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II

LA FONCTION SOCIALE DE L’ART



De cette erreur initiale résultent toute une série de sophismes qui ne résistent pas à l’examen.

Sur son idée fausse de l’Art, le comte Tolstoï échafaude tout un système d’art humanitaire, vaguement socialiste, qui nous ramène aux théories surannées de l’art utilitaire, de l’art tel que le comprenait Victor Cousin, c’est-à-dire reposant sur un fond moral. De ce qu’il le considère comme un moyen de communication entre les hommes, comme une des conditions de la vie sociale, Tolstoï conclut que « la propriété essentielle de l’Art est d’unir les hommes entre eux », que « son but doit être de transmettre d’homme à homme les sentiments les plus hauts et les meilleurs de l’âme humaine », que l’Art est « un des instruments du progrès, c’est-à-dire de la marche en avant de l’humanité vers le bonheur ». Il en arrive ainsi d’une part à subordonner l’Art à la religion, de l’autre à ne considérer comme bonne que l’œuvre qui sera compréhensible à la majorité des hommes.

Il y a certainement une part de vérité dans les propositions et observations que formule le philosophe russe.

Ainsi, à propos de ce dernier point, il écrit ceci :

« L’Art diffère des autres formes de l’activité mentale en ce qu’il peut agir sur les hommes indépendamment de leur état de développement et d’éducation. Et l’objet de l’Art est, par essence, de faire sentir et comprendre des choses qui, sous la forme d’un argument intellectuel, resteraient inaccessibles. »

L’observation est très juste, sauf toutefois en un point : ce n’est pas l’objet, le but, c’est un effet, un résultat de l’art de provoquer cette compréhension, et cela parce qu’il s’adresse à la sensibilité. Il nous convainc par le sentiment, il explique par l’image, il renouvelle et accentue le phénomène normal de la perception, de l’apercevance des choses en chacun de nous, dans des conditions qui en généralisent le sens et par là établissent l’identité de notre émotion avec celle des autres hommes.

C’est de là que résulte sa très réelle et très profonde portée sociale et humanitaire ; seulement, de ce que cette portée est certaine, incontestable, faut-il conclure que l’Art doit avoir le but déterminé de la produire ?

Je ne le pense pas ; le comte Tolstoï n’hésite pas à le faire, et de cette prémisse il déduit deux conséquences inacceptables : l’une, que la compréhension complète et immédiate de l’Art est en raison directe de sa valeur ; l’autre, que la valeur d’une œuvre d’art dépend de la valeur des sentiments moraux exprimés par elle.

De déduction en déduction, il en arrive ainsi à faire de l’Art un succédané de la religion.

« L’estimation de la valeur de l’Art, c’est-à-dire de la valeur des sentiments qu’il transmet, dépend, dit-il, de l’idée qu’on se fait du sens de la vie et de ce que l’on considère comme étant bon ou mauvais dans cette vie. La science qui distingue ce qui est bon de ce qui est mauvais porte le nom de Religion. »

Nous voilà en plein sophisme !

Tout d’abord, la science de ce qui est bon et de ce qui est mauvais, ce n’est pas la Religion, c’est la Morale.

Ensuite, comment admettre qu’il faille juger l’œuvre d’art, non pas d’après sa constitution intrinsèque, c’est-à-dire d’après sa conformité à cet ensemble de lois que nous révèle la nature et qui se synthétisent dans la conception de l’artiste, mais d’après sa conformité à la « science du bon et du mauvais », autrement dit à la Religion ?

Le comte Tolstoï, comme naguère Cousin, confond complètement deux ordres d’idées et de sentiments voisins, souvent conjoints, mais nullement identiques ou corrélatifs.

« L’humanité, nous dit-il, est portée à aller sans cesse d’une conception plus basse, plus partielle et plus obscure de la vie à une autre plus haute, plus générale et plus claire. Et dans ce mouvement de progrès, comme dans tous les mouvements, l’humanité obéit à des chefs, à des hommes comprenant le sens de la vie plus clairement que les autres… Les religions sont l’énoncé de la conception que se font de la vie les hommes les meilleurs et les plus intelligents d’une certaine époque et d’une certaine société ; et vers cette conception le reste de cette société marche, ensuite, inévitablement et irrésistiblement. Par là s’explique que de tous temps les religions aient seules servi de base à l’évaluation des sentiments humains. » De là Tolstoï en arrive à conclure que la religion doit être la base de l’évaluation des œuvres d’art.

On voit clairement par où pèchent toutes ces déductions. Ce que le philosophe russe nous dit de la marche progressive des religions, de la compréhension supérieure de la vie de certains chefs, s’applique de tout point non seulement à l’Art, mais à bien d’autres activités.

Si l’artiste véritable est toujours un homme qui a une compréhension plus élevée, une sensibilité plus affinée, qui est supérieur dans un sens déterminé aux autres humains, il n’est cependant pas seul dans ce cas. Les grands chefs militaires ou politiques, les grands moralistes ont aussi une compréhension plus claire et exceptionnelle du sens de la vie sous ses aspects les plus divers. Sont-ils artistes pour cela ?

Encore une fois, il n’y a pas dans l’observation de Tolstoï, telle qu’il la formule, rien d’essentiel, qui puisse spécialement distinguer l’activité artistique de l’activité spécialement sociale, religieuse ou militaire.

D’autre part, s’il est vrai que chez l’artiste le sens supérieur de la vie concorde souvent avec la conception religieuse, il est impossible cependant d’oublier que ces deux conceptions ne sont pas corrélatives, qu’elles ne se déduisent pas nécessairement l’une de l’autre, ainsi qu’on le verra plus loin ; elles sont simplement parallèles ; elles ne peuvent se confondre, parce qu’elles émanent d’un point de vue tout à fait différent et par là même d’une activité profondément distincte.

La religion est une interprétation du monde dans ses rapports avec son créateur supposé ou avec les puissances supérieures qui sont censées le gouverner. Quand elle se spécialise, qu’elle se formule en une confession, la religion prend le caractère d’une législation morale. C’est dans ce sens que Tolstoï l’appelle la science du Bien et du Mal.

L’Art, lui, est une interprétation du monde dans ses rapports avec son essence, c’est-à-dire avec lui-même. Il est une simple représentation objective du monde.

La poésie, a dit le poète viennois Grillparzer, est la suppression des limitations de la vie. Le mot est intéressant ; par extension, il pourrait être appliqué à l’Art. Dans un certain sens, en effet, l’Art tout entier est une vision des choses qui supprime les limitations que leur impose la réalité, ce que Schopenhauer a traduit par cette pensée que l’Art était une objectivation de la Volonté, c’est-à-dire de l’idée vitale, l’idée même de l’Être. En d’autres termes, l’artiste surprend la vie dans ses manifestations les plus diverses, dont il arrête les contours, qu’il isole, et chacune de ces manifestations se transforme à ses yeux en une image, en un symbole de la vie générale et intégrale.

Notez que les « réalistes », à ce point de vue, ne sont pas moins idéalistes que les « spiritualistes ». Entre les deux, il n’y a qu’une différence de point de vue et de point de départ ; les uns analysent et décrivent plus particulièrement l’expression psychique, les autres l’expression matérielle des choses ; mais ils synthétisent pareillement. Il n’y a pas opposition, il y a simplement diversité de méthode, de même qu’entre les différentes espèces d’activité artistique, il y a diversité de procédés, mais non contradiction. Les arts plastiques, peinture, architecture, sculpture, sont, dans un certain sens, des arts nécessairement matérialistes, puisqu’ils sont fondés sur l’observation des formes extérieures des choses ; la poésie et la musique sont, au contraire, d’essence spiritualiste, parce qu’il n’entre pas dans leurs moyens d’exprimer par des formes tangibles les aspects multiples de la matière inerte ou animée, qu’elles n’en peuvent donner que l’idée et le reflet, tout en étant plus particulièrement aptes à reproduire les modulations de la vie purement psychique.

Au fond, que l’interprétation esthétique soit plastique et matérialiste ou poétique et spiritualiste, elle n’est toujours qu’un phénomène de la même faculté mentale, de cette activité artistique aussi variée et infinie dans ses manifestations que la vie même, dont elle est une fonction.

De toutes ces subtiles distinctions, si nécessaires à la compréhension complète de l’idée d’Art, le comte Tolstoï ne se préoccupe guère ; uniquement épris de sa thèse sociale, ne voyant de l’Art que sa portée humanitaire, il n’en examine et n’en comprend que les effets extérieurs.

Le caractère spécial, désintéressé, de l’activité esthétique n’empêche pas évidemment que l’œuvre d’art puisse servir à des desseins déterminés d’ordre moral, social, pratique. Mais c’est là un point tout à fait secondaire et qui ne modifie en rien la nature particulière, primordiale et fondamentale de cette activité.

Que l’œuvre d’art ait un but patriotique, religieux, éducatif ou moralisateur, elle n’en reste pas moins soumise aux lois propres de l’esthétique, qui se trouvent tout à fait en dehors du but concret que l’auteur a poursuivi. Elle n’est point une œuvre d’art parce qu’elle est patriotique, religieuse, moralisatrice ou éducative ; elle l’est ou elle ne l’est pas malgré le dessein utilitaire qu’on y a mis. Elle peut exercer une influence, servir d’instrument d’union entre les hommes, comme dit le comte Tolstoï, par cela seul qu’elle a ce but d’utilité pratique ; ce but peut s’ajouter à sa valeur esthétique, mais il ne peut la déterminer ; elle ne sera une œuvre d’art que si, en dehors de l’objet en vue duquel elle a été créée, et malgré cet objet, elle répond par elle-même à l’ensemble des conditions qui feront d’elle une sorte de microcosme, un symbole de la signification matérielle ou morale des choses, une interprétation d’un moment quelconque de la vie matérielle ou psychique.

Peu importe tout cela au comte Tolstoï ; devant ces problèmes d’analyse, son esprit, ailleurs si sagace et si pénétrant, se trouble et établit les confusions les plus fâcheuses entre des domaines totalement différents. Aussi, à chaque ligne, il se contredit.

Il pose en principe que l’Art doit répondre à la conscience religieuse de chaque époque ; le seul à ses yeux qui mérite le nom d’Art véritable est celui qui interprète le plus complètement l’idée que la religion nous donne du « sens de la vie » ; il veut que l’artiste « se trouve au niveau des plus hautes conceptions religieuses de son époque ». Et cependant, il condamne et repousse l’art si pur des Grecs, l’art de la Renaissance, bien qu’il reconnaisse que l’un et l’autre sont en relation immédiate avec les idées religieuses d’alors.

« C’est de la conscience religieuse des anciens Grecs, dit-il, qu’ont découlé les sentiments si nouveaux, si importants et variés à l’infini qui se trouvent exprimés dans Homère et dans les grands tragiques ; le cas est le même pour les juifs…, pour les poètes du moyen âge ; il serait le même encore aujourd’hui pour l’homme qui reviendrait à la conception religieuse du vrai christianisme. »

Et, dix pages plus loin, il parle de la « conception artistique, en somme très grossière, des anciens Grecs », il raille les critiques « qui continuent aujourd’hui encore à louer aveuglément les œuvres rudimentaires et souvent vides de sens des anciens Grecs : Sophocle, Euripide, Aristophane, et aussi tout l’œuvre de Dante, de Tasse, de Milton, de Shakespeare ; tout l’œuvre de Michel-Ange, y compris son absurde Jugement dernier ; tout l’œuvre de Bach ; tout l’œuvre de Beethoven, y compris sa dernière période ».

Lui qui critique non sans raison la théorie de Baumgarten, reprise plus tard par Cousin, la fameuse théorie du Bien, du Beau et du Vrai, « ces mots que répètent avec des majuscules les philosophes et les artistes, les poètes et les critiques, s’imaginant dire quelque chose de solide et de défini en les prononçant », il ne s’aperçoit pas qu’il établit une théorie absolument pareille sur la base de sa prétendue « science du bien et du mal ».

Il était fatal qu’il en arrivât à cette inconséquence. Du moment qu’on admet que « c’est le sens religieux qui décide de la valeur des sentiments exprimés par l’Art », on doit, avec Tolstoï, rejeté l’art qui correspond à une conception religieuse antérieure et moins parfaite que la religion qu’on professe. Comme il est, lui, chrétien orthodoxe, il est logique en ravalant l’art hellénique au rang d’une manifestation primitive et grossière ; il est logique en demandant que l’Art se conforme aux Évangiles et n’exprime « que les sentiments capables de produire l’union des hommes avec Dieu et entre eux ».

Richard Wagner avait touché aux mêmes questions, mais avec une précision et une clarté d’exposition autrement pénétrantes. Lui aussi, dans Kunst und Revolution[1], il reconnaît que l’art est un produit social. « L’Art, disait-il, est la plus haute activité de l’homme physiquement bien développé, en harmonie avec lui-même et avec la nature… ; il est la joie d’être, de vivre, et il est aussi la joie d’appartenir à une communauté. »

C’est pourquoi, en cet écrit de sa période révolutionnaire, il proclamait « l’Art la seule force capable d’opposer une résistance efficace à la pression d’une civilisation qui renie complètement l’homme ». Seulement, il n’allait pas, comme Tolstoï, jusqu’à imposer à l’Art la fonction de servir délibérément à cette action sociale ; il se bornait à reconnaître que l’art l’exerce par cela seul qu’il est de l’Art, c’est-à-dire une activité qui s’appuie sur la nature même, ou plutôt qui en émane directement.

« Là où le médecin expérimenté est à bout de ressources, nous retournons, en désespoir de cause, à la nature. La nature, et rien que la nature, peut en effet réussir à démêler la grande destinée du monde… La nature, la nature humaine dicte la loi aux deux sœurs, culture et civilisation : Dans la mesure où je suis contenue en vous, leur dit-elle, vous vivrez et fleurirez ; dans la mesure où je ne suis pas en vous, vous périrez et vous dessécherez. »

La conclusion de Wagner est, on le voit, très éloignée de celle de Tolstoï. Elle ne détourne point l’Art de son rôle propre ; elle fait de l’Art le véhicule qui ramène la société à la Nature, quand la culture et la civilisation nous en éloignent. Si Wagner admet que l’Art et le mouvement social, – l’équivalent de la conscience religieuse de Tolstoï, – ont un but commun, qu’ils tendent pareillement à la réalisation de l’union entre les hommes, il a bien soin de ne pas les identifier, de ne pas confondre leurs procédés.

« Le rôle de l’Art est de faire reconnaître à l’instinct social sa noble signification, de lui montrer sa vraie direction. De son état de barbarie civilisée, le véritable art ne peut s’élever à sa dignité que sur les épaules de notre grand mouvement social ; il a de commun avec lui le but ; l’un et l’autre ne peuvent atteindre ce but que s’ils le reconnaissent de concert… Quand l’homme saura qu’il est lui-même, lui seul le but de son existence, quand il comprendra qu’il ne peut réaliser ce but personnel qu’en communauté avec tous les hommes, sa foi sociale ne pourra consister qu’en une confirmation positive des paroles de Jésus quand il disait : « Ne prenez point souci de savoir ce que vous mangerez, ce que vous boirez, ni même ce dont vous vous vêtirez, car tout cela, votre Père céleste vous l’a donné de lui-même ! » Ce Père céleste, c’est la Raison sociale de l’humanité, qui s’approprie la nature et sa fécondité pour le bien de tous. »

En d’autres termes, l’Art et l’instinct social ont la même source, la Nature ; l’instinct social, la Raison de l’humanité, en dégage les lois, l’Art les représente, les montre, et c’est comme tel qu’il devient un moyen de communion entre les hommes et un instrument du progrès de l’humanité.

L’erreur de Tolstoï consiste en ceci qu’il assigne à l’Art, comme un but déterminé, ce qui est simplement la conséquence même de son activité particulière. L’œuvre artistique appartient toujours à un ensemble, elle n’est jamais isolée, on ne saurait la séparer de ce qui l’entoure, elle est nécessairement comprise dans un ensemble plus grand qu’elle-même, c’est-à-dire le monde dont elle est la représentation. Elle est fatalement l’expression d’une société, d’une race, d’un pays, d’un moment quelconque, physique ou moral, de la vie humaine ; et elle est en même temps une généralisation de l’idée ou du sentiment objectivés dans la chose concrète ou l’être concret particulièrement observés par l’artiste. C’est grâce à cette faculté de généralisation que l’Art a une action morale. Ni plus ni moins.

Tolstoï affirme que l’art de l’avenir sera « celui qui exprimera des sentiments poussant les hommes à l’union fraternelle » ; cela va de soi. De tout temps, au fond, ç’a été l’essence même de l’Art. Il n’y a pas d’art véritable, il ne peut pas y en avoir sans appel à ces sentiments, parce que ces sentiments sont le fond même des aspirations de l’humanité.

En s’appuyant tout uniment sur la Nature, sur la Nature éternelle et vivante, créatrice incessante de symboles, sans effort et nécessairement, l’artiste rencontrera et révélera ces sentiments. Ainsi ont fait toujours les grands artistes. Il suffit de percevoir et de comprendre les vérités fondamentales que clame la Nature. Il est vrai que cette compréhension ne se révèle qu’aux âmes extrêmement sensibles, aux intelligences douées d’une pénétration supérieure !



  1. Je signalerai à ce propos une excellente traduction de cet opuscule par M. J. Mesnil, laquelle vient de paraître dans la collection de la Bibliothèque des Temps nouveaux. Je ne saurais trop recommander la lecture d’Art et Révolution, qui est un des écrits les plus éloquents de Wagner.