Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 9-27).

I

QU’EST-CE QUE L’ART ?



Définir l’Art n’est point chose aisée, soit que l’on considère simplement ses manifestations extérieures, soit que l’on veuille analyser à fond la nature de l’activité créatrice, la faculté, propre à l’esprit humain de traduire ses sentiments au moyen de la parole, du son ou de la couleur. De tout temps, le phénomène esthétique a attiré l’attention des philosophes.

Les uns ont cru y reconnaître l’expression de la soif d’idéal qui tourmente l’humanité ; les autres, l’expression d’un monde invisible, l’émanation du Divin dans l’humain ; d’autres encore, un simple jeu dans lequel l’homme, quand ses instincts ont été satisfaits, dépense le surplus de ses forces physiques et intellectuelles.

Dans aucun domaine philosophique, l’incertitude en apparence n’est aussi grande ; les définitions et les systèmes se croisent et se contredisent ; spiritualistes et matérialistes, physiciens, mathématiciens, physiologistes, biologistes, moralistes, sociologues, théologiens, chacun a une conception différente de l’art, sans parler des artistes qui ont leurs vues particulières sur ce sujet. Soit dit en passant, il serait bon de consulter ces derniers plus souvent et plus attentivement qu’on ne l’a fait jusqu’ici. Le problème s’en trouverait peut-être simplifié.

Dans les premières pages de son étude, le comte Tolstoï se délecte à mettre en pleine lumière l’incohérence des théories en présence. Des écrits d’un grand nombre de philosophes célèbres, il détache les définitions qu’ils ont cherché à donner de l’Art et de la Beauté ; il montre combien peu elles sont concordantes, combien elles sont vagues et imprécises. Le morceau est enlevé de verve. Sa conclusion est que l’Art échappe à toute définition absolue, que l’idée de Beauté est essentiellement variable, qu’en somme, l’esthétique ne peut prétendre à être une science.

Cette conclusion mérite examen. Observons d’abord que le comte Tolstoï se fait la tâche trop commode. Il n’était pas difficile, en quelques citations perfidement choisies, en résumant superficiellement les théories esthétiques de Kant, Baumgarten, Herder, Winckelman, Home, Shaftesbury, Burke, du père André, de Goethe, de Schiller, de Fichte, de Hegel, de Schopenhauer, de Darwin, de Renan, de Grant Allen, d’Eugène Veron, d’Herbert Spencer, de Guyau, etc., etc., de constater les divergences qui divisent tous ces penseurs. Séparées du contexte et détachées de l’ensemble de leur système philosophique ou esthétique, ces définitions devaient nécessairement n’avoir qu’une signification médiocre et donner de l’Art une idée inexacte ou insuffisante. Si l’on appliquait le même procédé d’analyse et de polémique à l’étude du comte Tolstoï, il ne serait pas moins aisé d’y découvrir tout autant d’incohérence, sans parler de la contradiction fondamentale qu’il commet en formulant lui-même une théorie esthétique et une définition de l’Art, après avoir déclaré que l’esthétique n’existe pas et que l’Art échappe à toute définition. La vérité est que l’Art est une activité si complexe en ses manifestations qu’il est impossible d’en embrasser tous les aspects dans une courte formule ; celle-ci sera, nécessairement, toujours incomplète.

Tolstoï commence par rejeter absolument la théorie de Baumgarten et de la plupart des philosophes et esthéticiens français, italiens, anglais ou allemands du XVIIIe siècle, pour qui le but de l’Art était la beauté et le plaisir que procure la contemplation de ce qui est beau. Il fait remarquer, avec raison, les contradictions et les lacunes de la définition même du Beau, idée abstraite qui ne répond à aucune réalité et qui demeure nécessairement toujours vague et changeante.

Seulement, de ce que les définitions de l’Art et du Beau se trouvent être insuffisantes, il ne résulte pas, comme le prétend le penseur russe, que l’esthétique consiste tout uniment « à reconnaître comme artistiques un certain nombre d’œuvres parce qu’elles nous plaisent, et à combiner une théorie de l’Art qui puisse s’adapter à ces œuvres-là ». Cette conclusion nous démontre que Tolstoï ne se rend pas exactement compte de ce qu’est l’esthétique. « Elle ne définit, dit-il, ni les qualités et les lois de l’Art, ni le Beau, ni la nature du Goût. »

Cela est parfaitement vrai ; mais le but de l’esthétique est-il de formuler des définitions de ce genre ? Il fut un temps où elle se donnait cette mission, mais nous ne pensons plus aujourd’hui que ce soit là sa fonction. Au fond, Tolstoï a sur l’esthétique les mêmes idées fausses que certaines personnes ont sur la médecine.

La médecine n’est point l’art de donner la santé, elle n’est pas la science de la vie, elle est plutôt la science de la mort ; elle est simplement l’art d’arrêter le développement des maux de l’organisme humain. Elle n’a jamais prétendu rétablir ce qui, dans cet organisme, a été une fois détruit pour jamais.

Pareillement, l’esthétique n’est point la science du Beau, elle n’a point pour but, comme le croit le comte Tolstoï, de définir l’idéal que depuis des siècles l’humanité porte en elle et dont elle prend conscience, de temps à autre, par l’intermédiaire de ses élus ; elle n’a pas davantage à formuler les lois de l’Art ou du Goût ; elle n’a pas d’autre objet que d’analyser le phénomène artistique et de chercher à formuler les lois sous l’empire desquelles il se manifeste. Elle est, par cela même, postérieure toujours à l’acte artistique. Elle ne peut ni prévoir l’art futur, ni lui imposer une direction. Elle constate, elle ne crée pas. Elle est expérimentale, elle n’est point divinatrice. Tout au plus, en reconnaissant la continuité des principes qui ont guidé de tout temps les artistes créateurs, peut-elle affirmer l’unité de l’idéal auquel ils aspirent et montrer qu’il n’est, après tout, qu’une abstraction de la vie même.

Ce qu’elle nous a, en effet, révélé de plus clair depuis que les manifestations de l’Art ont préoccupé les penseurs, c’est que, dans les œuvres du génie s’affirme avec une continuité absolue la concordance des rêves artistiques avec les directions changeantes de l’humanité, telles qu’elles se traduisent dans les aspirations diverses de chaque race et de chaque époque. Elle ne saurait donc prétendre à dicter les préceptes certains et immuables, soit du Beau, soit du Goût. Tout ce qu’il lui est permis de faire, c’est de dégager de ses observations un certain nombre de principes qui ne seront point des règles, mais la simple notation de faits précis, de résultats concrets d’une activité identique dans son Essence, quoique variable infiniment dans ses manifestations.

Telle est du moins l’esthétique moderne.

Convenons qu’autrefois, c’était une science plutôt empirique, comme toutes les sciences à leur début. Elle versa pendant tout un temps dans le fâcheux système contre lequel s’irrite le comte Tolstoï et qui consistait à ne considérer comme belles et parfaites que les œuvres correspondant à un certain schéma, déterminé d’avance d’après la formule d’œuvres antérieures, reconnues parfaites. C’est cette esthétique superficielle et à courtes vues qui nous a valu toutes les théories du pseudo-classicisme italo-français dans les lettres, dans la peinture et, plus récemment, dans la musique. Cette conception de l’esthétique devait nécessairement aboutir à faire de l’Art un simple exercice d’imitation, et elle a, en effet, pendant de longues périodes et à plusieurs reprises, exercé une influence néfaste sur les facultés des artistes. C’est d’elle que devait naître fatalement la culture du poncif, la toute-puissance de la formule, la contrefaçon d’art au sens le plus propre du mot.

Aujourd’hui, l’esthétique imite les procédés des autres sciences ; elle est expérimentale, historique, et non dogmatique ; et elle appuie volontiers ses déductions et ses observations sur celles de ces autres sciences. Celles-ci ont pénétré le secret des phénomènes physiques et physiologiques dont le rôle est si grand dans nos sensations esthétiques ; il en est résulté une conception infiniment plus large et plus profonde du phénomène artistique.

En ce qui concerne la musique plus particulièrement, les découvertes scientifiques de Helmholtz et de ses disciples sur la nature du son et de ses effets ; les recherches du physiciens et des acousticiens sur le rythme, sur les successions et les agrégations de sons ; les constatations des historiens de la musique au sujet de la formation de nos échelles modernes de sons et de notre harmonie, rien de tout cela n’est indifférent aux yeux des esthéticiens actuels de la musique, et la théorie de l’art musical s’en est profondément ressentie. Nous sommes arrivés à ce très grand et très important résultat de pouvoir reconnaître, dans les procédés en apparence si contradictoires et si incompatibles des diverses écoles musicales, l’application différente de principes toujours les mêmes, en ce qui concerne tant la formation de l’élément mélodique que la constitution rythmique et le développement harmonique.

Peut-on imaginer, par exemple, des formes plus diverses que celles qui nous apparaissent dans Palestrina, Bach, Mozart, Beethoven, Wagner, pour ne citer que les maîtres qui marquent les grandes et les plus récentes étapes de la musique ? Avec chacun d’eux, ne dirait-on pas que tout change : harmonie, mélodie, rythme ? Le système de composition de l’un semble la négation de celui de son prédécesseur. Et cependant, l’esthétique musicale, appuyée sur l’histoire et les expériences scientifiquement exactes, n’aura pas de peine à dégager la parfaite continuité de l’art des sons et de ses procédés, l’unité de ses tendances sous cette apparente diversité, à retrouver au fond les mêmes éléments constitutifs obéissant toujours aux mêmes lois, ayant une fonction toujours identique, mais se prêtant à une variété infinie de combinaisons, ainsi que, dans la nature, les mêmes éléments servent à former des corps multiples.

L’erreur de toute l’école philosophique du xviiie siècle a été de croire que la création artistique résultait de procédés fixes et immuables, qu’elle évoluait nécessairement dans un cercle restreint de formes et de formules. Les esthéticiens rattachaient obstinément et aveuglément toutes leurs observations et les déductions qu’ils en tiraient à l’art gréco-latin et à son succédané, l’art de la Renaissance italienne. Il n’y avait point d’art pour eux en dehors des modèles laissés par les admirables artistes de la Grèce et par leurs disciples de la grande période italienne. La symétrie, l’ordre, la régularité des proportions, une certaine clarté froide trop volontiers confondue avec la simplicité, leur paraissaient des conditions nécessaires, absolues de l’œuvre d’art, et ils n’admettaient comme artistique que ce qui ne s’écartait pas du nombre restreint de formules conformes à ces principes. C’est ainsi qu’ils n’avaient aucune compréhension de la sublimité du style ogival en architecture ; qu’ils n’ont eu aucun sens du charme délicat et subtil de la poésie du moyen âge ; qu’au point de vue musical, ils enfermaient la libre inspiration dans une série peu nombreuse de combinaisons contrapontiques et harmoniques sévèrement délimitées ; qu’en peinture, ils subordonnaient à une ordonnance certes harmonieuse, mais froide et calculée, l’interprétation des mouvements de la vie et la reproduction des formes des choses. Toute la théorie de l’Art se trouvait ainsi réduite à un certain nombre de règles et de lois, précises comme les articles d’un code, mais insuffisantes pour embrasser la série illimitée des manifestations nécessairement variables de l’émotion créatrice.

La rigueur de ces préceptes était, en réalité, une offense à l’Art. Les proclamer, c’était, au fond, méconnaître sa véritable essence et son esprit, c’était se méprendre sur la nature de la création artistique, transformer en une opération de l’intelligence, en une combinaison et un calcul de la raison, ce qui est essentiellement un acte spontané du sentiment.

L’œuvre de l’artiste est, après tout, une fonction naturelle et instinctive, pas autre chose. L’artiste produit de la musique, de la peinture, des vers, de la prose, absolument comme la plante produit la fleur et son fruit, par une nécessité organique. C’est un phénomène normal et fatal chez lui. Il ignore même, le plus souvent, en vertu de quel pouvoir, de quelle mystérieuse faculté il crée, et pourquoi il crée de telle façon plutôt que de telle autre. Si la raison l’éclaire souvent, si elle doit l’éclairer, c’est cependant l’instinct qui le pousse, qui lui suggérera ses plus belles inspirations. Il ne peut rien en dehors de l’instinct, en dehors des facultés spéciales qui le font agir en artiste. L’art, en un mot, est une faculté ou, mieux encore, une activité vitale.

C’est par là qu’il est universel. Ce n’est pas, comme on le croit, une faculté spéciale donnée seulement à quelques privilégiés. Tout être humain est artiste, nécessairement, naturellement. Bien entendu, nous ne sommes pas tous artistes au même degré ; mais dans le plus humble artisan, comme dans le virtuose et le créateur de l’ordre le plus élevé, la faculté artistique est inégalement mais pareillement active. Le paysan qui évoque, le soir, au coin du feu, les légendes naïves du terroir ou les souvenirs familiaux, fait œuvre d’artiste au même titre que le poète, le musicien et le peintre qui s’inspirent des grandes traditions de l’humanité et cherchent à en traduire avec relief le sens émotif. De ce que la faculté esthétique, c’est-à-dire créatrice d’images et de symboles, n’est point distribuée à tous à un degré équivalent, il ne suit pas que cette faculté soit absente. Elle est départie à tous ; seulement, elle est le plus souvent étouffée par les conditions anormales de la vie, qui ne lui permettent pas de se manifester avec une énergie identique dans tous les êtres.

Les mêmes causes qui détériorent le type physique humain agissent pour détériorer le type moral et le type esthétique. Ainsi que l’intensité vitale se trouve inégalement conservée dans les individus et se différencie encore dans les groupes d’individus, suivant le climat, la race, l’éducation, le genre de vie physique et psychique, ainsi l’intensité du sens artistique varie à l’infini, non seulement d’individu à individu, mais de nation à nation. Une race forte, constituée en une société solide et respectueuse des énergies vitales, sera nécessairement douée de facultés artistiques plus vives qu’une race dont l’organisation défectueuse laisse se perdre ces énergies nécessaires. Toute l’histoire de l’art corrobore cette vérité. La productivité artistique suit pas à pas le développement de la force interne des peuples ; elle s’élève à mesure qu’ils deviennent plus cultivés et plus conscients de leur valeur ; elle décroît et tombe insensiblement dans l’imitation, c’est-à-dire dans le factice, à mesure que s’accentue leur décadence sociale, morale et physique.

L’explication de ce parallélisme se trouve tout naturellement dans la nature même du sens esthétique ; où il n’y a pas d’énergie vitale, il ne peut y avoir d’art véritable.

Je touche ici au point capital des questions que soulève l’écrit du comte Tolstoï.

Pour lui, l’art n’est pas une fonction vitale, il est une fonction sociale.

« Toutes les fois, dit-il, que les spectateurs et les auditeurs éprouvent les sentiments qu’un autre a ressentis et a voulu faire ressentir, nous nous trouvons en présence d’une manifestation artistique. »

L’observation est juste ; seulement, elle ne fournit qu’une définition incomplète de l’art, une définition tout extérieure, qui ne touche pas le fait originaire, l’activité primordiale de l’artiste, l’acte de volition inconscient qui le fait œuvrer tout d’abord pour lui-même.

Car voilà le point essentiel.

L’acte esthétique est désintéressé. L’artiste crée par mouvements spontanés et réflexes, les symboles naissent en lui d’eux-mêmes, parce que son organisme l’y contraint, en vertu d’une activité analogue à celle du rêve. Bien entendu, le rêve éveillé, pour devenir le phénomène artistique, doit passer par différents stades, devenir ordonné et conscient. L’acte artistique n’en reste pas moins une vision, une hallucination originairement involontaire et réflexe. L’idée de communiquer ce rêve et l’émotion qui en résulte à ses semblables, ne vient qu’en seconde ligne. En admettant même la simultanéité des deux actes, l’acte fondamental, sans lequel ne surgirait point le désir de se communiquer à autrui, est nécessairement la création artistique, l’évocation d’émotions et d’images ; car il est logiquement impossible que ce désir se produise avant l’existence de la chose qui en est l’objet.

Dans sa prétendue définition de l’Art, le comte Tolstoï ne tient aucun compte de ce phénomène primordial. Il écrit ceci :

« L’Art n’est point, comme le déclarent les métaphysiciens, la manifestation de quelque idée mystérieuse de la Beauté, de Dieu ; il n’est pas, comme l’affirment les physiologistes, un jeu dans lequel l’homme dépense son excédent d’énergie ; il n’est point l’expression des émotions au moyen de signe extérieurs ; il ne consiste pas dans la création d’objets qui plaisent ; il n’est point surtout le plaisir. L’Art constitue un moyen de communication entre hommes s’unissant par les mêmes sentiments. Envisagé ainsi, il est nécessaire à la marche progressive vers le bonheur de chaque individu et de toute l’humanité… Évoquer en soi-même un sentiment que l’on a déjà éprouvé, et, en l’évoquant ainsi au moyen des mouvements, des lignes, des couleurs, des sons, des images parlées, transmettre ces sentiments de manière à les faire éprouver à d’autres, c’est rendre l’art actif et puissant. Autrement dit, l’Art est une activité qui permet à l’homme d’agir sciemment sur ses semblables au moyen de certains signes extérieurs, afin de faire naître en eux, ou de faire revivre, les sentiments qu’il a éprouvés… »

Cette pensée est sans doute très élevée et très belle, mais elle ne résiste pas à l’examen. Après s’être amusé à railler l’insuffisance de toutes les définitions de l’Art, le comte Tolstoï aboutit à en formuler une dont le moindre défaut est de substituer l’effet à la cause, d’établir une confusion entre l’objet et les conséquences qu’il produit. L’Art, selon lui, ne serait qu’un moyen de transmission entre les hommes. Mais la parole et le geste sont également des moyens de transmission. Sont-ils l’Art ?

S’il est une définition qui manque de netteté, c’est bien celle-là ; elle ne précise rien, ne caractérise rien ; elle ne va pas au fond des choses.

Ce qu’il importait de distinguer et d’analyser dans son essence, c’est la nature spéciale et le caractère sui generis de la faculté que nous appelons artistique, de l’activité créatrice d’art.

Le comte Tolstoï passe à côté de ce problème délicat, et, n’ayant analysé que superficiellement le phénomène qui l’occupe, il en donne une définition erronée.

Non, l’Art n’est pas une fonction sociale. Il est d’abord et avant tout une fonction, une activité vitale ; il a certes un rôle social ainsi que toutes activité humaine, mais ce rôle n’est qu’une conséquence, il n’est pas une source, il n’est même pas un but. Supprimez la société, supposez l’artiste isolé en face de la Nature, il restera artiste, il créera de l’art pour lui-même.