P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 59-72).


FIDELIO AUX ITALIENS.


I

L’affiche des Italiens annonce comme prochaine la représentation de Fidelio. Aucune nouvelle ne n pouvait nous être plus agréable. En effet, nous croyons fermement que le temps est venu où Fidelio prendra, dans le répertoire des théâtres lyriques de Paris, la grande place que lui assigne en Allemagne son immense valeur musicale et le nom de son immortel auteur.

Nous savons qu’il existe un préjugé contre cette œuvre de Beethoven. On a dit, sans se donner, comme toujours, la peine d’étudier, voire même d’entendre, que la musique de Fidelio n’était pas dramatique et encore moins vocale ; que son seul côté intéressant se trouvait dans l’orchestration ; qu’il fallait renvoyer le grand homme à ses sonates et à ses symphonies, et que le théâtre, en définitive, « n’était pas son affaire. » Disons que c’est en France

que l’on ose écrire de telles choses, mais que l’Allemagne se garde bien de semblables jugements. Qui ne se soutient, d’ailleurs, qu’à l’origine, la musique instrumentale de Beethoven était trouvée plus savante qu’inspirée ?

Ce que le temps a fait pour la musique instrumentale du maître, il le fera pour Fidelio. Ce n’estpasau moment où la « cavatine de onze heures, » comme l’appelait plaisamment Berlioz, se démode tout à fait, que nous n’aurions pas le droit d’espérer enfin ce revirement d’opinion. Ce serait donc un grand honneur pour M. Bagier d’obtenir un succès là où ses devanciers n’ont recueilli que l’indifférence, et pour nous une grande joie de voir l’œuvre acclamée à Paris, comme elle l’est partout en Allemagne.

C’est le 5 mai 1860 que le Théâtre-Lyrique nous donna Fidelio avec Mme Viardot, Bataille, Serène, Guardi, Fromant et Mlle Faivre. Si la voix de l’illustre cantatrice se fatiguait déjà, son talent était de taille à supporter le poids écrasant du rôle. L’ouvrage fut monté avec un tel soin, l’exécution en avait été si étudiée, que j’observai à cette époque un revirement assez marqué dans l’opinion générale. Ce n’était plus seulement l’orchestration qu’on admirait, mais bien la pure beauté de la mélodie et la vérité de l’accent lyrique. On commençait déjà à ne s’en prendre plus qu’au poëme, dont la simplicité ne convient plus au théâtre moderne, malgré les beaux et rares sentiments qui y sont exprimés. Heureux l’auteur qui saura refaire ce poëme, car ce jour-là Fidelio prendra sa place à l’Opéra.

En attendant, comme on ne va guère aux Italiens que pour la musique, et que d’ailleurs cette pièce vaut bien la Somnambule, M. Bagier se montre bien inspiré en préparant Fidelio. Si le nom de Beethoven n’était point, à lui seul, la raison déterminante de ce choix, le grand succès obtenu l’année dernière au Conservatoire par la Krauss, dans un air de cet opéra, était fait pour fortifier le désir du directeur de Ventadour.

Lorsqu’une erreur d’opinion s’est implantée quelque part, il faut des efforts inouïs ou des circonstances exceptionnelles pour la déraciner. Nous nous sommes fait rejouer cette partition du grand maître, et nous nous demandons plus que jamais comment ces chants si simples, si pathétiques ont pu rencontrer chez nous tant d’indifférence.

Nous nous demandons comment l’inspiration mozarienne du quatuor du premier acte et du trio du second n’a pas frappé, tout d’abord, les dévots de l’auteur dé Don Juan ? Comment l’air adorable de Marceline n’a pas touché le public par la tendresse de ses accents ? Comment le grand air de Fidelio, celui de Florestan, le duo du tombeau, celui de la délivrance, le quatuor qui le précède, le sriiœur des prisonniers et le grand finale n’ont pas révélé, tout de suite, aux auditeurs la même et sublime main qui a écrit la symphonie en la et les Ruines d’Athènes ?

Comme nous l’avons dit plus haut, nous sommes convaincu que la lumière va se faire dans les esprits. M. Bagier semble l’avoir compris aussi. On nous assure qu’il attache à cette reprise toute l’importance qu’elle mérite. Il a communiqué ses convictions à ses artistes ; il a fait venir de Vienne une partition sur laquelle les mouvements ont été marqués au métronome par le chef d’orchestre de l’Opéra impérial, le fils de celui qui monta Fidelio, sous la direction même de Beethoven. Il a demandé à M. Balfe, de Londres, les récitatifs qu’il a faits pour les substituer au dialogue. M. Leroy, que M. Bagier a eu l’heureuse idée de s’attacher, dirigera la mise en scène avec son habileté consommée. M. Alary s’occupe, avec un zèle au-dessus de tout éloge, des études de la partition ; à M. Hurand incombé la direction des chœurs, et déjà M. Chodzdopol s’attache à pénétrer les secrets de l’admirable orchestration de l’œuvre. La partition sera donnée dans son intégrité absolue, avec le respect qu’elle commande.

Comme cela se pratique à Vienne, et comme on l’avait fait au Théâtre-Lyrique, la troisième ouverture de Fidelio, celle d’Eléonore, sera exécutée pendant l’entr’acte, sans préjudice de la première : l’ouverture en mi. On nous assure qu’un supplément de choristes doit être ajouté au personnel ordinaire, comme cela se fait toujours pour le célèbre « chœur des prisonniers » et le grand finale du second acte, mesure très-sage, si l’on veut donner à ces morceaux la sonorité vocale et l’effet qu’ils produisent ailleurs.

Voici la distribution des rôles :

Fidelio, Mlle Krauss ; Marcelina, Mlle Ricci ; Florestan, Nicolini ; Giacinio, Palermi ; Pizarro, Agnesi ; Rocco, Ciampi ; le Ministre, Zimelli.

Le rôle de Fidelio semble avoir été écrit pour les qualités dominantes du talent passionné de la Krauss. Les journaux allemands m’ont appris qu’il fut à Vienne le plus grand de ses succès. Elle le retrouvera chez nous.

Tout semble donc concourir à une belle exécution du chef-d’œuvre lyrique de Beethoven.

18 Octobre 1869.


II


La soirée de jeudi dernier, 25 novembre, restera comme une date glorieuse dans les annales du Théâtre-Italien de Paris. Rarement, en effet, il nous avait été donné d’assister à un enthousiasme comparable à celui qui s’élevait de la foule des dilettantes, des critiques, des gens de lettres et des artistes, venus en masse pour acclamer, enfin, et le nom et l’œuvre du plus grand des musiciens. Cette émotion vraie, profonde, ces élans sympathiques, ces applaudissements chaleureux venaient à point pour montrer qu’il y a encore à Paris un public, des esprits et des cœurs faits pour comprendre les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. Si l’opéra de Beethoven eut été, de nouveau, accueilli froidement, il eut fallu désespérer de nous.

Au lieu de cela, on a pu avoir toute une assemblée, du rez-de-chaussée au faîte du théâtre, transportée d’enthousiasme, acclamer une œuvre sublime dont la représentation venait en dépit des préjugés et en plein règne des trivialités, fêter l’anniversaire de la première représentation de Fidelio.

C’est à Vienne, en novembre 1805, que Beethoven dirigea lui-même dans le théâtre an der Wien la première représentation de son opéra, sous le titre de Léonore. La mauvaise exécution qu’on en fit, après un nombre trop restreint de répétitions, la guerre avec la France aidant, le fit abandonner au bout de quelques jours. Beethoven en fut très-affligé mais infatigable travailleur, il se mit à composer une seconde ouverture en mi majeur, disant qu’elle serait plus facile à jouer que celle en ut, supprima un air dans le rôle de Léonore, un trio en mi bémol majeur, un des airs du geôlier et un duo pour voix de soprano en ut majeur. L’année suivante ou reprit l’ouvrage sous le titre de Fidelio au théâtre de Karnhtner-Thor. Mieux préparé cette fois, il obtint un immense succès, qui depuis ne s’est jamais ralenti en Allemagne, où tous les grands artistes ont tenu à l’honneur de le chanter.

Malheureusement, jusqu’à ce jour, il n’en avait point été de même en France, et chaque épreuve nouvelle devenait une déception. Ne disait-on pas que cette musique était impraticable au point de vue vocal ? Qu’elle était fort savante, mais complètement dépourvue d’expression dramatique ? Que son seul intérêt se trouvait dans l’instrumentation, et que définitivement il fallait renvoyer l’auteur à la musique de chambre, à ses sonates et à sa symphonie. Cette opinion toute française est ruinée depuis avant-hier. Pour notre part et pour celle de beaucoup d’autres, rien n’est au-dessus de l’expression dramatique de la musique de Fidelio, œuvre où Beethoven se retrouve tout entier, depuis sa première manière qui rappelle, par instants, celle de Mozart, jusqu’aux sublimes sommets qu’a pu, seul, atteindre l’auteur de la symphonie en ut mineur.

Quant à l’orchestration, il est puéril de l’appeler savante. C’est inspirée qu’il faut dire ! La science seule ne suffit pas à créer de pareilles harmonies, qui à chaque instant, et sans jamais troubler l’effet vocal, viennent porter nos sensations à la dernière limite du sentiment.

Il ne me reste plus qu’à dresser le procès-verbal de cette soirée. Je m’empresse de rendre hommage à l’exécution de Fidelio par les artistes du Théâtre-Italien. M. Bagier, qui n’avait pas reculé devant l’augmentation de son orchestre et de ses chœurs, a tenu ne donner l’ouvrage que parfaitement répété et su par chacun. Aussi, toutes choses ont-elles marché à souhait, malgré les difficultés que présente la musique de Fidelio. La mise en scène de la pièce est très-intelligemment réglée par MM. Leroy et Alary.

Tous les morceaux d’ensemble ont été dits avec une perfection rare et parfaitement accompagnés par l’orchestre, qui s’est distingué jeudi, non-seulement par les nuances de ses accompagnements, mais encore par l’exécution des ouvertures en mi majeur, et en ut, celle-ci connue sous le nom de Léonore-ouverture.

Il faut avouer que la tentative du directeur du Théâtre-Italien était singulièrement favorisée par la présence de Mlle Krauss, vraisemblablement la seule cantatrice d’aujourd’hui réunissant à la fois les qualités de cantatrice, de musicienne et de tragédienne, indispensables à la parfaite interprétation du rôle écrasant de Léonora. Jamais, on peut le dire, depuis l’origine, on n’avait rencontré semblable interprète. La Milder n’avait qu’à moitié satisfait Beethoven, disent les critiques du temps. Depuis, en 1816, par exemple, époque à laquelle Weber, alors « kapelmeister » à Prague, donna Fidelio à son bénéfice, aucune cantatrice n’y a obtenu tous les suffrages.

Dans les lettres de l’auteur du Freychütz, on voit qu’il a quelque humeur contre Mlle Carolina Brandt, cantatrice célèbre qui, plus tard, devint sa femme. La Schrœder-Devrient, qui avait d’abord joué la tragédie et commencé sa réputation dans les pièces de Schiller, débuta par le rôle de Pamina dans la Flûte enchantée, et par celui de Léonore en 1820. Elle le joua à Paris en 1829, et j’eus le bonheur de l’applaudir dans Fidelio en 1845, au théâtre de Dresde, alors que le fameux ténor Tichatscheck chantait si admirablement le rôle de Florestan. Mais, selon M. Blaze deBury, et autant que mes souvenirs me le disent, la belle Schrœder-Devrient « jouait bien plutôt son rôle qu’elle ne le chantait. »

Lors d’un voyage que fit à Munich Mendelssohu, en 1830, on y donnait Fidelio. L’auteur du Songe d’une nuit d’été mande à son père que l’exécution dans son ensemble, « laissait beaucoup à désirer. » La célèbre Mme Schechner, seule, l’avait ému, « par moment, » à ce point, qu’il en « pleurait à sa manière. » Et cependant, dit-il, « sa voix est couverte et elle a souvent chanté beaucoup trop bas. » Depuis, Mme Sczillag de Vienne a réussi dans Fidelio.

En 1852, la Cruvelli y fit admirer sa belle voix, mais sans émouvoir son auditoire de Ventadour. Peu de temps après, Mme Viardot y déploya son grand style au Théâtre-Lyrique, mais la voix ne répondait plus aux intentions de l’éminente artiste ; l’effet fut manqué. Enfin, jeudi, j’entendais un des artistes dont la France s’honore déclarer hautement dans le foyer que Mlle Krauss laissait derrière elle jusqu’à la Malibran elle-même, qui, disait-il, manquait de puissance dans l’œuvre colossale de Beethoven.

En effet, Mlle Krauss, admirable cantatrice dans l’air terrible du premier acte et dans le duo final avec Florestan, s’est élevée au premier rang des tragédiennes lyriques de notre temps. Admirable d’intentions scéniques, de gestes et d’attitudes dans toute la pièce, sublime dans ses accents dramatiques, dans sa douleur poignante comme dans sa joie, elle arrache les larmes des spectateurs. Non-seulement son art n’a point été dépassé, mais il est plus que douteux, d’après les témoignages vivants ou écrits, que Mlle Krauss ait jamais été égalée dans Fidelio.

C’est une âme qui s’exhale en accents touchants, irrésistibles. Le public et l’orchestre des musiciens le lui a témoigné par des bravos qui ont dû l’aller frapper jusqu’au fond du cœur.

Mlle Krauss n’ignorait pas la défaveur dont Fidelio était frappé chez nous. Elle savait qu’il lui faudrait triompher de la routine, vaincre des préjugés invétérés. Elle sentait qu’elle avait entre les mains la réhabilitation d’un chef-d’œuvre méconnu. Mais cette lourde tâche n’a point arrêté son courage. Chargée d’une responsabilité si grande, c’est avec une visible émotion qu’elle est entrée en scène. Mais lorsque le succès a éclaté, on a pu voir, sur son visage si mobile et si expressif, la double joie de l’artiste, heureuse du succès de l’œuvre.

Le rôle du ténor ne commence qu’avec l’acte de la prison. Il est vrai que Florestan ne quitte plus la scène à partir de ce moment. On nous dit que M. Fraschini navait non-seulement jamais chanté, mais encore jamais entendu Fidelio, et que par une modestie bien digne d’un pareil talent, il regrettait hautement de n’avoir pas eu de modèle. Un artiste tel que M. Fraschini, peut s’en passer ; et il l’a prouvé. Il a triomphé de toutes les difficultés de ce rôle presque inaccessible, et ce n’est pas sans une émotion profonde que le public a chaleureusement applaudi dans cet adagio, empreint d’une mélancolie que l’âme si tendre de Beethoven pouvait seule ressentir et exprimer.

Nous ne finirons pas sans féliciter les artistes chargés des seconds rôles, si tant est qu’il en existe dans cet ouvrage, où il n’y a pas une mesure qui ne soit l’expression vraie et élevée de la situation.

M. Agnesi a dit d’une façon remarquable et avec une grande puissance de voix son air avec chœurs. M. Ciampi a apporté un soin tout particulier dans la composition de son rôle. Il dit avec beaucoup de finesse ses couplets du premier acte ; nous pourrions encore citer nombre de passages très-bien rendus par cet artiste consciencieux. M. Palermi, dans un rôle écrit trop bas pour sa voix, mérite aussi des éloges. Mlle Ricci, excellente musicienne, a mis beaucoup de grâce et de vivacité dans le rôle gracieux de Marceline.[1].

La bataille a été livrée et gagnée en présence d’un public qui n’a pas cessé un instant de partager l’émotion des interprètes.

29 Novembre 1869.
  1. Cette jeune artiste, nièce de l’auteur de Crispino e la Comare, est morte l’année suivante en Italie.