Musiciens Anglais Contemporains/Charles Villiers Stanford

Traduction par Louis Pennequin.
Le Temps Présent (p. 85-100).

CHARLES VILLIERS STANFORD




Les arts et les lettres ne peuvent inscrire dans leurs fastes un événement plus suggestif que l’étroite amitié qui lie sympathiquement deux hommes illustres dans la Poésie, la Peinture ou la Musique. Mais, les artistes ont généralement le renom d’une gent irritable, genus irritabile, et prouvent aussi cette vérité fâcheuse que l’effort habituel pour atteindre la forme pure de l’expression humaine aboutit trop souvent à l’envie, à la malignité et à une absence totale d’indulgence. Combien, au contraire, il est plus intéressant de considérer la communauté d’un but intellectuel qui contribue à renforcer une amitié déjà profonde et durable ?

Horace appelant Virgile la moitié de lui-même, « animæ dimidium meæ », supplie les Dioscures de veilleur sur le frêle esquif qui porte le poète aux rivages de la Grèce. Son invocation poétique possède ainsi un sentiment humain qui, à nos yeux, donne un intérêt et un charme plus grands au caractère de ces amis. L’intime affection qui existait entre Gœthe et Schiller est au moins aussi célèbre que celle qui unissait Horace et Virgile, et, depuis lors, les annales de l’art moderne ont pu maintes fois enregistrer heureusement d’autres exemples d’une amitié aussi sincère et aussi pure.

Le lien amical qui existe entre Stanford et Parry est déjà inscrit dans l’histoire contemporaine de la musique anglaise. Durant de nombreuses années ces deux musiciens ont soutenu côte à côte et avec foi la lutte contre le préjugé et l’ignorance, et il est certain que la renaissance progressive qui est observée depuis trente ans en Angleterre est due surtout à leur éminente et commune initiative. C’est grâce à l’union de leurs efforts que le critérium du goût musical a pu se relever à un niveau qui permet désormais à notre nation de prendre rang au milieu des autres nations européennes pour la culture de l’art et des belles-lettres.

Charles Villiers Stanford est plus jeune que Parry, et, plus tôt que son ami il a eu la fortune d’obtenir la faveur du public. Son nom était déjà réputé parmi les amateurs de musique anglais quand Parry n’était encore que l’idole d’une société restreinte et strictement choisie.

Né à Dublin, le 30 septembre 1852, son origine irlandaise se retrouve dans son physique, son caractère et la tournure de son esprit. Son père, musicien amateur accompli, était attaché à la Cour de Chancellerie en Irlande. Dès son enfance, le jeune Stanford montra pour la musique une disposition si précoce qu’à l’âge de huit ans il composait une marche jouée dans une pantomime au Théâtre Royal de Dublin. Son éducation musicale fut aussitôt confiée à sir Robert Stewart qui, à cette époque, comme musicien le plus en vue de l’Irlande, tenait une place importante dans la société de la capitale. Puis, le jeune Stanford quitte l’Irlande, en 1870, et vient en Angleterre pour entrer comme élève au Collège des Reines[1], à Cambridge. Jusque-là, Cambridge ne jouissait pas d’une grande faveur pour son éducation musicale ; mais, il était réservé au jeune et brillant irlandais de marquer une époque nouvelle à l’histoire artistique de ce foyer universitaire. Il est d’abord choisi comme chef d’orchestre de la Société de musique de l’Université et son zèle artistique tarde si peu à faire sentir son heureuse influence que Cambridge obtient bientôt d’être réputé l’un des centres musicaux du Royaume-Uni.

Stanford ne négligeait toutefois aucune de ses études classiques et travaillait avec intelligence et acharnement. Dans le cours de son éducation scolaire, un congé lui est accordé pour visiter l’Allemagne. À Leipzig, il prend les leçons de Carl Reinecke et à Berlin, celles de Frédéric Kiel[2]. Le jeune musicien consolidait ainsi le lien d’une sympathie qui est toujours restée vive pour l’art allemand. La musique n’absorbait pas tout le temps de l’étudiant ; en 1874, il est admis à un grade universitaire anglais, et cela prouve que Stanford possède une culture des lettres au moins égale à sa science de la musique. Dans l’intervalle, il avait été choisi comme organiste du Trinity College, de Cambridge, quand le public de Londres eut, en 1876, l’avantage d’apprécier pour la première fois le talent du jeune compositeur. Sur l’invitation du célèbre acteur Henry Irving[3] et pour suivre le conseil amical du poète lyrique Tennyson, Stanford avait écrit la musique accessoire du drame de ce dernier, Queen Mary, la Reine Marie, qui fut représenté avec somptuosité, sinon avec un grand succès, au Lyceum Theatre, de Londres. Cette composition et une Symphonie qui lui avait fait obtenir le second prix dans un concours musical à Alexandra Palace firent connaître aussitôt le nom de Stanford, et, depuis ce temps, sa musique a toujours été accueillie en public avec une déférence bienveillante.

Il ne serait pas profitable de disserter sur la direction que le génie musical de Stanford aurait pu prendre si, à l’époque de sa jeunesse, la musique en Angleterre avait été plus progressiste qu’elle ne l’était : car, son tempérament d’artiste est par-dessus tout porté à la diversité. Il s’étend de l’oratorio à l’opéra, de la symphonie à la musique de chambre, du chant à la sonate avec une égale aisance. Sans doute, dans des circonstances favorables, il aurait pu montrer à ses compatriotes et admirateurs son aptitude naturelle à exceller dans chaque branche de son art si l’Angleterre, à cette époque, n’avait presque eu d’attention que pour l’oratorio ou d’autres compositions du même genre. Alors comme de nos jours, un compositeur national avait peu de chance d’obtenir une audition d’opéra et la culture de la musique d’orchestre qui, pendant ces trente dernières années, a atteint des proportions étonnantes grâce à la féconde influence de Hans Richter, d’Arthur Nikisch[4], de sir Henry Wood[5] et de plusieurs autres chefs d’orchestre réputés, n’avait encore qu’une faible vitalité. Pendant ce temps, il est vrai, Stanford composait opéra et symphonie ; mais ses efforts recevaient peu d’encouragement et, comme Thomas Gray[6] l’a chanté en vers pleins d’amertume,

La froide misère domptait sa noble ardeur
Et glaçait dans son sein un génial effluve.

Toutefois, dans le cas présent, la Misère doit faire place au Préjugé et à l’Ignorance. Stanford, qui avait terminé l’opéra The Veiled Prophet of Khorassan, le Prophète voilé de Khorassan, sur un poème de Thomas Moore[7], ne trouva aucun directeur de théâtre qui consentît à l’entendre. Désespéré de ne pouvoir réussir, il se rend en Allemagne où il reçoit l’accueil cordial que son propre pays ne pouvait lui offrir et le Prophète voilé de Khorassan, représenté à Hambourg en 1881, obtint un succès suffisant pour servir de leçon sévère aux directeurs de théâtres et au public anglais. Mais une circonstance favorable devait bientôt se présenter au sujet de l’opéra national.

Un directeur de théâtre intelligent, Carl Rosa[8], qui avait fait les délices de la province pendant plusieurs années avec sa troupe d’opéra, eut l’occasion de faire de courts séjour à Londres. L’idée heureuse lui vint de choisir parmi les musiciens anglais des compositeurs en vue qu’il chargea d’écrire des opéras pour sa troupe. Stanford fut désigné et son opéra en trois actes The Canterbury Pilgrims, les Pèlerins de Catorbery, qui bénéficia de cette bonne fortune, fut représenté au théâtre de Drury Lane à Londres, en avril 1884. Un autre opéra, Savonarole, fut représenté dans le même mois à Hambourg, puis, sous la direction de Richter au théâtre de Covent Garden de Londres, en juillet 1884. Il semblait qu’une ère nouvelle s’ouvrît en Angleterre pour les compositeurs d’opéra et ceux d’entre nous dont la mémoire fidèle se reporte à ce temps déjà lointain se souviennent des espérances fondées sur ce réveil imprévu du théâtre lyrique national. Hélas ! cet espoir devait être entièrement déçu. Le public anglais, qui n’a jamais porté qu’un faible intérêt à l’opéra en général, est surtout antipathique à ce genre représenté dans la langue nationale. L’entreprise audacieuse de Carl Rosa reçut peu d’appui et, l’infortuné directeur étant mort quelque temps après, son plan de régénération de l’opéra anglais s’évanouit en fumée.

Malgré la dure déception qu’il avait éprouvée, Stanford ne perdit pas courage. Il sut trouver bientôt une autre issue à son activité et son tempérament d’irlandais robuste et énergique devait se plier à la circonstance avec la souplesse qui le caractérise. Ayant observé que la faveur exclusive du public se portait dans les concerts de musique anglaise vers le genre choral, il résolut de délaisser pour un temps la symphonie et l’opéra et de suivre avec attention cette forme populaire de l’art vers laquelle désormais il dirigeait son talent.

Son oratorio, The Three holy Children, les Trois Enfantas sacrés[9], op. 22, n’obtint pas un brillant succès ; mais l’Elegiac Ode, Ode Élégiaque, op. 21, d’après Walt Whitman, lui acquit une grande popularité musicale. Stanford, fidèle et fervent admirateur de Brahms, avait été l’un des premiers chefs d’orchestre introducteurs de sa musique en Angleterre et son Ode Élégiaque se présentait comme l’une des premières compositions anglaises qui révélaient dans sa saveur germanique l’influence du célèbre maître allemand. Il favorisait ainsi, par son crédit naissant dans l’art anglais, une mode musicale qui régna longtemps en Angleterre et fut un obstacle sérieux à l’éclosion d’un style national. Le succès qui avait accueilli l’Ode Élégiaque fut dépassé par celui de The Revenge, la Revanche, op. 24, cantate chorale et chant marin sur le poème célèbre de Tennyson, qui fut exécutée en 1886, au Festival de Leeds. La Revanche devait donner un plus grand éclat au renom de Stanford dont la réputation artistique parvint jusqu’au fond des provinces les plus éloignées. Là où il existait une société chorale, dans tout l’empire britannique, La Revanche fut en faveur au point qu’après un quart de siècle sa popularité est toujours aussi grande. En composant cette cantate, Stanford n’a voulu se souvenir ni de Brahms, ni de Wagner, ni des autres grands maîtres de la musique qui avaient influé jusque-là sur son propre style et il a trouvé le moyen d’être simplement et sincèrement anglais.

Un écrivain français distingué, Jules Douady, qui a récemment consacré un livre savant et plein d’intérêt à l’influence de la mer sur la poésie anglaise, ne nous a pas convaincus que nos poètes eussent subi plus fortement que les poètes des autres nations la magique influence de l’Océan[10]. L’inspiration des musiciens, pas plus que des poètes anglais, n’a atteint le sublime en célébrant cet élément capital dans l’histoire de l’Angleterre et il était réservé à Stanford de réparer dans une louable mesure les défaillances de ses devanciers. Sa Revanche est un noble et légitime hommage rendu aux héros de la mer à qui l’empire britannique est redevable de sa grandeur. Son exaltation d’une race valeureuse de marins produit un effet irrésistible sur l’auditeur électrisé par l’énergie et l’animation viriles répandues dans la composition. On ne peut écouter sans une émotion intense les admirables strophes en l’honneur de l’indomptable marin Richard Grenville[11], vieux héros du temps de la reine Élisabeth, pendant que l’immensité rayonnante de la mer sur l’âpre bruissement des flots semble apporter l’éclat de son reflet à la musique évocatrice et triomphale à la gloire de la Marine anglaise.

Malgré son loyalisme britannique Stanford est resté irlandais de cœur, et l’Irish Symphony, Symphonie Irlandaise[12], op. 28, exécutée en 1887, est, sous une forme artistique exquise, son tribut à l’enchantement du pays natal. La Symphonie Irlandaise est pleine de la poésie et du romantisme de l’Île d’Émeraude. La verte nature celtique semble avoir mis sur elle une empreinte profonde et telle que le succès de l’œuvre dans la patrie de John Bull n’a jamais pu être proportionné à son réel mérite. N’est-il pas nécessaire, d’ailleurs, qu’un sang irlandais coule dans les veines pour apprécier entièrement la rude beauté de cette symphonie enveloppée de la légende qui exerce encore sa fascination sur l’Irlande ? Quoi qu’il en soit, la Symphonie Irlandaise a réuni en Angleterre un grand nombre d’admirateurs et ceux même que son charme sauvage et romantique n’a pas transportés d’enthousiasme ont été obligé de reconnaître la maîtrise du compositeur.

La Revanche et la Symphonie Irlandaise, sans conteste, mettaient Stanford au premier rang des musiciens anglais, et, depuis ce temps, ce compositeur a justifié son succès en délectant ses compatriotes par une série ininterrompue d’ouvrages de valeur dans tous les genres de la musique. Chaque œuvre prouve chez lui un idéal élevé, mais plus sûrement le suprême effort de volonté d’une individualité puissante et qui peut être encore un sine qua non quand, pour atteindre au faîte, l’artiste doit ravir son inspiration à la Muse intraitable.

Je touche ici à ce qui me semble être le point vulnérable de l’armure de l’artiste, et peut-être est-il préférable que j’indique tout de suite la raison pour laquelle, à mon avis, sa musique si admirée et si exaltée par ses compatriotes n’a pu obtenir, en définitive, la faveur de nos voisins du continent.

Stanford, comme je l’ai dit, est un musicien doué d’une prodigieuse souplesse : sa virtuosité s’étend également à tous les genres de la musique. Sa sympathie attractive est d’une rare puissance et son savoir musical étendu. Le style en canon lui est aussi familier qu’aux compositeurs de l’époque élisabéthaine, tandis que l’orchestre moderne riche d’innombrables ressources lui a dévoilé ses arcanes. Mais la diversité même de cette sympathie, sa profonde érudition entraînent par elles seules un danger. La nature sensitive du musicien le rend enclin à retenir l’impression passagère qui le surprend au milieu du recueillement de son labeur artistique, et par là je n’aurais garde d’insinuer que Stanford ait parfois eu recours à l’imitation servile. Nulle preuve plus assurée de la personnalité de son talent ne peut nous être offerte que l’habileté avec laquelle il a su fondre en un tout harmonieux les impressions récoltées autour de lui, et, malgré une influence dont on suit la trace dans chacune de ses œuvres, on retrouve toujours en celle-ci la flamme de son tempérament.

Dans son premier opéra, les Pèlerins de Cantorbéry, l’influence de Wagner est toute-puissante au point de lui avoir fait donner dès l’apparition le surnom de Maîtres Chanteurs anglais. Il est manifeste que le modèle choisi par Stanford est le célèbre opéra-comique du maître allemand : car, le souvenir de Die Meistersinger se retrouve dans les Pèlerins à chaque pas. Loin de moi, cependant, la pensée de reprocher un emprunt facile fait à l’œuvre allemande bien que l’audition attentive laisse une impression suggestive. La vie joyeuse et gaillarde au moyen-âge, en Angleterre, est décrite avec un trait d’une vérité presque aussi sûre que celui qui dépeint l’animation de la ville de Nuremberg au temps de Hans Sachs[13]. Certes, si le musicien avait été favorisé par un livret d’une valeur égale à celui de Die Meistersinger, il aurait pu nous donner un chef-d’œuvre tandis que ses Pèlerins de Cantorbéry, malgré un début plein de couleur et de brio, se traînent au milieu d’une action qui languit dépourvue d’intérêt. Le dernier acte du drame dont Wagner lui-même, malgré sa musique si vivante, n’aurait pu conjurer la faiblesse de scène, vouait l’opéra de Stanford à l’insuccès.

J’ai dit le lien qui unit Stanford et Brahms. Il est certain qu’aucune influence n’a été plus positive sur le style de notre musicien que celle du compositeur du Requiem allemand[14] et je cite cette œuvre parce que c’est vers elle que notre pensée se porte naturellement en écoutant l’Ode Élégiaque. Toutefois, ce n’est pas par ses œuvres chorales que Stanford rappelle avec le plus d’éclat la manière du maître allemand, ni par ses symphonies[15] dans lesquelles sont tempérament si fortement romantique a pu heureusement le préserver lui-même de l’abîme de tristesse morbide où Brahms se complaît. C’est dans la masse imposante de sa musique de chambre dont il a doté le monde musical — quintettes, quatuors, trios et sonates, — que Stanford se montre le disciple le plus fidèle à la pensée du maître aimé. Ceux même à qui le génie du compositeur allemand est le moins sympathique se plaisent à reconnaître que le contraste du tempérament irlandais de Stanford, plein d’ardeur poétique, allié au naturel de Brahms, teuton rêveur et austère, a incontestablement quelque chose de piquant et qui a dû souvent contribuer à la beauté plus grande de l’œuvre.

La souplesse du talent et la grande étendue de la sympathie musicale de Stanford puisent leur preuve éclatante dans ce fait qu’après Brahms le musicien qui a exercé sur lui l’action la plus décisive est Verdi par le Requiem[16] de Manzoni et les œuvres qui ont suivi. La manière de Verdi se fait sentir d’abord dans une Messe en sol, op. 46, écrite par Stanford en 1892, puis, dans un superbe Requiem, op. 63 (1897), un Te Deum, op. 66 (1898) et un Stabat Mater, op. 96 (1907), d’une égale beauté, dans lesquels l’influence italienne devient plus apparente. Un opéra en quatre actes, Much ado about nothing[17], Beaucoup de bruit pour rien (1900), qui vient après, montre que le compositeur a voulu suivre avec fidélité la trame du dessin délicat du Falstaff[18], de Verdi. Du reste, pendant toute cette période, que l’on pourrait appeler italienne, le musicien anglais affirme sa supériorité avec une intensite qu’il n’avait pas encore départie jusque-là et ses quatre œuvres citées permettent d’admirer dans chaque genre d’effet une magistrale aisance. La solidité de structure allemande se retrouve en elles jointe à l’abondance mélodique et à la couleur vive de la musique de l’école italienne. Beaucoup de bruit pour rien, en particulier, possède une verve d’imagination et une gaîté d’humeur pleines de charme. Cet opéra, représenté avec succès au Théâtre de Covent Garden, de Londres, en 1900, obtint à la fois la bienveillance de la critique et la faveur des connaisseurs de la musique. Malheureusement, le préjugé contre l’art anglais, représenté avec suffisance par les mécènes fashionables qui président aux destinées de ce théâtre, n’était pas prêt encore à s’incliner même devant une œuvre aussi intéressante et l’opéra dut bientôt disparaître du répertoire.

Un sort plus favorable était réservé à un autre opéra de Stanford, Shamus O’Brien[19], représenté pour la première fois à l’Opéra-Comique de Londres, en 1896, et repris récemment avec un grand succès. Dans cette dernière œuvre le compositeur s’est souvenu des airs de son pays natal qui ont inspiré la partie caractéristique et la meilleure de sa musique. L’action de Shamus O’Brien se passe dans les montagnes de Cork, en Irlande, après la révolte de 1798. Du genre foncièrement national, cet opéra-comique renferme des mélodies populaires qui lui donnent une forte empreinte de couleur locale. Mais, prise dans son ensemble, la musique a une fraîcheur d’inspiration et un sentiment d’une vivacité d’expression irrésistible qui la distinguent des précédents opéras de Stanford. D’une contexture plus claire que les Pèlerins de Cantorbéry et Beaucoup de bruit pour rien, elle affirme une prétention moins ambitieuse pour conserver un entrain naturel et une élégance aimable. Si Dublin possédait un théâtre d’opéra d’une importance égale à Abbey Theatre, qui est le foyer rayonnant du drame national irlandais, Shamus O’Brien serait assurément la pierre assise du répertoire lyrique.

Musicien brillant comme l’est Stanford, qui a excellé dans son art et a fait sienne tour à tour avec avantage chaque branche de la musique, il ne se montre peut-être entièrement lui-même que lorsqu’il écarte de sa mémoire d’artiste tout souvenir de l’Allemagne et de l’Italie pour ne s’inspirer que de son pays natal. J’ai déjà parlé de sa belle Symphonie Irlandaise. Ses deux Rapsodies Irlandaises, op. 78 et op. 84, pour orchestre sur un thème d’anciens chants de l’Irlande d’une franche et superbe mélodie, n’ont pas une valeur moindre. La teinte de gaélique verdeur dont le compositeur ne peut souvent se déprendre, jointe à la vigueur du dessin qui caractérise sa musique de chambre, rend digne d’attention dans cette part de son œuvre ses Fantaisies Irlandaises, op. 54, pour violon et pianoforte écrites il y a environ vingt ans.

Il convient de mentionner aussi la publication de séries variées d’anciens chants de l’Irlande et l’accompagnement caractéristique pour piano dont il a doté les mélodies populaires de ce pays sur lesquelles le poète Thomas Moore a écrit ses admirables strophes. Un style d’une parfaite correction distingue toutes les mélodies vocales également remarquables de Stanford qui a aussi enrichi la musique chorale sans accompagnement de petits chefs-d’œuvre.

La brièveté de cette esquisse rend nécessaire de négliger plusieurs aspects de cette activité artistique qui a produit des livres de docte critique, des éditions savantes des grands maîtres de la musique, et de se borner à ne pas oublier sa réputation méritée de professeur éminent[20] et d’habile chef d’orchestre. De sorte que, pour résumer cette carrière qui brille d’un si vif éclat dans son éclectisme, on peut dire de Stanford en toute justice, comme Samuel Johnson[21] du poète irlandais Olivier Goldsmith[22] sur une épitaphe célèbre, qu’il a touché à presque tous les genres d’écrire et n’a touché à aucun qu’il n’ait embelli : Nullum fere scribendi genus non tetigit, nullum quod tetigit non ornavit.

  1. Le Collège des Reines, de Cambridge, Queens’ College, a été fondé en 1448 par Marguerite d’Anjou, fille du roi René, comte de Provence, épouse de Henri vi, roi d’Angleterre, de la branche des Plantagenets. Il fut agrandi et doté avec munificence en 1465 par Elisabeth Woodville, fille d’un gentilhomme anglais, épouse d’Edouard Plantagenet, chef du parti de la Rose Blanche d’York, roi d’Angleterre sous le nom d’Edouard iv. Le Collège de la Reine, d’Oxford, Queen’s College, a été fondé en 1340 par Philippe de Hainaut, épouse du roi d’Angleterre Edouard iii Plantagenet.
  2. Kiel (Frédéric), compositeur de musique allemand. Né à Puderbach, le 7 octobre 1821, mort à Berlin, le 14 septembre 1885.
  3. Irving (Henry). Célèbre acteur dramatique, né à Keinton, comté de Somerset, le 6 février 1838, mort à Bradford, comté d’York, le 13 octobre 1905.
  4. Nikisch (Arthur), compositeur de musique hongrois, né à Szent-Miklos, le 12 octobre 1855, élève de Dessoff et de Helmesberger.
  5. Wood (Henry-Joseph), compositeur de musique anglais, né à Londres, le 3 mai 1870.
  6. Gray (Thomas), poète anglais (1716-1771). Traduction française en vers libres.
  7. Moore (Thomas), poète, romancier et historien irlandais (1779-1852).
  8. Rosa ou Rose de son vrai nom (Carl). Impresario allemand, né à Hambourg, le 21 mars 1842, mort à Paris, le 30 avril 1889.
  9. Suivant le livre de Daniel, Shadvach, Meshach et Abed-Nego sont trois enfants juifs qui furent jetés vivants dans une fournaise pour obéir au roi Nabuchodonozor (viie siècle avant J.-C.).
  10. La Mer et les Poètes anglais.
  11. Grenville (sir Richard), fameux capitaine marin (1541-1591). Ce vaillant guerrier se fit tuer sur son vaisseau La Revanche, près des îles Açores, après avoir tenu tête pendant quinze heures de combat à quinze vaisseaux espagnols.
  12. Symphonie Irlandaise en fa mineur, exécutée en 1887 à Saint-James Hall, à Londres, sous la direction du chef d’orchestre Hans Richter.
  13. Sachs (Hans), poète allemand (1494-1576) et le principal personnage des Maîtres Chanteurs de Nuremberg.
  14. Requiem allemand, Deutsches Requiem, 1868.
  15. Symphonie en fa, No4, op. 31, etc.
  16. Messe de Requiem pour les funérailles d’Alexandre Manzoni, exécutée à l’église Saint-Marc, de Milan, le 22 mai 1874. — Verdi (Giuseppe) (1813-1901).
  17. Much ado about nothing, comédie de William Shakespeare, 1600.
  18. Falstaff, opéra de Verdi. Représenté au théâtre de la Scala, de Milan, en 1893.
  19. Shannus O’Brien est un personnage légendaire en Irlande. Le livret de cet opéra-comique en deux actes a été tiré par Georges Jessop du poème de Le Fanu (Jos. Sheridan), romancier et poète irlandais, né à Dublin, le 28 août 1814, mort à Dublin, le 7 février 1872.
  20. Professeur de composition au Collège Royal de Musique, de Londres.
  21. Johnson (Samuel), célèbre lexicographe anglais (1709-1784).
  22. Goldsmith (Olivier), poète irlandais (1731-1774).