Et sachez bien que chaque chute d’un opéra nouveau atteint vos espérances et ruine votre crédit.

Malgré tout son talent, M. Massenet n’est pas plus que tous ses confrères à l’abri des coups de ce mauvais esprit qui sévit tout particulièrement sur les musiciens. Mais laissons là les envieux, les jaloux, les fruits secs, pour nous occuper de ce jeune musicien qui, du premier coup, vient de nous montrer que l’on pouvait compter sur lui. M. Massenet n’était encore connu que par un petit acte : La Grand’tante, par un cahier de mélodies et par des « suites d’orchestre, » très applaudies, il est vrai.

En choisissant, pour la mettre en musique, la pièce de M. d’Ennery, c’était s’exposer d’avance à plus d’une difficulté. En effet, on devait se demander si un chanteur d’opéra-comique pourrait jamais entrer dans le personnage typique dont Frédéric Lemaître avait composé une épique caricature ? D’un autre côté, n’était-il pas à craindre que Ruy-Blas, joué récemment à l’Odéon, ne contribuât encore à fatiguer le public de ce don César de Bazan ? Ces périls n’effrayèrent point M. Massenet, et il obéit à l’inspiration qui l’entraînait vers l’Espagne. Cette inspiration pas plus que la fortune ne l’ont trahi.

L’idée trouvée et acceptée, il fallait encore rencontrer dans le personnel de l’Opéra-Comique un chanteur assez bon comédien pour représenter ce personnage de don César. Et, outre que ce théâtre ne possède que des ténors fort médiocres, il n’en compte pas un seul qui soit bon acteur. M. Massenet se retourna donc forcement du côté des barytons, puisqu’il en pleut aujourd’hui. Un instant on hésita entre M. Ismaël et M. Bouhy : ce dernier l’emporta. Voilà donc don César fait Baryton. Deux rôles importants furent encore confiés à des voix graves, celles de Mme Galli-Marié et de M. Neveu, et le rôle du roi, moins important, confié à un ténor. Cette distribution allait jeter le musicien, peut-être sans qu’il s’en rendît bien compte, dans une nouvelle difficulté.

En effet, ces voix de demi-caractères, reunies souvent dans les principales scènes de la pièce, nuisent nécessairement à la sonorité vocale et jettent parfois sur l’œuvre une certaine monotonie qui n’est pas le fait de l’inspiration chez le musicien, mais la conséquence de cette quasi conformité de timbres dans le chant. Ajoutons encore que la seule voix aiguë de soprano de Mlle Priola s’entend à peine dans le second acte.

Je crois donc que ce défaut eût disparu si le rôle de Don César eut été écrit pour un ténor. Mais, je l’ait dit, il ne s’en trouve pas un seul capable de rendre ce personnage ; il fallut donc subir cette nécessité, sous le poids de laquelle M. Massenet n’a pas succombé.

La musique de Don César de Bazan se recommande par de solides qualités ; on y sent un musicien déjà maître de sa plume. Il a de l’imagination, et si Ton peut reprocher à sa phrase mélodique de manquer un peu d’haleine, il faut reconnaître qu’elle a du brio, du charme et souvent aussi de la force. M. Massenet se montre ingénieux dans la disposition des parties ; il a le goût des sonorités expressives ; son orchestration est à la fois élégante, claire, brillante et vigoureuse. Cette dernière qualité est même poussée jusqu’à l’excès dans les ensembles, où la vigueur domine et couvre, par moments, le timbre des voix. Il est curieux du rhythme et n’a pas, pour écrire sa partition, trempé sa plume dans l’encrier de M. Wagner, comme on l’a écrit précipitamment. Tout au contraire, je ne veux voir dans la partition de M. Massenet, qu’une juvénile sincérité. Cette partition est avant tout scénique, et c’est à cause de cette qualité que, dès le début de ce compte-rendu, j’ai placé M. Massenet au nombre de ceux sur lesquels nos directeurs de théâtres devaient fonder les plus sérieuses espérances.

On a pu le remarquer, j’ai pour habitude de juger l’ensemble d’une œuvre plutôt que d’analyser chaque morceau en particulier. Cette méthode me paraît préférable au point de vue du lecteur qui, n’ayant pas entendu la pièce, cherche de préférence chez le critique une appréciation d’ensemble. L’ayant fait, je citerai maintenant les morceaux les plus saillants de la partition : la première partie de l’Ouverture ; au premier acte l’ariette : « Partout où l’on chante, partout où l’on boit ; « où Don César, à l’exemple du prince de la Joconde de Nicolo, raconte ses exploits ; l’andantino de Lazarille : « Ayez pitié si mon désespoir vous semble sincère et touchant ; » la jolie marche aux lanternes et le finale. Au second acte, une berceuse : « Dors ami, dors, et que les songes t’apportent leurs riants mensonges » ; une séguidille, chantée par Don César, d’une coupe très originale : « Riche, j’ai semé les richesses à tous les vents, à pleine main » ; le duo bouffe entre Don César et Don José, l’un des meilleurs morceaux de l’opéra ; la chanson à boire avec chœur : « À boire, amis, je vous invite » ; au troisième acte, qui s’ouvre par une jolie pièce symphonique dans le genre espagnol, que la partition intitule : « sévillana ; » une poétique romance de Maritana : « Je sais qu’il est une âme qui de la mienne est sœur » ; le madrigal de Don César à Maritana voilée, dont un cor dans l’ouverture donne la primeur ; enfin le trio final, très-scénique et très-vigoureux.

Comme on le voit, il y a là de quoi justifier un succès qui s’accentuera de plus en plus. Si l’on veut bien se donner la peine d’écouter cet opéra avec les mêmes dispositions desprit que s’il s’agissait de l’œuvre d’un auteur mort, on reconnaîtra qu’il est plein de promesses pour l’avenir de ce jeune musicien doué d’un tempérament véritablement dramatique.

En lisant les premières partitions de nos musiciens français les plus illustres : Méhul, Grétry, Boïeldieu, Hérold, Auber, on n’y rencontre certainement pas, même en tenant compte des découvertes du temps, des facultés musicales aussi prononcées que celles dont ient de faire preuve M. Massenet. N’étouffons donc point nos jeunes musiciens par des jugements précipités et coupables, et n’exigeons pas d’eux qu’ils débutent dans la carrière par des chefs-d’œuvre.

L’exécution de Don César de Bazan est excellente, les chœurs seuls sont faibles. M. Bouhy joue et chante le rôle de Don César avec beaucoup d’intelligence de verve et de feu. Malheureusement, sa voix manque d’éclat et ne suffit pas toujours au relief du chant. Son succès n’en est pas moins très vif et nous y avons mêlé nos applaudissements ; cette création lui fait grand honneur. J’ai peu de chose à dire de M. Neveu, qui montre de la tenue dans un rôle effacé.

M. Léry chante avec une certaine passion le rôle de Charles II.

Avec une voix de peu d’étendue, Mme Galli-Marié chante toujours dans le sentiment juste de la situation.

Mlle Priola gâte le plaisir qu’elle pourrait faire par sa fréquente respiration. Elle respire pour chanter trois notes et avec un bruit fatiguant, hachant ainsi la phrase mélodique en menus morceaux. Serait-ce au Conservatoire que l’on apprend à respirer de la sorte ? N’est-il pas élémentaire qu’on ne doive pas entendre la respiration chez le chanteur ? Il me semble que cette jeune élève pourrait encore se débarrasser de ce défaut capital. Si sa voix n’est pas très-sympathique, elle a du moins de la facilité et comme musicienne elle a du rhythme.

Le 19 décembre 1872.

  1. Trente et un actes nouveaux de compositeurs français ont été représentés cette année, sur le théâtre subventionné. À l’opéra : La Coupe du roi de Thulé et le ballet, Gretna-Green ; à l’Opéra-Comique : Le Passant, la Princesse Jaune, Djamileh, Don César de Bazan, le Roi l’a dit. À l’Athénée : L’alibi, Dimanche et Lundi, Madame Turlupin. Dans la forêt, le Parc de maître Willon, le péché de Gérante, Monsieur Polichinelle, les Rendez-vous gâtants, la Dot mal placée, Ninette et Ninon, la Guzla de l’Émir.

    Nous félicitons, à ce sujet, M. le ministre des Beaux-Arts et ses collaborateur, MM. Charles Blanc, directeur des Beaux-Arts. A. de Beauplan, chef du bureau du théâtre et Vaucorbeil, commssaire du gouvernement près les théâtres subventionnés, ainsi que les directeurs de nos scènes lyriques, de ces tentatives qui leur font grand honneur.