P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 49-58).


FAUST À L’OPÉRA.



Les illusions que se font les artistes sur leurs œuvres sont fréquentes, et bien des causes les expliquent et les justifient. Si l’artiste est à la mode, s’il est gâté par un public idolâtre, son jugement, obscurci par la fumée de l’encens, perd ses plus sûrs moyens de contrôle. La critique a su régler ses principes, ses points de repaire, d’où elle plane de toute sa hauteur sur l’œuvre qu’elle examine. Obscurcissez les points d’observation, enlevez-leur la lumière, la sérénité, placez le juge sous la pression naturelle de ses intérêts personnels, de la passion, et tout discernement devient impossible.

C’est précisément la situation où se trouve M. Gounod, le musicien préféré des femmes. Le compositeur ayant fait un tableau de genre, il l’exposa dans un cadre taillé à la mesure de l’œuvre, respectant ainsi la loi de l’harmonie en art. Aujourd’hui, détachant son aimable tableau de cette vignette appropriée à sa taille, il vient de le placer dans un immense cadre, hors de toute proportion avec un ouvrage dont les délicatesses, les fines ciselures, les mille ornements, façonnés comme à la loupe, en un mot ce qu’il y a de meilleur chez lui, disparaissent aux yeux éblouis par tout ce qui les environne. Son opéra, transporté du Théàtre-Lyique à l’Académie de musique, me fait l’effet d’un Téniers qu’on encadrerait dans la « bordure » des Noces de Cana.

Mais prenons Faust tel qu’il est et tel qu’on nous » le présente. Il nest pas besoin de montrer, et ce serait une étude qui m’entraînerait trop loin, que le Faust de M. Gounod n’est point celui de Gœthe, qu’il n’en est, tout au plus, qu’une réduction.

Le rôle de Méphistophélès est manqué presque d’un bout à l’autre.

La partie fantastique, surtout, est loin datteindre les proportions exigées par le sujet. Mais, il faut bien en convenir, l’esprit français, en général, et la nature un peu féminine de M. Gounod, en particulier, ne sont guère aptes à comprendre le fantastique et à l’exprimer.

Nous accordons certes un grand talent à M. Gounod qui récolte parfois les fruits d’une excellente éducation musicale. Il a des grâces charmantes, un certain coloris des choses tendres. Il sait chanter. Mais tous ces dons manquent d’éclat. Sa pensée se fait difficilement jour à travers les coquetteries d’harmonie, dont il l’enveloppe avec excès.

Le grand accent dramatique, celui qui traverse la rampe et l’orchestre pour aller remuer les entrailles des assistants, il ne Fa jamais. Vous le chercheriez en vain dans Roméo et Juliette,[1] dans la Reine de Sabat, dans Faust.

On peut s’étonner aussi qu’un musicien qui semble s’exalter sur le sujet qu’il traite, passe si souvent à côté de la difficulté à vaincre. Malgré les belles et étranges harmonies qu’on admire au début de l’introduction de Faust, sorte d’alchimie musicale tout à fait dans la couleur de l’œuvre, cette Introduction dans son ensemble, n’est-elle pas une bien petite porte pour y faire passer un sujet géant ? Il fallait évidemment une Ouverture. Mais il fallait aussi la concevoir et l’écrire ! L’entreprise était digne de tenter un grand musicien !

L’un des meilleurs morceaux de la partition est assurément le chœur de la Kermesse. Je l’admire d’un bout à l’autre. Voilà du moins une page parfaite et d’un effet véritablement dramatique. En revanche, je ne puis accepter le caractère de la valse qui la suit. Il faut se sentir un bien grand besoin de vogue passagère pour donner une pareille entorse à la vérité scénique. Écoutez-la bien cette valse qui fait onduler sur leurs fauteuils les cocodès et les cocodettes. Elle contient tous les petits moyens de verve employés avec une habileté aussi grande par les Strauss et les Arditi. Est-ce donc ainsi qu’on devait faire valser les lourds Germains du moyen-âge ?

Et l’air « enfiorituré » des Bijoux ? Combien il est éloigné du caractère de la Marguerite de Gœthe ! Nous reconnaissons que la romance de Faust est sans contredit l’un des meilleurs morceaux de l’ouvrage ; que le quatuor du jardin ne manque pas d’intérêt scénique, bien que la musique en soit très-pâle ; que le célèbre duo des deux amants nous satisferait complètement, si, dans sa tendresse, dans sa passion, ne se trouvaient mêlées certaines tournures mélodiques, certaines désinances qui en altèrent la pureté et la sincérité.

J’ai dit, en commençant que M. Gounod manquait parfois de vérité, de naturel, de force, de puissance, et je m’attache à le prouver. En écoutant le chœur populaire des soldats, retrouvons-nous les vieux reitres que nous voyons dans les légendes, dans les gravures, dans l’histoire de ces temps barbares ? Le moyen-âge apparaît-il une minute dans ce mouvement du pas redoublé, qui accompagnerait mieux le défdé d’un de nos régiments que oelui des landsknecht de la Germanie, rentrant dans leurs foyers ?

L’auteur a-t-il été plus heureux dans la ballade du Rouet ? Ouvrez Schubert, faites vous chanter cet admirable lied : la Marguerite au Rouet, et je ne doute pas de votre réponse.

Le passage où il s’est montré le plus dramatique, c’est dans le trio qui précède et prépare le duel de Faust et de Valentin. Il y a là de l’énergie et de l’élan.

Quant aux airs de ballet, ajoutés pour les représentations de l’Opéra, ils sont indignes de la plume de M. Gounod.

Je ne veux pas pousser plus loin mes observations sur les points qui manquent à l’organisation dramatique de M. Gounod. Les défauts de Faust étaient fort atténués dans le cadre du Théâtre-Lyrique, mieux approprié à son inspiration intermittente. Le dernier acte de Faust, supportable au Théâtre-Lyrique, devient insuffisant sur la scène où l’on exécute le cinquième acte de Robert-le-Diable.

Que dirai-je de l’exécution ? Toutes les parties vocales sont-elles bien écrites pour les voix qui les chantent ? Les rôles de Faust et de Méphistophélès ne sont-ils point écrits trop bas pour MM. Colin et Faure ? Celui de Marguerite offre-t-il à Mlle Nilsson l’occasion de faire vibrer les cordes hautes de sa voix ? Non, assurément. Mlle Mauduit, charmante dans le rôle de Siebel, et M. Devoyod, dans celui de Valentin, paraissent seuls, à leur avantage, dans les personnages qu’ils représentent. M. Devoyod a surtout très-bien dit :


C’est une croix, qui de l’enfer
      Nous garde !


L’art de M. Faure est tel qu’il donne au rôle de Mephistophélès en intensité mimique, ce qui lui manque musicalement. Au second acte, M. Faure a chanté, scandé et mimé merveilleusement l’air :


Le veau d’or est encor debout.


Il s’est montré puissant dans la scène de l’église et chanteur consommé dans l’air qu’il chante eu s’accompagnant sur sa guitare satanique.

Mlle Nilsson n’a pas répondu à l’attente générale. Quant à moi, j’oserai émettre une opinion opposée. Elle me paraît, si ce n’est dans le caractère de la musique de M. Gounod, dont Mme Miolan rend mieux toutes les mièvreries, du moins dans le caractère de la Marguerite de Gœthe.

Mlle Nilsson a fait preuve d’un véritable talent de comédienne dans cette nouvelle création. Je l’ai suivie attentivement, et je l’ai presque constamment trouvée dans le sentiment du personnage. Vers la fin du drame, Mlle Nilsson déploie une piiîssance que n’a jamais eue Mme Carvaiho. C’est, en un mot, une Marguerite très-poétique, et c’est l’essentiel dans ce rôle d’amour simple, naïf et tout de sacrifices.

En résumé, les critiques que nous venons de faire ne nous sont pas venues seulement après la belle représentation que l’Opéra nous a donnée. Faust n’est pas né d’hier ; nous savons que cet opéra rencontre ses détracteurs systématiques et ses enthousiastes à outrance. Nous ne sommes ni avec les uns ni avec les autres. Le bienveillant confrère de M. Gounod, M. Richard Wagner et sa suite trouveront, sans doute, nos critiques trop douces encore, de même que les partisans quand même de l’auteur nous trouveront bien sévère. Placé entre ces deux opinions extrêmes, nous croyons avoir dit la vérité.

4 Mars 1869.
  1. Mes impressions nont pas beaucoup varié, depuis le jour, où j’entendais pour la première fois, Roméo et Juliette, au Théâtre-Lyrique, si ce n’est pourtant que cet opéra me paraissait un peu mince pour le cadre d’alors et qu’il dépasse au contraire celui de l’Opéra-Comique. À bien dire, ce n’est guère qu’un duo d’amour, amour dont la véhémence va parfois jusqu’à faire crier la passion des amants de Véronne ! Le chant ne leur suffit pas ! En revanche, ces langoureuses mélopées qui font se pâmer certaines femmes maladives s’y déroulent avec une désespérante monotonie.

    La fameuse querelle des Capulets et des Montaigu, prélait cependant à de grandes oppositions dans la musique. Pourquoi donc manquent-elles dans le drame lyrique de M. Gounod ? Pourquoi donc ne s’est-il pas emparé des situations dramatiques qui se fussent imposées à tout autre musicien, pour écrire quelques pages vigoureuses, formant ainsi un heureux contraste avec les tendres accents des deux amants ? Car, en vérité, il est impossible de prendre pour de la vigueur la scène des duels, final écourté du troisième acte, sans originalité et sans puissance.

    Tout ce qui caractérise le grand talent, le sentiment musical, si élevé de M. Gounod, se retrouve dans la partition de Roméo et Juliette. En voici, selon moi, les meilleures parties : l’ouverture-prologue avec chœur ; la ballade de la reine Mab ; le madrigal : « Ange adorable, » le duo du balcon : « nuit divine, je t’implore ! » C’est le pendant un peu affaibli du duo du jardin de Marguerite. Le trio du troisième acte entre Roméo. Juliette et le frère Laurent, d’un très-noble sentiment, pâlit à peine à côté du trio qua écrit Meyerbeer au cinquième acte des Huguenots dans une situation analogue, je veux dire la bénédiction donnée par Marcel à Raoul et à Valentine. Je citerai encore la chanson du page Stephaiio, l’entracte du cinquième acte, le fragment instrumental pendant le sonmieil de Juliette ; enfin quelques passages pathétiques du duo final.

    Tels sont les morceaux qui sont dignes de l’auteur dt Sapho et de tant de beaux fragments répandus dans ses œuvres complètes. Parmi les plus faibles, je mentionnerai : la cachucha du premier chœur d’un rhythme qui vous transporte plutôt à Madrid qu’à Vérone ; la valse viennoise de Juliette, et le mouvement de menuet, choisi par M. Gounod pour les couplets du vieux Capulet, dont il fait un père Lajoie : « Fêtez la jeunesse et place aux danseurs ! »

    Je ne saurais dire à quel point je trouve ces morceaux absolument médiocres et déplacés dans le palais des Capulets. Ce — Place aux danseurs vous rappelle, malgré la magnificence et la noblesse du lieu, les crieurs des bals champêtres et leur : Place aux danseurs ! En avant les quatre autres !

    Il y a certainement beaucoup de passion dans le duo qui termine le quatrième acte ; mais je me demande comment le chant de l’alouette a pu éveiller chez le musicien l’idée de pareilles explosions de voix ! Cette nuit d’amour ce mystérieux rendez-vous dans le palais même de Capulet, invitait à des transports, non pas moins passionnés, mais plus contenus dans leur expression. Comment toute la maison ne serait-elle pas avertie par de tels cris ?

    Je ne veux pas terminer mes éloges et mes critiques sans louer l’admirable instrumentation de Roméo et Juliette. Il serait difficile de se montrer plus coloriste et plus expressif, de pousser plus loin la science de la fusion des timbres, de développer avec plus de succès et mieux les sonorités de l’orchestre. (Janvier 1873).