Musiciens et philosophes/Introduction

Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 5-8).

INTRODUCTION





Les philosophes ont rarement été heureux quand ils se sont occupés de l’art en général, et en particulier de l’art musical. Ils ont ceci de commun avec les avocats qu’ils ne manifestent pas l’ombre d’inquiétude en abordant un sujet sur lequel ils sont, en général, assez imparfaitement renseignés, et le plaisant, c’est qu’ils affectent une sûreté et une netteté de vues d’autant plus grandes qu’ils sont plus complètement à côté de la question. Ils pataugent avec sérénité ; ils divaguent avec importance, compliquant à l’excès un phénomène naturel et nécessaire, tirant de principes erronés des conclusions où l’absurde et l’incompréhension le disputent quelquefois au mauvais goût.

C’est la fâcheuse aventure qui arrive à un maitre illustre de ce temps, à un conteur délicieux ou puissant, à un penseur profond et pénétrant : le comte Léon Tolstoï. Il n’a pas su se défendre du dangereux travers de vouloir parler de ce qu’il ne savait pas, en consacrant à la musique de nombreuses pages dans l’essai d’esthétique générale paru récemment sous ce titre : Qu’est-ce que l’art ?[1].

Dans ce travail, tout n’est pas à rejeter. Un maitre écrivain tel que Tolstoï ne pouvait produire une chose absolument banale. Il traite le vaste sujet qu’il s’est proposé avec une concision qui est un mérite ; sur bien des points, d’ailleurs, il touche juste et formule des observations intéressantes.

En général, cependant, ses idées esthétiques ne sont rien moins que neuves, et elles sont singulièrement incohérentes ou contradictoires. C’est ainsi qu’il reprend pour son compte personnel, croyant les avoir inventées, certaines thèses que l’on peut trouver tout au long exposées dans les écrits de Wagner, ou, en remontant plus haut, dans ceux de Schopenhauer et de Schiller, sans parler de bien d’autres penseurs du commencement de ce siècle. Le malheur est qu’il les interprète à sa façon et les détourne de leur sens véritable. Son étude manque de toute solidité. Elle me semble même dangereuse, car le maître russe revêt ses paradoxes de toute la magie d’un style entraînant, souple et nerveux ; il expose une théorie fausse avec une éloquence qui fatalement persuadera plus d’un esprit faible.

Je me propose, dans le présent écrit, de rencontrer quelques-uns de ses sophismes qu’il me parait particulièrement important de relever. J’examinerai ensuite les idées esthétiques, jusqu’ici peu connues, qui sont disséminées dans les écrits du philosophe Frédéric Nietzsche. Elles ne sont pas moins paradoxales que celles de Tolstoï, bien qu’ils soient tous deux, comme philosophes, aux antipodes l’un de l’autre. Mais du moins Nietzsche a-t-il l’avantage sur Tolstoï d’avoir reçu une véritable et solide éducation musicale. Il était pianiste et il a même composé. Ses relations intimes avec Wagner ont dû lui apporter maint éclaircissement. C’est ce qui fait qu’il a parlé de la musique en connaissance de cause, quelquefois avec une pénétration rare. L’examen de ses idées nous permettra de toucher à quelques-uns des problèmes les plus délicats de l’esthétique générale de la musique.

C’est le but de ce travail.




  1. Il en a paru récemment deux traductions françaises, l’une de M. de Wyzewa, l’autre de M. Halpérine.