Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 47-64).

III

LA RELIGION ET L’ART



Si le rôle social de l’Art et son action au point de vue du progrès ne sont point tels que se les imagine Tolstoï, bien moins encore me paraît acceptable l’idée qu’il se fait des rapports de la Religion avec l’Art.

Cette question a toujours préoccupé très vivement les grands artistes, les esthéticiens et les philosophes ; il y a évidemment une frappante analogie entre le sentiment religieux et le sentiment artistique ; des points de contact nombreux s’établissent entre ces deux modes de contemplation et d’interprétation du Monde. Mais je le répète et j’y insiste, les dériver l’un de l’autre, faire de l’Art un succédané de la Religion, c’est confondre deux domaines profondément distincts.

En abordant ce grave sujet, il faut avoir bien soin de définir nettement les termes dont on se sert, d’en délimiter strictement le sens.

Qu’entend-on par Religion ?

Le mot est vague et comprend une infinité de choses. Au sens propre, il sert à désigner l’ensemble des doctrines et des pratiques qui constituent les rapports de l’homme avec la puissance divine. C’est dans ce sens qu’on parle de la religion juive, de la religion chrétienne, de la religion païenne, de la religion mahométane, etc. Dans un sens plus restreint, on applique le mot religion à un ensemble de doctrines qui ne sont qu’une variante d’une doctrine plus générale. On dit par exemple : la religion catholique, la religion réformée, la religion grecque, pour désigner des confessions particulières, les trois cultes distincts de la même religion chrétienne. Enfin, dans un sens absolu, on entend par Religion ce sentiment mal défini et cependant très caractérisé qui, sans préciser la notion de la Divinité tout en admettant celle-ci, se déclare indépendant de toute révélation surnaturelle et de tout culte établi ; ou bien, sans admettre l’existence réelle d’une puissance supérieure, créatrice et directrice du Monde, régulatrice des phénomènes de la nature morale et physique, reconnaît cependant une idée universelle, une loi suprême d’harmonie et de régularité nécessaire. C’est ce qu’on est convenu d’appeler la Religion naturelle ou la Religion, tout court.

Il n’entre pas dans le cadre de ce travail d’examiner ces différentes conceptions ; je me borne à faire remarquer que jusqu’à présent, aucun des penseurs qui ont cherché à approfondir le mystère des rapports de l’Art avec la Religion ne s’est, à ma connaissance, préoccupé d’établir nettement son point de départ. Tous indistinctement emploient le mot Religion d’une façon vague et imprécise. Sans peut-être s’en rendre compte bien clairement, ils mêlent à leur exposé des idées dérivées d’une des religions positives connues, et, nécessairement, le problème se trouve ainsi faussé dans ses prémisses.

Avec les religions positives, avec les confessions et les cultes déterminés, l’Art ne peut avoir que des rapports artificiels, non naturels et nécessaires ; s’il en a, aussitôt il devient lui-même factice ; car il n’est plus libre, puisqu’il doit se conformer à des doctrines absolues et formelles. Nous aurions ainsi un art sectaire, qui chercherait à exprimer non pas la Vérité, mais des vérités et des dogmes formulés en préceptes catégoriques et impératifs. La plupart des œuvres religieuses de la Renaissance – pas toutes – rentrent dans cette espèce de contrefaçon d’art ; elles ne sont véritablement belles que lorsque, en dépit du but religieux, et au-dessus de lui, elles expriment le pur sentiment humain. L’Art véritable est même le plus souvent en contradiction décidée et consciente avec la religion en tant que formule précise et étroite d’un ensemble de doctrines et de croyances. Il est, en face de celle-ci, une revendication énergique de la Nature indépendante et vivace qui se rebelle contre toutes les lois qu’elle-même n’a point dictées et se refuse à subir la contrainte de celles qui tendraient à restreindre son incessante activité.

Quand Michel-Ange, par exemple, étale sur les murs de la chapelle funéraire de Saint-Pierre ces héros indignés, aux formes surhumaines, ces vierges colossales et désespérées qui clament l’inexorable cruauté de la vie, il se met en opposition manifeste, absolue, avec la religion de son temps, avec le dogme romain. Sa grande âme emportée et généreuse de justicier proteste contre l’asservissement des consciences par la papauté, contre la corruption sociale du monde clérical et aristocratique, contre la tyrannie et l’injustice s’élevant triomphantes sur les ruines de la liberté et de la patrie italienne courbées sous le sceptre de l’Église, interprète attitrée et infaillible de la religion du Christ.

Que d’autres exemples analogues on pourrait citer à tous les moments de l’histoire de l’Art ! Constamment, l’Art est en conflit avec les religions ; j’irai jusqu’à dire que partout, et presque toujours, le grand art se présente vis-à-vis d’elles sous la forme d’une protestation, avec le caractère d’une révolte.

Et cela se comprend. La Nature se soulève par l’intermédiaire de l’Art contre les aberrations qui troublent l’organisme social. C’est par l’Art qu’elle manifeste son désir d’un retour vers une ordonnance harmonieuse des choses.

C’est dans ce sens seulement qu’on pourrait dire de l’Art qu’il est une expression de la conscience morale ou religieuse d’une époque. Et, mieux encore, si nous voulons aller bien au fond des choses, nous devrons finalement reconnaître que l’Art, en réalité, est cette conscience même dans sa plus haute expression.

Que sont, après tout, les religions ? De simples législations morales, des codifications d’un ensemble de préceptes nécessaires, de vérités indispensables à la vie et que la Nature nous révèle directement. C’est pourquoi toutes les religions ont à peu près le même fond. Elles ont beau se détester et se maudire entre elles, s’accuser mutuellement de mensonge et de supercherie, se réclamer d’une révélation divine, elles reposent toutes sur des principes analogues ; elles dérivent toutes de la même source, qui est non pas une révélation divine, mais la simple reconnaissance des lois naturelles par l’homme devenu conscient de son rôle dans l’univers.

« Toute religion, a dit Humboldt, se compose d’une morale plus ou moins sainte et d’une fable plus ou moins folle. » Ces fables varient à l’infini, d’où résultent les différences entre les religions ; le fond commun et qui ne change guère, c’est la morale. Depuis l’origine des sociétés humaines, celles-ci n’a pas fait un pas en avant. La religion du Christ, la dernière en date, ne nous a dévoilé aucune vérité inconnue auparavant. Tous les préceptes moraux qu’elle énonce ont été exprimés par les philosophes et les poètes de l’hellénisme ; bien antérieurement, ils avaient déjà paru dans les doctrines de Confutzee, de Bouddha, de Manou, ainsi que les travaux les plus récents des orientalistes l’ont démontré ; le christianisme a seulement donné une forme nouvelle à des idées anciennes, rendues plus sensibles et plus accessibles par d’heureux symboles.

Après tout, ne sommes-nous pas des hommes avant d’être circoncis ou baptisés juifs, mahométans ou chrétiens ? Ce qu’il y a de secondaire dans les religions et ce qui les distingue cependant les unes des autres, c’est la fable, le symbole qu’elles choisissent pour se formuler ; ce qui est éternel, universel et évident, c’est le fond immuable d’humanité sur lequel elles reposent.

Or, ce fonds d’humanité, est aussi la base de tout art. L’Art est même plus apte à l’exprimer que les religions. Il l’exprime, dans la variété infinie de ses manifestations, de la façon la plus continue et la plus claire. Il me paraît même évident, contrairement à une doctrine constamment suivie jusqu’ici, que dans l’ordre des phénomènes psychiques ce n’est point l’Art qui dérive de la Religion ou des religions, mais plutôt la Religion ou les religions qui dérivent de l’Art.

Ce « sens supérieur de la vie » dont parle Tolstoï, c’est l’artiste qui, de tout temps, l’a possédé au suprême degré. Si l’on veut bien y réfléchir, que sont, après tout, les théogonies de l’humanité primitive d’où sont issues, par une filiation nettement établie, toutes les conceptions religieuses postérieures, plus complètes, plus élevées ? Elles ne sont pas autre chose qu’une interprétation poétique des phénomènes naturels. À mesure que l’observation devient plus pénétrante, que la connaissance des phénomènes se répand et se fait plus générale, les symboles se multiplient ; notre imagination, par une pente fatale, établit des relations entre ces divers symboles à l’imitation des phénomènes que notre esprit a observés. Les symboles, qui étaient une représentation figurée des lois naturelles, tendent alors à reprendre une forme concrète, sensible. L’imagination active de l’homme, mal à l’aise dans la conception abstraite des objets dont il s’occupe incessamment, cherche à la rendre plus précise en la revêtant des caractères mêmes de l’être humain ; nous nous représentons les forces de la nature comme des individualités sensibles, intelligentes, mues par l’amour ou par la haine, se laissant fléchir aux prières, aux offrandes, aux sacrifices. Telle est l’origine de la religion et des religions. Si elles ont, dans le cours des siècles, exercé une incontestable action sur l’éducation morale des hommes, elles n’ont fait, en cela, que rendre aux hommes ce qu’elles en avaient reçu.

Leur fondement est la compréhension plus ou moins claire de la vie, interprétée et révélée par l’Art ; elles se développent ensuite parallèlement à la civilisation, c’est-à-dire à l’affinement nécessaire des relations sociales. C’est l’inverse exactement de la thèse de Tolstoï : les religions ne précèdent pas la marche de l’humanité vers un état supérieur, elles en sont la conséquence. Elles sont si peu initiatrices que, toutes, elles ont été plus ou moins une cause d’arrêt et de recul, bien loin d’être un instrument de progrès. « L’homme, a dit Channing, croit ce qu’il peut, non ce qu’il veut. » Ceux qui voient au delà de ce que nous voulons, ce sont les rêveurs, les poètes, les penseurs, les artistes, hardis annonciateurs des transformations possibles, éternels visionnaires de l’avenir. Les fondateurs de religions ne sont que des législateurs, des codificateurs qui condensent, après coup, en un corps de doctrines précises, la masse diffuse des aspirations depuis longtemps exprimées.

Kant a fait remarquer que les religions positives tendent à absorber la morale dans le culte. C’est ce qui rend les religions inaptes à toute œuvre d’avancement. Elles sont nécessairement conservatrices. L’Art, au contraire, est essentiellement progressif, car il nous révèle incessamment des aspects nouveaux de la vie ; il crée ainsi les éléments des croyances plus belles et des aspirations plus élevées. C’est lui qui mène véritablement l’humanité dans sa marche ascensionnelle vers les perfections imaginables.

L’erreur de Tolstoï, quand il fait dépendre la valeur de l’œuvre d’art de sa conformité à la « science du Bien et du Mal », résulte de ce qu’il se crée une religion particulière, en dehors de tout corps de doctrines défini et établi. Il a consigné ses idées à ce sujet dans un livre d’une grande élévation de pensée dont le titre seul est un programme : Ma religion[1].

Ce livre n’est pas autre chose qu’un commentaire des Évangiles, dont on prétend nous faire connaître la morale. Nous n’étions pas, assurément, sans soupçonner celle-ci, et même sans savoir qu’elle n’est point différente de la morale qu’ont prêchée bien des penseurs avant Jésus. L’originalité de Tolstoï consiste en ceci qu’il est absolument indifférent à ce qui fait le fondement même de la religion chrétienne, à savoir le caractère révélé des livres saints et la divinité du Christ.

« C’est terrible à dire, avoue-t-il, mais il me paraît que si la doctrine de Jésus et celle de l’Église, qui a poussé dessus, n’avaient jamais existé, ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens auraient été beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine de Jésus, c’est-à-dire de la doctrine rationnelle qui enseigne le vrai bien de la vie. »

Il ne s’aperçoit pas que, du moment qu’il ramène la doctrine chrétienne à n’être plus qu’une doctrine rationnelle, elle cesse d’être une religion, c’est-à-dire une révélation des rapports de l’homme avec Dieu ; elle devient une simple morale naturelle. Au fond, la religion de Tolstoï n’est pas autre chose. Opposée à tous les dogmes des Églises chrétiennes, elle ne se fonde sur aucune croyance au surnaturel ; elle n’interdit pas ces croyances, elle s’en désintéresse, n’ayant en vue que le bonheur terrestre des hommes par leur vie en commun rationnellement ordonnée, dans l’union et la paix de tous.

Sur ce point, les idées soi-disant religieuses de Tolstoï se rapprochent beaucoup de celles de Wagner, qui, lui aussi, était indifférent aux croyances et aux cultes et qui concevait le bonheur terrestre dans une sorte de fusion de tous les êtres vivants, la fusion dans l’Unité de l’Être.

Ce sont là rêveries de beaux penseurs, visions de poètes, aspirations de philosophase humanitaires et de sociologues, mais non des doctrines religieuses.

Que l’Art s’en inspire, cela va de soi : ces rêveries sont l’essence même de l’Art. Au fond, que sont les Évangiles, si ce n’est une œuvre d’art, un merveilleux poème dont Jésus est la figure centrale et dans lequel se condensent les aspirations, non pas du peuple hébreux et de la race juive, mais de la race aryenne opprimée depuis des siècles par de durs conquérants ? On est tout à fait fixé aujourd’hui à cet égard. On sait que les Évangiles ne sont pas l’œuvre proprement dite des quatre évangélistes auxquels la légende les attribue, mais un véritable recueil de chants ou de récits analogues à ceux dont la compilation a formé les grands poèmes épiques de la Grèce et, au moyen âge, nos chansons de gestes et nos romans chevaleresques. Donc une œuvre d’art, mais d’une humanité si profonde, d’une vérité si parfaite, que des siècles ont pu se nourrir de sa substance et qu’un nombre infini de confessions religieuses ont pu s’échafauder sur les sentiments qu’elle exprimait.

On demandait à Schiller :

– Pourquoi n’admettez-vous pas de religions ?

– Par Religion, répondrait-il.

Lui aussi, le grand poète, il entendait par Religion ces aspirations fondamentales de l’humanité dont son âme d’artiste était toute débordante et qui sont la sève fécondante de l’art, comme elles sont la base de toute morale dès que l’humanité s’organise en société.

C’est par là que l’Art et la Religion, – dans le sens général, non confessionnel, du mot, – sont parfaitement identiques.

Dans Religion und Kunst[2], Wagner a sur ce point quelques mots d’une pénétrante justesse.

« L’Art véritable, dit-il, ne peut prospérer que sur la base de la vrai moralité ; sa fonction est d’autant plus élevée qu’il est parfaitement la même chose que la vraie religion (mit wahrer Religion vollkommen Eines). »

Mais il a bien soin de ne pas conclure de cette identité d’essence à la subordination, comme le fait le philosophe russe. Au contraire, il établit avec une netteté admirable le domaine propre de l’Art et de la Religion ou des religions.

« On pourrait dire, écrit-il, que là où la Religion devient une chose artificielle, mission a été donnée à l’Art de sauver le cœur (Kern) de la Religion. Les symboles mythiques que la Religion veut nous faire prendre au sens propre pour des vérités, l’Art les interprète suivant leur signification sensible (sinnbildlich), afin de faire comprendre par une représentation idéale la vérité profonde cachée sous ces symboles. Pour le prêtre, l’essentiel est que l’on tienne les allégories religieuses pour des vérités réelles ; l’artiste, tout au contraire, ne veut rien de semblable, il donne ouvertement et librement son œuvre comme une invention personnelle. »

Voilà qui est parfaitement clair ; ces quelques mots vont bien au fond du problème ; l’opposition des desseins chez le prêtre et chez l’artiste montre d’une façon saisissante combien est profondément différente leur façon d’envisager les mêmes phénomènes.

Dans l’Art s’exprime et se révèle véritablement la conscience morale d’une époque et d’une race ; dans la religion cette conscience se formule en préceptes, en règles de conduite non seulement personnelles mais encore sociales. La Religion est une adaptation pratique des relations exactes des choses représentées par l’Art. La Religion a un but déterminé, l’Art n’en a pas ; il est une contemplation désintéressée, elle est une coordination des résultats de cette contemplation. C’est pourquoi la religion dogmatise : elle cherche à nous faire adopter comme des événements positifs, comme des exemples réels, et par là même impératifs, ce qui, dans les mythes primitifs d’où elle émane, n’est qu’une traduction naïve et subtile des rapports de l’individu isolé à l’ensemble des êtres et du monde. Des deux modalités de la même activité mentale, l’Art est la plus pure, la plus profonde, la plus élevée, parce qu’il est celle, ainsi que le remarque si justement le maître de Bayreuth, dans laquelle le sentiment humain se trahit dans son essence, dégagé de tout l’alliage et de tout l’artificiel qui l’obscurcissent dans les religions.

C’est aussi ce que pensait Schiller lorsqu’il écrivait à Gœthe : « Je trouve dans la religion chrétienne, virtuellement, la semence de ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé ; ses diverses manifestations dans la vie ne m’offensent et ne me blessent que parce que j’y vois des représentations manquées de cet idéal. » Ce que Schiller dit de la religion chrétienne, on peut le dire de toutes les religions ; elles sont nécessairement la représentation manquée de l’idéal, parce qu’elles s’attachent à individualiser les sentiments que l’Art traduit en leur généralité.

Ainsi, contrairement à ce que pense Tolstoï, l’Art, loin d’être subordonné à la religion, en tant que conscience religieuse d’une époque et d’une race, est une expression indépendante et parfaitement spontanée de celle-ci, sur la base de l’interprétation de la nature.

  1. Un volume, paru en traduction française chez Fischbacher, Paris, 1884.
  2. Religion und Kunst (Religion et Art), paru en 1880 dans les Bayreuther Blætter et reproduit au tome x des Gesammelten Schriften.