Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 65-95).

IV

SIMPLICITÉ ET NOUVEAUTÉ



De la représentation inexacte que Tolstoï se fait des rapports véritables de l’Art et de la Religion, de l’Art et de la société, résultent tous les paradoxes où il tombe.

Il affirme, par exemple, que l’art de l’avenir doit être accessible à tous – ce qui est une qualité de l’art véritable à toutes les époques ; puis, cherchant à s’expliquer sur ces mots : « accessible à tous », qui hantent son imagination de sociologue, il ne sait comment en définir la portée esthétique.

Il n’a certainement pas tort lorsqu’il affirme la nécessité d’un art simple ; mais encore une fois, il établit à ce propos une confusion très regrettable entre des idées et des notions nullement conjointes.

Ainsi, pour lui, tout ce qui est simple est nécessairement accessible à tous.

Rien n’est moins exact. Des œuvres très compliquées de moyens peuvent être très aisées de compréhension ; inversement, des œuvres où l’Art réduit à un minimum la combinaison de ses artifices, qui sont par conséquent simples au sens propre du mot, peuvent échapper complètement et pendant longtemps à l’intelligence du grand public. Généralement, c’est là l’histoire de tous les chefs-d’œuvre de l’esprit humain. On n’en pourrait citer un seul qui ait été compris immédiatement par tous.

N’est-ce pas d’ailleurs le cas de toute idée nouvelle, de toute innovation, de toute révélation ? Que de luttes il faut pour faire triompher la Vérité ! Demandez aux martyrs chrétiens, aux grands saints, aux grands artistes, aux héros de l’humanité.

La fonction des grands hommes, des volontés supérieures, dans quelque domaine que ce soit, me paraît être plutôt de détruire les erreurs que de proclamer des idées nouvelles ; car, en somme, des idées nouvelles, des sensations nouvelles, des formes nouvelles, il n’y en a pas ! Il n’y a qu’un Vérité, intangible et éternelle ; il n’y a qu’une Vie, toujours agissante et se continuant identique à travers des manifestations variées à l’infini ; il y a seulement des façons différentes de comprendre et d’interpréter ; et c’est cela qu’on appelle la nouveauté en art, en philosophie, en sociologie, en matière de religion. Précisément, la fonction des esprits d’élite est de ramener à la compréhension juste des choses, à l’interprétation vraie de la nature et de son essence à la fois physique et psychique, les hommes entraînés quelquefois pendant des générations entières vers une conception tout à fait fausse ou erronée.

Ce qui est simple, c’est ce qui est vrai, dans un sens généralement humain ; mais tout ce qui est vrai n’est pas simple, en raison précisément des obstacles que l’erreur dresse sur les chemins de la Vérité. D’où il résulte que ce qui paraîtrait normal à une intelligence droite et non faussée, pourra paraître compliqué à une intelligence obscurcie par des théories incomplètes ou insuffisantes. La société bourgeoises d’à présent est dans ce cas ; le comte Tolstoï en est un exemple frappant, malgré le vif désir qu’il a de s’en dégager.

En haine de cette société, que son humanisme mystique lui fait condamner, il combat avec raison ses institutions et notamment son art. Il accuse cet art, surtout en ces derniers temps, de tomber dans la complication excessive, dans la recherche des moyens exceptionnels et, par là même, de devenir obscur et insaisissable, si ce n’est à une élite.

La critique n’est pas sans fondement, mais le comte Tolstoï est singulièrement malheureux dans le choix des exemples qu’il cite à l’appui de ses théories, parce que ces théories mêmes ne sont pas bien claires.

Ainsi, comme type de ce qu’il appelle la contrefaçon d’art, de ce qu’il considère comme l’art compliqué, antisocial, antihumain, non accessible à tous, il mentionne expressément l’œuvre du plus sincère, du plus passionné, du plus loyal, du plus profond, du plus vrai de tous les maîtres de la musique : Beethoven !

« Rien, dit-il, n’est plus typique que le cas de Beethoven. Parmi ses nombreuses productions, se trouvent, en dépit d’une forme toujours artificielle (!), des œuvres d’un art véritable. Mais il devient sourd, ne peut plus rien entendre et commence alors à écrire des œuvres bizarres, maladives, dont la signification reste souvent obscure. Je n’ignore pas que les musiciens peuvent imaginer les sons et presque entendre ce qu’ils lisent ; mais les sons imaginés ne peuvent jamais remplacer les sons réels ; tout compositeur doit entendre son œuvre pour pouvoir lui donner la forme nécessaire. Beethoven n’en était pas capable, puisqu’il était atteint de surdité… La Neuvième Symphonie passe pour une des plus grandes œuvres de l’art. Pour me rendre compte de ce qui en est au juste, je me pose avant tout la question suivante : Cette œuvre transmet-elle un sentiment religieux d’un ordre élevé ? Je réponds aussitôt négativement, puisque la musique, par sa nature même, ne saurait transmettre de pareils sentiments (!) ; je me demande alors si cette œuvre n’a pas une autre qualité de l’art bon, celle, par exemple, d’unir tous les hommes dans un seul sentiment, et si par là elle ne rentre pas dans l’art chrétien, profane, universel ou national. La réponse est également négative, car, loin d’apercevoir dans cette symphonie des sentiments qui unissent les hommes, je n’y vois qu’une œuvre artificielle, longue et obscure, où quelque courts passages, relativement nets, sont noyés dans l’incompréhensible et qui ne dit absolument rien aux hommes sains, non préparés par une longue hypnotisation. Je dois donc conclure que cette symphonie appartient au mauvais art. Par un phénomène curieux, le poème de Schiller introduit dans la dernière partie de cette symphonie énonce sinon clairement, du moins expressément cette pensée : que le sentiment (Schiller ne parle, à dire vrai, que du sentiment de la joie) unit tous les hommes et fait naître en eux l’amour. Mais, outre que ce poème n’est chanté qu’à la fin de la symphonie, la musique de la symphonie entière ne répond nullement à la pensée exprimée par Schiller, car c’est une musique tout à fait particulariste, n’unissant point tous les hommes, mais seulement quelques-uns, qu’elle contribue par là à isoler du reste de l’humanité. »

L’auteur d’Anna Karénine oublie de nous expliquer pourquoi la musique de la Neuvième est particulariste, pourquoi elle isole au lieu d’unir les hommes. Il n’en a donc jamais éprouvé le prodigieux effet sur les auditoires les plus composites ?

S’il est une création particulièrement saillante par la simplicité et la clarté des idées dans l’œuvre symphonique de Beethoven, c’est assurément celle-là. Où trouver un thème plus délicieusement chantant que celui de l’adagio, une mélodie rythmique plus entraînante que celle du scherzo, un chant aux assises plus solides, plus simple, plus populaire (dans le bon sens du mot) que l’ample thème final de l’Hymne à la Joie ? Par quelle aberration du goût et de l’entendement expliquer, chez Tolstoï, la totale négation du sentiment de tristesse ou de joie idéales, du caractère d’universalité essentiellement humaine que d’un bout à l’autre respire cette composition si profondément expressive ?

Je ne comprends pas, ou plutôt je comprends trop. Tolstoï aura consulté les livres ; il aura lu que la ixe Symphonie fut jadis considérée comme une œuvre incompréhensible par quelques contemporains du maître. Seulement, n’étant pas en mesure de se faire un jugement par lui-même, ignorant d’ailleurs d’où provenait l’erreur de ces contemporains, il aura simplement interprété selon ses vues personnelles l’incompréhensibilité autrefois reprochée à l’œuvre par une critique peu clairvoyante. La ixe Symphonie de Beethoven sort du cadre convenu, et c’est là ce qui avait choqué certains auditeurs de la première heure en particulier les musiciens professionnels, trop servilement attachés aux formules antérieures et incapables par là même, – comme le sont trop souvent, hélas ! les professionnels, – de s’élever à la compréhension esthétique de l’œuvre, de reconnaître le sens intime des créations vraiment neuves.

À ne considérer la Neuvième qu’en elle-même, il n’y a rien qui, au point de vue de la facture, la distingue des symphonies antérieures. Les idées thématiques sont d’une plasticité admirable, d’une clarté absolue ; les combinaisons thématiques, les contrepoints, le système des variations, tout dans la Neuvième, est semblable à ce que nous trouvons, par exemple, dans la Symphonie héroïque, dans l’ut mineur, dans la Pastorale. Sous ce rapport, on ne peut lui reprocher aucun excès de complication, aucune obscurité. À cet égard, le comte Tolstoï se trompe aussi lourdement qu’on peut le faire. Il parle de cette œuvre avec la radicale incompétence d’un aveugle qui jugerait un Rembrandt.

S’il y a une obscurité, s’il y a une complication ou un manque de simplicité dans la ixe Symphonie, ce n’est point dans les idées et la facture, c’est dans le plan de l’ouvrage, parce que ce plan n’est pas régulièrement développé suivant le schéma traditionnel de ce genre de compositions instrumentales. Ce plan est absolument logique en soi, mais il est subordonné à un mouvement alternatif de sentiments qu’il faut connaître pour se rendre compte de l’idée de l’auteur. Pour nous qui sommes aujourd’hui fixés complètement à ce sujet, la ixe Symphonie n’offre aucune obscurité ; elle nous apparaît, au contraire, comme une méditation sur la vie, comme un chant profondément empreint d’humanité, où l’hymne de joie succède au cri d’angoisse, où la douleur se teinte de résignation, et la tristesse d’espérance en une vie meilleure.

L’inconcevable, c’est qu’après avoir dénié à la ixe Symphonie le titre d’œuvre d’art, Tolstoï, d’un même trait de plume, accorde ce titre de noblesse à certaine Aria de Bach qui est, en effet, admirable par l’ampleur du sentiment, et à certains préludes de Chopin qui sont assurément d’exquis poèmes, mais qu’on ne s’attendait pas à voir rangés dans la catégorie des œuvres de portée générale, accessibles à tous par la simplicité de leur inspiration. Que le chantre attristé de la Pologne s’élève parfois, dans le cadre restreint des rêveries pianistiques, à la plus haute poésie, que certaines de ses œuvres par leur accent douloureux et la sincérité de leur lyrisme, nous touchent profondément, cela n’est pas contestable. Mais s’il est un art nettement particulariste, essentiellement personnel, dénué au suprême degré du caractère d’universalité qu’on doit reconnaître aux grandes inspirations de Bach et de Beethoven, c’est certainement l’art de Chopin.

Dans tous ces jugements, comme en général dans toute la conception esthétique de Tolstoï, il n’y a ni clarté, ni sûreté de déduction, ni compréhension véritable du sujet. Son écrit sur l’Art n’est point une étude philosophique, c’est, au fond, une thèse socialiste dont il entreprend de démontrer les a priori, ce qui le contraint à forcer les conséquences de quelques-unes des observations très justes qu’il formule.

L’un des griefs fondés qu’il adresse à l’art contemporain, c’est d’être un art de facture, de sentiment peu profond, quintessencié, qui se préoccupe de flatter les vices des prétendues classes supérieures plutôt que d’une idée générale ou d’un sentiment universel. Mais s’il est vrai que cet art ne peut émouvoir les classes populaires, s’il n’est pas accessible aux masses, il ne suit pas de là que tout ce qui, dans l’art du présent ou du passé, reste inaccessible à l’intelligence des gens du peuple soit nécessairement de « mauvais art », de l’art « particulariste », de « l’art de classe », comme Tolstoï l’affirme par exemple de la ixe Symphonie de Beethoven.

Il a le raisonnement faussé à ce point par son idée fixe, qu’après s’être élevé évidemment avec raison contre l’art particulariste, contre l’art exclusif, il développe le programme d’un art qu’il croit universel et qui serait en réalité tout aussi particulariste, tout aussi « art d’une classe » que celui qu’il condamne : celui des classes ouvrières.

Il rapporte à ce propos un assez piquante anecdote relative à Gontcharoff, le romancier bien connu, « un homme très instruit et très intelligent, nous dit-il, mais un pur citadin ». Gontcharoff pensait qu’après Tourguenef, rien ne restait plus à écrire sur la vie des classes inférieures. C’était pour lui une matière épuisée. La vie du travailleur lui paraissait une chose si misérable que les histoires de paysan de Tourguenef en avaient dit tout ce qu’il y avait à en dire. La vie des riches, au contraire, avec leur galanterie et leur mécontentement de tout, lui paraissait une matière à jamais inépuisable. Tel homme du monde donnait à sa dame un baiser sur la main, tel autre sur l’épaule, un troisième sur la nuque. Tel était mécontent à force de ne rien faire, tel autre parce qu’il sentait qu’on ne l’aimait pas. Et Gontcharoff avait la conviction que cette sphère offrait à l’artiste une variété de sujets infinie. Combien de gens sont de cet avis ! s’écrie triomphalement Tolstoï. Combien pensent, comme Gontcharoff, que la vie des gens qui travaillent est pauvre en sujets pour l’artiste et que notre vie à nous, oisifs, en est au contraire toute remplie ! La vie du travailleur, avec la variété des formes du travail et du danger qui les accompagne, les migrations de ce travailleur, ses rapports avec ses patrons, ses surveillants et ses compagnons, avec les hommes d’autres religions et d’autres nationalités, ses luttes avec la nature et le monde animal, ses occupations dans la forêt, dans la steppe, dans les champs, dans les jardins, ses relations avec sa femme et ses enfants, ses plaisirs et ses peines, tout cela, pour nous qui ignorons ces diverses émotions et qui n’avons plus aucune conception religieuse (?), tout cela nous semble monotone en comparaison des petites joies et des mesquins soucis de notre vie, une vie non de travail et de production, mais de consommation, de destruction de ce que d’autres ont produit pour nous. »

La conclusion de Tolstoï est que nous avons tort. C’est vrai ! La vie ouvrière est une matière artistique tout aussi variée et profonde que la vie des riches, par cela seul qu’elle est une manifestation de la Vie. Mais un art qui ne s’inspirerait que de ces sujets-là ne serait-il pas un art particulariste, un art de classe au suprême degré ?

Nous en revenons toujours au même défaut chez Tolstoï. Son observation est pénétrante, mais il ne parvient pas à en tirer les conclusions rigoureusement exactes. Il ne comprend pas que l’art ne doit pas être jugé bon ou mauvais selon le sujet et la matière qu’il traite. Le sujet est la chose accessoire ; la manière dont il est traité, voilà ce qui fait l’œuvre d’art. Des œuvres s’occupant de la vie des riches peuvent être aussi profondes, aussi générales, aussi universelles que celles émanant de la vie des pauvres, cela tombe sous le sens ; tout dépend de l’auteur et de ses facultés.

À ce propos, Tolstoï parle de « l’appauvrissement de la matière de l’art ». Le mot est heureux. Oui, notre art actuel souffre d’anémie, et ce n’est pas seulement, comme le pense Tolstoï, « parce qu’il s’est abaissé à ne plus exprimer que les trois sentiments de la vanité, du désir sexuel et du dégoût de la vie », c’est parce que, d’une façon générale, il n’est point désintéressé, qu’il est plus volontaire qu’instinctif, qu’il n’est point sincère, qu’il n’émane point d’une vision pénétrante, d’une impérieuse nécessité de se manifester, qu’il est un calcul, une spéculation, un produit industriel combiné en vue de l’effet et du placement immédiat, plutôt que le cri naturel d’une âme qui souffre et qui est prise de pitié.

L’art cesse, en effet, d’être de l’art le jour où ce genre particulier d’activité devient une profession. Aussitôt que l’idée de lucre hante l’artiste, la plus précieuse des qualités de l’art, la sincérité, s’affaiblit et ne tarde pas à disparaître complètement.

À cette cause de décadence de l’art, Tolstoï en ajoute une autre : le développement qu’a pris la critique d’art, « les sots discutant les sages », dit-il !

À la critique, il reproche non sans raison d’avoir enfermé en quelque sorte les artistes dans un cercle étroit de formules consacrées d’où elle ne leur permet pas de se dégager. Je doute cependant qu’un véritable artiste se laisse enchaîner si facilement ; encore serait-il bon d’ajouter que l’exclusivisme dont parle Tolstoï est beaucoup moins l’œuvre des critiques que des chefs d’écoles, des artistes eux-mêmes, qui trop souvent ne voient et ne comprennent que leur art personnel.

À nos écoles professionnelles d’art, Tolstoï reproche de n’enseigner, d’une façon extrêmement bornée, que certaines méthodes qui nous apprennent comment ont fait les artistes célèbres.

Au fond, c’est bien là, en effet, à quoi servent nos écoles publiques, nos académies de peinture, nos conservatoires de musique. Ces écoles ont la prétention « d’enseigner l’art ». Or, l’art étant une interprétation, une vision personnelle transmise à d’autres hommes, comment, dit justement Tolstoï, cela peut-il s’enseigner dans les écoles ?

Convenons que le point de départ de tout cet enseignement est faux. Il s’attache trop à transmettre les procédés et trop peu à stimuler les facultés créatrices. Ce que Tolstoï dit à cet égard n’est point nouveau, loin de là ; ce fut le thème favori de Richard Wagner contre les conservatoires, les écoles d’opéra et les Kapellmeister de son temps. Tolstoï n’en dévoile pas moins le vice de la méthode : « Tout ce que des écoles peuvent enseigner, c’est le moyen d’exprimer des sentiments éprouvés par d’autres artistes, de la façon dont ces autres artistes les ont exprimés. Et c’est précisément là ce qu’enseignent les écoles professionnelles ; leur enseignement, loin de contribuer à l’art véritable, contribue au contraire à répandre les contrefaçons de l’art, faisant ainsi plus que tout le reste pour détruire, chez les hommes, la compréhension artistique. »

La conclusion, toutefois, me semble excessive. S’il est vrai que l’enseignement « professionnel » est assez mal organisé partout, d’autant plus qu’il est devenu collectif dans nos grands établissements, on ne peut cependant pas oublier que toute maîtrise d’un art déterminé suppose une appropriation de la technique de cet art ; et celle-ci ne peut s’apprendre que par l’étude attentive de la technique des maîtres que nous considérons comme les plus parfaits. Seulement, on peut se demander si, dans l’enseignement public des arts, tel qu’il se fait, l’étude pratique des procédés n’occupe pas une place exagérée. Le défaut de cet enseignement me paraît être surtout de ne pas fournir d’aliment à l’énergie créatrice, qui est, de sa nature, spontanée et instinctive ; il semble que dans nos académies et nos conservatoires, la grande préoccupation soit d’étouffer cette énergie, d’endiguer le flot généreux des instincts et de l’empêcher de s’épancher librement. Ce qui est plus grave encore, c’est que très généralement, l’enseignement n’est plus, comme autrefois, le monopole des grands artistes ou des pédagogues vraiment doués, mais, tout au contraire, qu’il est confié, surtout dans les pays où il a un caractère officiel, aux plus médiocres esprits, aux artistes les plus incapables.

À ce propos, je rappellerai une bien piquante boutade attribuée à Tchen-Ki-Tong, ce diplomate chinois qui fut, il y a quelques années, l’une des physionomies les plus populaires du boulevard parisien. « En Chine, disait un soir dans un salon ce mandarin ironique, on choisit les professeurs parmi les candidats qui ont échoué. » Comme on se récriait autour de lui, comme on lui demandait : « Que faites-vous donc avec les candidats qui ont réussi ? », Tchen-Ki-Tong répondit, non sans une pointe d’impertinence : « On en fait des mandarins, messieurs ! Est-ce que les choses ne vont pas de même en France ? Vos mandarins à vous siègent à l’Académie, ils deviennent journalistes, romanciers, ils publient des articles dans des revues mondaines. C’est la secrète ambition de quiconque prend des grades. Ceux-là seuls qui personnellement n’y ont pas réussi, se résignent à enseigner l’art d’écrire à la jeunesse. »

N’est-ce pas ainsi, en effet, que les choses se passent chez nous la plupart du temps, et ne pourrait-on pas dire que nos académies et nos conservatoires sont généralement des refuges pour invalides et incapables ? Faut-il s’étonner que si rarement leur enseignement enflamme de l’ardeur véritable les jeunes esprits, qu’il aiguise leurs facultés d’observation ? Comment développeraient-ils l’instinct créateur, ceux précisément chez qui cet instinct manque le plus ?

Il y a d’honorables exceptions, je ne l’ignore pas ; nous ne manquons point de grands artistes qui ont été et sont encore de merveilleux « enseigneurs d’art » ; mais en ce qui concerne en particulier l’art musical, il faut bien avouer, comme le fait remarquer Tolstoï, que toute la théorie de la musique n’est qu’une simple répétition de la méthode dont se sont servis les maîtres célèbres. Quant à l’exécution musicale, c’est pis encore ; grâce aux conservatoires, elle devient de plus en plus mécanique et semblable à celle d’un automate.

Tolstoï cite à ce propos une jolie anecdote. Corrigeant un jour une étude d’un de ses élèves, le peintre russe Brulof y fit une ou deux retouches, et aussitôt la médiocre étude prit l’accent de la vie. – « Eh quoi, c’est à peine si vous y avez donné un coup de pouce, et la voilà toute changée ! lui dit l’élève. – C’est que l’art commence où commence le coup de pouce, » répondit Brulof.

L’exemple est très heureusement choisi, et Tolstoï ajoute avec raison qu’aucun art ne met aussi bien en relief que l’exécution musicale la justesse de l’observation du peintre russe.

« Pour que cette exécution soit artistique, c’est-à-dire nous transmette l’émotion de l’auteur, trois conditions principales sont requises, pour ne rien dire des autres. L’exécution musicale n’est artistique que si la note est juste, que si elle dure exactement le temps voulu et que si elle est donnée exactement avec l’intensité de son voulue. La plus petite altération de la note, le plus petit changement dans le rythme, le plus petit renforcement ou affaiblissement du son, détruisent la perfection de l’œuvre et, par suite, sa capacité de nous émouvoir. La transmission de l’émotion musicale, qui semble une chose si simple et si aisée à obtenir, est donc, en réalité, une chose qui s’obtient seulement quand l’exécutant trouve la nuance infiniment petite nécessaire à la perfection. Et il en est de même dans tous les arts. Et un homme ne peut découvrir ces nuances que quand il sent l’œuvre, quand il se place directement en contact avec elle. Aucune machine ne saurait faire ce que fait un bon danseur qui conforme ses mouvements au rythme de la musique ; aucun orgue à vapeur ne peut faire ce que fait un berger qui chante bien, un photographe ce que fait un peintre ; aucun rhéteur ne trouvera le mot ou l’arrangement de mots que trouve sans effort l’homme qui exprime ce qu’il sent. Et ainsi les écoles peuvent bien enseigner ce qui est nécessaire pour produire quelque chose d’analogue à l’art, mais jamais ce qui est nécessaire pour produire l’art lui-même. L’enseignement des écoles s’arrête où commence le coup de pouce, c’est-à-dire où commence l’art. Accoutumer les hommes à quelque chose d’analogue à l’art, c’est les déshabituer de la compréhension de l’art véritable. »

On ne saurait mieux dire, et Tolstoï met ici d’une façon originale les choses bien au point. Il frappe vraiment au bon endroit. Les lacunes de notre enseignement d’art et les erreurs de la critique ne suffisent pas toutefois pour expliquer l’anémie, l’appauvrissement de la matière artistique, comme il dit. La difficulté pour l’artiste de subsister sans flatter les goûts de l’élite qui seule est en mesure de le rémunérer ; d’autre part, la surproduction d’œuvres d’art, comme disent les économistes, résultant de l’extension prise par les écoles d’art, de là la profusion d’œuvres médiocres qui amène à la fois l’abaissement du goût public et la dépression morale dont souffrent les artistes vraiment originaux, étouffés par la concurrence ; surtout la vie de plus en plus énervée et factice que nous vivons, tout cela agit profondément sur les conditions de l’art et contribue à le rendre plus pauvre.

Nous nous éloignons de plus en plus de la Nature. Nous parlons trop, – disait Wagner, – nous écoutons trop et ne regardons pas assez (Wir reden zu viel, selbst auch hören zu viel, und sehen zu wenig…) Voilà le mal profond. Nous sommes aveugles, nous ne voyons pas et nous ne comprenons plus.

Nous étudions les phénomènes de la morbidité plutôt que les manifestations de la santé. Ainsi le veut notre état, transitoire je veux l’espérer, de décadence physique et morale. Notre art est trop quintessencié ; il est trop subtil, il est tout en nuances insaisissables et trop particulières pour demeurer vraies d’une vérité universelle. C’est pourquoi nous ne sommes plus facilement accessibles. Nous sommes des Byzantins. La forme, la formule nous intéresse autant sinon plus que le fond. Nous lisons trop, nous entendons trop et ne regardons pas assez ! Le mot de Wagner est profond.

Voir ! – voir ce que les « autres » ne voient pas, – voir et comprendre, voilà ce qui fait l’artiste, le véritable artiste !

Tolstoï observe très justement « qu’une œuvre d’art n’a de prix que si elle transmet à l’humanité des sentiments nouveaux ». Il est d’accord sur ce point avec Wagner. Seulement, il ne s’entend plus avec le maître de Bayreuth quand il s’agit d’expliquer ce qu’il faut entendre par « sentiments nouveaux ». Pour Wagner, la personnalité de la vision est ce qui fait paraître nouvelle la Vérité qui est éternelle et ne peut changer. Pour Tolstoï, la nouveauté des sentiments réside uniquement dans la nouveauté du sujet. Il dit à ce propos :

« De même que, dans l’ordre de la pensée, une pensée n’a de valeur que quand elle est nouvelle et ne se borne pas à répéter ce que l’on sait déjà, de même une œuvre d’art n’a de valeur que quand elle verse dans le courant de la vie humaine un sentiment nouveau, grand ou petit. Or, l’Art s’est privé de la source d’où pouvaient découler ces sentiments nouveaux le jour où il a commencé à estimer les sentiments non plus d’après la conception religieuse qu’ils expriment, mais d’après le degré de plaisir qu’ils procurent. »

On dirait une pensée, mais ce n’en est que l’apparence, c’est même pis que cela, de la phraséologie, rien de plus. Où prendre les « sujets nouveaux » les « sentiments nouveaux » ? Notre pseudo-philosophe ne l’explique pas, il répond à la question par la question, en répétant que la valeur de l’œuvre d’art dépend des sentiments nouveaux qu’elle exprime. À la vérité, un peu plus loin, il nous dit, « qu’infinie est la variété des sentiments nouveaux qui découlent des conceptions religieuses » ; que « ces sentiments sont toujours nouveaux, parce que les conceptions religieuses sont toujours la première indication de ce qui va se réaliser, c’est-à-dire d’une nouvelle relation de l’homme avec le monde ».

Mais nous ne sommes guère plus avancés avec cette explication, car, les sentiments nouveaux dépendant des conceptions religieuses nouvelles, il faudrait nous indiquer d’abord quelles conceptions religieuses sont nouvelles.

Où les rencontrer ? qui nous les révélera ?

Tolstoï mentionne expressément à ce propos le christianisme, et par christianisme il entend évidemment cette sorte de religion mal définie que nous appelons Naturelle, « cette demi-révélation, comme disait Proudhon, qui satisfait aussi peu la droite Raison que la Foi sincère ». Mais ce christianisme n’est pas du tout celui des catholiques romains, des uniates, des grecs orthodoxes, des protestants luthériens, des protestants calvinistes. Lequel est le bon, lequel est le vrai ? Auquel l’Art doit-il se conformer ? Conçoit-on l’artiste obligé de faire un choix entre des confessions qui prétendent chacune être la seule et unique religion vraie ? Comment saura-t-il quelle est celle qui lui indiquera « ce qui va se réaliser ». L’esthétique entrerait ainsi dans le domaine des polémiques religieuses.

Obscurité, confusion, paradoxe, faiblesse de déduction, absence de logique, nous ne sortons pas de là, dans ce livre étrange où Tolstoï a mis tant d’éloquence inutile. Et cependant, il suffirait d’un mot pour compléter et rectifier son idée.

Oui, la nouveauté des sentiments est l’un des éléments dont dépend la valeur d’une œuvre d’art, c’est-à-dire que pour nous intéresser et nous captiver, l’artiste doit nous soumettre une vision des choses, grandes ou petites, autre que ses rivaux ou prédécesseurs ; il faut que, par un détail quelconque, il nous révèle quelque nuance auparavant inaperçue. C’est de cette recherche des nuances que résultent toutes les évolutions des écoles d’art. Pour reproduire les aspects si infiniment variés de la nature, il faut une variété infinie de formules. L’un voit en hauteur, l’autre en profondeur ; celui-ci pénètre le rythme interne des apparitions, celui-là leur rythme externe ; tel va de la forme extérieure vers l’intérieur ; tel part de l’âme et cherche le reflet de l’esprit dans les formes, et ainsi de suite. Inépuisable est la variété des aspects qu’on peut adopter, inépuisable la série des combinaisons artificielles de mots, de sons ou de couleurs au moyen desquelles nous exprimons ces multiples aspects.

Seulement, n’oublions pas que toutes ces combinaisons sont soumises à l’éternelle Logique de la Nature ; c’est de leur plus ou moins de conformité à elle que résulte leur valeur esthétique. Une œuvre d’art a beau se distinguer par la nouveauté du sujet et des sentiments, si ce sujet et ces sentiments ne sont pas rigoureusement logiques et conformes au sentiment humain, l’œuvre d’art sera sans valeur.

Mais qui, demandera-t-on, peut apprécier ce point ? Comment savoir si les sentiments exprimés par l’artiste sont vraiment conformes à la Nature tout en paraissant nouveaux ?

Je réponds : Par le consentement universel. Quand chacun de nous se reconnaît et se retrouve dans l’œuvre d’art, c’est que celle-ci est vraie, et dès lors, elle créera l’émotion esthétique.

Dans ce sens, Tolstoï a raison lorsqu’il dit que la véritable œuvre d’art est accessible à tous ; seulement, elle ne l’est pas nécessairement d’une façon identique pour tous.

La compréhension esthétique est extrêmement variable selon le degré de culture de chacun. La faculté d’être ému diffère même d’individu à individu. C’est une erreur du comte Tolstoï de croire le contraire. Chez tous, il y a le pouvoir de comprendre et d’être ému, mais ce pouvoir n’a pas chez tous le même degré d’intensité.

Pareillement, en matière religieuse, la compréhension est graduée. Le paysan, l’humble homme du peuple n’a certainement pas de Dieu la même conception que le comte Tolstoï.

Art et Religion, en somme, sont accessibles à tous dans un même sens, mais à des degrés divers, et non d’une façon absolue et identique. Voilà ce que le comte Tolstoï semble avoir oublié et de là résulte le vague de ses déductions.

Quand une œuvre saisit les masses profondes de l’humanité, qu’elle émotionne profondément des générations successives qu’elle leur apparaît vraie, qu’elle fait penser les esprits graves, qu’elle exalte les natures sensitives, qu’elle s’impose avec une égale puissance à des races diverses, elle est, on en peut être certain, une œuvre d’art, une œuvre d’art véritable.