Musique et Musiciens/La Messe solenelle de Rossini

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 41-48).


LA MESSE SOLENNELLE DE ROSSINI.



Quoi qu’on ait dit, la fugue est et sera toujours l’un des moyens les plus féconds et les plus puissants pour remuer les masses orchestrales et chorales. On pense chez nous que la fugue est une composition dont la science est le seul intérêt : c’est là une erreur toute française qu’il est temps de détruire.

Assurément une fugue peut être aride, mais une cavatine peut l’être aussi : nous en avons plus d’un exemple. Là où l’inspiration manque, que ce soit dans une romance, dans un concerto, ou dans une ouverture, l’ennui se produit également. Ô musiciens qui vivez dans la paresse, et vous très-précieux Parisiens auxquels quelques minutes d’attention suffisent pour décider que ceci ou cela est admirable ou « infecte, » sachez qu’en musique ainsi qu’en beaucoup d’autres choses, il vous faudra rabattre de vos opinions.

Combien de fois déjà, à ma connaissance, ne l’avez-vous pas fait ? N’aviez-vous pas déclaré, avant la fondation des Concerts Populaires, que Beethoven était assommant ? Ne vous ai-je pas entendu dire aussi, avant que l’Opéra eût remonté le chef-d’œuve de Mozart et qu’on vous y eût donné un ballet dans le palais de Don Juan, que cet opéra allemand élait le comble de l’ennui ?

Je suis donc sans inquiétude sur votre conversion finale. D’ailleurs, veuillez-le ou ne le veuillez pas, vous finirez par aimer une belle fugue autant et peut-être plus que vous n’avez goûté le Pied qui r’mue !

Sachez que les plus beaux chœurs de Sébastien Bach et de Handel sont des fugues.

Le Kyrie du Requiem de Mozart est une fugue. Le terrible chœur des catholiques et des protestants, au 3e acte des Huguenots, « marmoteurs de prières, régiment de sorciers, » est, sinon une fugue, du moins un morceau écrit en style fugué. Enfin, ô Parisiens très-versatiles, le plus digne d’admiration des fragments de cette dernière grande œuvre de Rossini, — la Messe solennelle est… une fugue !

Et c’est précisément cette page magnifique qui vous a le plus remué, et puisqu’il faut, avant tout, qu’on vous « empoigne, « ce qui vous a le plus « empoigné, » c’est ce fragment scolastique. Cette forme musicale que, tout à l’heure encore, vous croyiez une chose savante, mais ennuyeuse, je vous le répète de nouveau, n’est autre chose qu’une fugue, qu’une fugue avec son sujet, sa réponse, ses contre-sujets, ses imitations, ses renversements, ses canons, sa pédale et sa strette. Et sur tous ces éléments rayonne l’éclatant génie de Rossini.

Dans certaines parties de cette Messe, le maître ne fut pas toujours aussi hien inspiré que dans cette fugue splendide du Gloria. Ailleurs on le retrouve tout entier avec ses indifférences sur le sujet qu’il traite, avec son scepticisme, mélangé de superstition italienne. Le scapulaire au cou, il parle quelquefois à Dieu comme s’il s’adressait à Sémiramis, doutant moins de l’existence de la reine de Bahylone que de la puissance qu’il vient de chanter et d’invoquer. Ce reproche, d’ailleurs, s’adresse à tous les Italiens qui ont traité la musique religieuse, depuis Pergolèse jusqu’à nos jours.

Malgré de suhlimes échiirs, Rossini n’a point dépouillé le vieil homme pour confesser sa foi. C’CvSt sans conviction apparente qu’il a répété le serment chrétien : Credo in unum Deum. Il y a telle phrase de l’orchestre où les paroles sacrées sont accompagnées par un rhythme théâtral. Il y a tel solo de ténor dans le Gloria qui n’est à vrai dire qu’une cavatine profane, et maints passages où le musicien n’a pas même daigné secouer l’éternelle formule du style de l’opéra italien.

En un mot, si dans cette Messe, si dans son Stabat, il s’est élevé sur l’échelle de Jacob, c’est surtout dans le Kyrie, dans le Gloria, dans quelques passages du Credo, dans le morceau d’orgue tout entier et dans l’Agnus Dei. Partout régnent l’abondance de l’idée mélodique, le coloris, la lumière, et l’accent dramatique. Quant à l’orchestration, elle est, selon nous, restée stationnaire. Le musicien semble n’avoir tenu aucun compte des exigences actuelles chez un public familiarisé, maintenant, avec la symphonie.

Le Kyrie, début de la Messe, écrit à quatre voix avec orchestre et orgue, se présente comme la magnifique préface de l’œuvre. Son chant séraphique est accompagné par un martellement des contre-basses et des basses qui en rehausse encore la beauté.

L’attaque du Gloria, est foudroyante. Un regard d’en haut était venu frapper le cerveau du compositeur. La phrase du chœur Adoramus te, benedicimus te, est dua seutinieiit inimitable. On voit lliuniilité des fidèles dans cette louange au Seigneur, dite dans le ton des litanies. Ce passage touche au sublime.

Le duo des femmes : Qui tollis peccata mundi, accompagné par les harpes, est d’une mélancolie profonde. Et ces mots : Miserere, miserere ! ont des accents pénétrants. La fugue dont j’ai parlé eu commençant est le sublime couronnement de cette page inspirée.

Dans le Credo, la phrase du Crucifixus, du caractère le plus pathétique, est lune des plus hautes inspirations de Rossini.

L’O Salutaris, que le maître a intitulé : O Salutaris de campagne, on ne sait pourquoi (une des mille boutades de son esprit), est peut-être un peu trop modulé. Toutefois, il y a vers la fin un grand trait mélodique qui se déroule comme une arabesque sonore.

L’Offertoire, morceau d’orgue digne de Sébastien Bach, eût exigé moins de monotonie dans l’expression du chanteur qui l’interprétait et plus de puissance dans l’instrument.

Les voix chantent sans accompagnement le Sanctus. La phrase : Benedictus qui venit in nomine Domini est charmante, tout à fait italienne ; mais c’est à peine si le sentiment religieux y paraît.

L’Agnus doit le jour à une plus céleste inspiration. La phrase sur Dona nobis pacem est l’une des plus heureuses manifestations du génie du maître. Cette réponse au solo de contralto, chantée pianissimo par les voix de femmes, est bien l’écho des âmes du purgatoire soupirant à la fois leurs plaintes et leurs espérances. On sent en les écoutant que le ciel sVst ouvert au-dessus de ces âmes pour leur montrer les félicités éternelles.

L’exécution un peu prématurée de la Messe solennelle n’a pas eu le temps d’atteindre toute la perfection désirable. Il faut cependant rendre justice au chef d’orchestre et à M. Hurand, chef des chœurs, pour l’intelligence et le zèle qu’ils ont déployés dans cette circonstance, et aussi aux excellents artistes de Ventadour, tels que MM. Ciampi, Verger, Mercuriali, Scalese, Mlles Rosello, Grossi, Ricci et de Murska, qui sont venus modestement se mêler aux choristes, pour rendre hommage au grand musicien.

Quant aux soli, ils ne seront nulle part en Europe chantes comme à Paris. Mlle Krauss et Mme Alboni ont déployé dans l’œuvre du maître, auquel elles ont dû, ici, de si magnifiques succès ; leurs voix admirables et leur grand talent. Il y a entre les deux éminentes cantatrices, une unité de style et de conscience artistique qui devait profiler à l’exécution de l’œuvre.

La voix de Mme Alhoni est sans seconde dans le monde ; elle reste ce qu’elle était jadis — un fleuve tranquille où l’on se mire comme dans le plus pur cristal. Mlle Krauss, c’est l’amour de l’art, le respect scrupuleux du texte, unis au style le plus élevé, à l’âme la plus chaleureuse. Le succès qu’elle vient d’obtenir dans la Messe de Rossini est un fleuron de plus à la couronne que la critique française lui a décernée.

Immense a été le triomphe de Mlle Krauss, qui a dû répéter le Crucifixus, sollicitée par l’enthousiasme général. La cantatrice viennoise a mis toute son âme dans cet adieu suprême qu’elle adressait à l’auteur d’Otello.

M. Agnesi a montré qu’il savait chanter la musique d’église.

L’œuvre musicale que nous venons d’entendre est considérable. Le maître a vaincu par delà le tombeau dans un dernier combat. Cette soirée du 28 février comptera, dans notre vie artistique, au nombre de nos plus douces et de nos plus profondes émotions.

2 Mars 1869.