Musiciens Anglais Contemporains/Granville Bantock

Traduction par Louis Pennequin.
Le Temps Présent (p. 101-120).

GRANVILLE BANTOCK




L’Art est une divinité capricieuse qui distribue parfois ses faveurs avec une malice perverse. L’humeur de cette déesse était assurément paradoxale le jour où elle favorisa Granville Bantock[1] de son regard. Ce musicien qui a voué son génie à décrire la splendeur de l’antique Orient n’a pas vu le jour dans la contrée où le Gange roule vers l’Océan Indien ses eaux aux reflets dorés, mais sur les bords brumeux de la Tamise. Nul palais du plaisir dans la superbe Xanadu[2] si pompeusement décrite par Coleridge[3] dans son poème merveilleux de Kubla Khan n’a abrité sa tête juvénile ; car, c’est au milieu de noires et prosaïques cheminées dans un quartier triste de Londres qu’il a grandi jusqu’à l’adolescence. Bantock n’a pas été davantage un de ces jeunes prodiges qui récoltent les applaudissements d’un public impressionné par la dextérité d’une virtuosité précoce. C’est loin du monde et du bruit extérieur qu’il a passé son enfance. Pendant ses premières années il ne montra pas un goût très prononcé pour la musique ; il allait à l’école et suivait les leçons des enfants de son âge. Son père[4], médecin distingué et érudit, le destinait à la carrière du Service Civil de l’Inde. Mais, dès que l’adolescent fut parvenu à l’âge viril, il connut le charme puissant de l’Art, et, à peine dans sa vingtième année, se révéla en lui une vocation irrésistible pour devenir musicien.

Bantock, sitôt qu’il eut fait cette importante découverte, entra à l’Académie Royale de Musique de Londres, où il devint l’élève de Frédéric Corder[5], professeur éminent dont la science pédagogique a déterminé le caractère artistique d’un si grand nombre de jeunes musiciens anglais. Il était encore dans la période de ses études musicales lorsque plusieurs de ses compositions furent publiées sous le patronage de son alma mater. Parmi celles-ci on remarque une ouverture dont l’inspiration est tirée du poème de Thomas Moore les Adorateurs du Feu et la musique de ballet composée pour un drame égyptien Ramsès ii qui ne devait jamais voir la rampe. Une fortune plus favorable était réservée à un opéra en un acte Cædmar[6] qui fut représenté durant une courte et peu fructueuse saison (1892) sous la direction du signor Lago à l’ancien Olympic Theatre. Cædmar, écrit dans la manière wagnérienne de Tristan et Yseult, offrait certainement une promesse d’avenir, mais ne pouvait être estimé qu’un pur exercice académique de néophyte bien doué.

Bantock, d’une nature vive, avait montré dès l’enfance un esprit entreprenant et son penchant le força bientôt à reconnaître que la musique ne pouvait satisfaire seule sa bouillante activité. Au contraire d’un grand nombre de ses collègues, ce musicien est un érudit et sa culture lui permet, en dehors du domaine de l’art, d’avoir des vues personnelles et originales sur des questions d’un ordre élevé. Lorsqu’il était encore au seuil de sa carrière artistique il sentit la nécessité de s’adresser à un public plus nombreux que sa musique alors ne pouvait lui procurer. Dans ce but il fonda une revue musicale, laquelle, bien que le succès ne fût guère en rapport avec les aspirations du rédacteur, lui permit enfin d’exposer à loisirs ses idées sur des sujets didactiques qu’il désirait traiter depuis longtemps. La New Quarterly Musical Review, la Revue Musicale Moderne trimestrielle, qui vécut de 1893 à 1896, ne pouvait en un si court délai révolutionner le goût musical en Angleterre ; mais, elle eut du moins pour résultat de mettre en évidence un groupe de jeunes et ardents rénovateurs. Loin de se trouver à l’aise sur le terrain frayé de la musique ces jeunes enthousiastes brûlaient de suivre des sentiers nouveaux et, la cognée en main, étaient prêts, suivant la circonstance, à prouver leur zèle à toute épreuve. Bantock parmi eux se signalait par des projets d’une réelle ambition et tels que Berlioz lui-même ne traça jamais un plan musical d’un dessein si grandiose. À cette époque, il songeait à écrire une série de vingt-quatre poèmes symphoniques d’après le poème épique de Robert Southey[7], The Curse of Kehama, la Malédiction de Kehama[8]. Deux symphonies de cette superbe série étaient déjà composées entièrement quand la déesse qui règle la destinée de Bantock d’une manière si paradoxale dans l’art vint le tirer de son rêve pour le jeter tout à coup dans un milieu nouveau. Forcé d’abandonner sa chère revue et de la confier au soin d’un collègue et ami fidèle, il s’empressa de renier la malédiction de Kehama et laissa inachevée sa géniale série de poèmes symphoniques pour accepter l’emploi de chef d’orchestre dans une tournée lyrique. L’entreprise organisée par Georges Edwardes[9], le célèbre impresario du Gaiety Theatre, consistait à représenter dans plusieurs parties du monde A Gaiety Girl[10], Une Demoiselle du Gaiety, opérette à grand succès de ce temps. L’aventure était curieuse, en vérité, pour un jeune musicien destiné à parvenir au plus haut grade de son art ; mais, l’on peut expliquer la cause qui décida Bantock à accepter une besogne musicale en opposition si évidente avec son goût personnel et la qualité de sa science. En véritable enfant de l’art, il ne vit que la circonstance favorable pour visiter l’Orient lointain et contempler les scènes colorées d’or qui, depuis l’enfance, tenaient son jeune esprit éveillé. L’occasion était trop tentante pour ne pas la saisir à l’instant, et, faisant appel à tout son courage, il lut d’un trait la partition d’Une Demoiselle du Gaiety, s’engageant résigné à conduire durant une année entière valses et galops en échange de la réalisation de son rêve. J’imagine, toutefois, qu’à certains moments le musicien dut regretter sa décision rapide, lors même que les témoins colossaux de la fabuleuse splendeur de l’Inde, l’exotique et lumineuse beauté de la Chine et du Japon rachetaient dans son esprit les flonflons de l’orchestre d’opéra-bouffe et le bavardage railleur de divettes querelleuses. Mais, une juste récompense devait lui faire souvent oublier sa peine. Enfin s’ouvrait devant lui l’Orient enchanteur et ses yeux éblouis pouvaient se rassasier d’un spectacle radieusement pittoresque entrevu seulement jusque-là dans son imagination enfiévrée. Il avait aussi l’avantage appréciable d’acquérir sur place un souvenir foncièrement poétique qui, par la suite, devait être une aide précieuse à sa pratique musicale.

Bantock revint à Londres en 1895, plein de projets d’avenir, et le premier effort qu’il tenta pour défier la fortune fut sa participation à un concert qui fit époque.

Cette solennité musicale, organisée en manière de protestation, voulait dénoncer la condition difficile à laquelle la profession de musicien était alors sujette à Londres. L’indifférence des directeurs de la musique dans la capitale rendait peu aisée la pratique de son art à un compositeur débutant ou encore presque inconnu, par suite de la difficulté d’obtenir une audition de ses œuvres. Pour réussir dans son entreprise hardie Bantock avait obtenu l’appui de cinq amis fraternels qui, depuis, ont fait leur chemin dans le monde de la musique : Stanley Hanley[11] Arhur Hinton[12], Reginald Steggal[13], William Wallace[14] et Erskine Allon[15], mort depuis. Le programme du concert était composé entièrement d’œuvres inédites de ces jeunes compositeurs et les six amis ne firent pas précisément fortune. Leur courageuse attitude fut très discutée à cette époque bien qu’elle eût pour résultat profitable d’attirer l’attention des organisateurs de concerts, et, en faisant découvrir parmi les jeunes compositeurs des talents ignorés, de préparer la voie aux conditions meilleures actuellement suivies.

La place réservée à Granville Bantock au programme de ce concert avait suffi pour révéler en lui non seulement un compositeur plein de sérieuses promesses, mais aussi un chef d’orchestre d’une expérience déjà éprouvée. Il convient de noter que l’impression favorable due à son talent lui fit obtenir, plusieurs années après, la direction musicale de The Tower, la Tour, genre de Casino ou de Kursaal à New-Brighton, près de Liverpool, plage très fréquentée (1897). Profitant de cette situation nouvelle, Bantock s’empressa de faire une large part à la musique anglaise, et c’est à son heureuse initiative qu’est due la première audition d’un grand nombre d’œuvres de musiciens contemporains. Plusieurs de ses compositions se rattachent à cette période : les ouvertures de Saül et de Caïn, les Scènes Anglaises et les Scènes Russes, suites d’orchestre ; Helena, variations pour orchestre, et le poème symphonique Thalaba[16], qui toutes dénotent une abondance de ressources musicales à défaut d’une individualité puissante du style. En 1900, Bantock fut nommé directeur de l’École de Musique de Birmingham, l’une des plus importantes institutions d’enseignement musical du Royaume-Uni et il a succédé en 1908 à Edward Elgar comme professeur de musique à l’Université de Birmingham.

La carrière musicale de Granville Bantock doit être nécessairement divisée en deux périodes distinctes à partir de la mise en musique des Rubáiyát ou quatrains d’Omar Kheyyam[17]. Avant d’écrire cette œuvre capitale Bantock était déjà, sans conteste, réputé un compositeur d’un brillant avenir. Sa maîtrise de la couleur orchestrale était généralement admirée et son habileté à transporter le charme étrange et exotique de l’Orient dans les formules musicales de l’Occident était particulièrement appréciée. Toutefois, comme œuvre intellectuelle et modèle de l’art vrai sa musique était, suivant l’expression du poète Rossetti[18], singulièrement décevante. Son abondance mélodique portait en elle-même un danger et le jaillissement de son inspiration, trop impétueuse pour ne pas manquer de profondeur, l’exposait à se briser sur le roc. Bref, ses premières compositions, malgré leur indéniable correction de facture, ne possédaient pas l’individualité caractéristique qui seule retient l’attention des vrais connaisseurs de la musique.

Omar Kheyyam, qui est le titre succinct de la partition des Rubáiyát, ouvrait une ère nouvelle dans la carrière de Bantock. La première partie de l’ouvrage fut exécutée au Festival de Birmingham, en 1906 : la deuxième à Cardiff, en 1907, et la troisième à Birmingham, en 1909. Si Bantock avait entrepris la composition d’Omar Kheyyam avec l’inspiration du début pleine d’incertitude, du moins il l’acheva avec la virtuosité d’un maître. Les Rubáiyát du poète astrologue persan semblent s’être emparés de l’intime pensée du compositeur par la vertu d’un philtre. Pendant qu’un pouvoir mystérieux ouvrait à son génie des horizons sans bornes et favorisait son admirable faculté de suggestion pittoresque, son style acquérait une largeur et une force d’expression inconnues chez lui jusque-là. Fort de l’influence magique épandue par la poésie persane, Granville Bantock a enfanté un chef-d’œuvre qui, à juste titre, peut être rangé parmi les compositions les plus expressives que l’école anglaise ait produites durant ces dernières années.

En Angleterre, les Rubáiyát d’Omar Kheyyam sont familiers à la jeunesse des écoles par la superbe et vigoureuse version d’Edward Fitz Gérald[19], l’une des gloires contemporaines de la littérature classique anglaise. En France, je crois qu’ils sont moins connus bien que M. Fernand Henry[20] ait fait à Fitz Gérald l’honneur de traduire sa version en français, et, je ne puis résister au désir de citer le passage admirable de la traduction où l’œuvre du poète persan est analysée.

« Qu’est donc ce livre extraordinaire qui revêt tour à tour les modes de pensée et d’expression les plus dissemblables, sensuel jusqu’au cynisme, hardi jusqu’à la révolte, amer jusqu’au désespoir ; où la raillerie passe de l’épigramme légère à la satire la plus cruelle ; où la glorification sans mesure de l’épicurisme le plus grossier alterne avec la discussion des problèmes les plus graves et les plus élevés dont l’esprit humain se puisse inquiéter ; où l’émotion religieuse s’exalte parfois jusqu’au mysticisme pour sombrer d’autres fois dans l’impiété et la négation ; livre familier et excessif, résigné et irrité, brutal et délicat écrit dans une langue dont Omar a gardé le secret, simple, concise, claire, vigoureuse, savoureuse comme un beau fruit, d’un éclat métallique, épurée du luxe fleuri, des mièvreries et des fadeurs de la littérature orientale à laquelle elle n’emprunte que les meilleures de ses métaphores et de ses images ; livre qui choque en tant d’endroits et qu’on ferme en l’aimant parce qu’on éprouve qu’il fut l’œuvre sincère d’un noble esprit et d’un grand cœur ? Ce n’est pas à proprement parler un poème ; c’est un recueil poétique du genre gnomique[21], comprenant une foule de petites pièces détachées, écrites sous forme de quatrains et classées non selon le sens, mais ainsi qu’il était d’usage pour les ghazels[22] des divans, suivant l’ordre alphabétique déterminé par la deuxième lettre de la rime finale de la pièce. »

La version des Rubáiyát de Fitz Gérald peut difficilement être considérée comme une traduction véritable, et, c’est avec raison que John Payne[23] l’a définie « une méditation sur des motifs d’Omar Kheyyam. » Le poète persan a rimé plus d’un millier de quatrains ; la version de Fitz Gérald en contient seulement cent et un dont plusieurs sont dus à sa propre inspiration. Le reste est une adaptation libre du texte original, arrangée par le traducteur suivant un ordre fixé par lui seul, en vue de donner la plus grande beauté à chaque quatrain et à l’ensemble l’unité d’un poème.

« En un mot », dit M. Fernand Henry, « Fitz Gérald a fait sur Omar le travail de l’abeille : il a butiné sa fleur ; il a extrait et s’est assimilé le meilleur de son suc. Il a composé ainsi cette ingénieuse mosaïque qui reproduit avec ses détails les plus minutieux et en ses nuances les plus subtiles le décalque parfait de l’original. »

Le musicien a fait preuve d’une énergie peu commune en s’attaquant à un monument poétique de cette stature et la longueur du poème seule aurait détourné un grand nombre de compositeurs d’une si gigantesque entreprise. Mais, Bantock n’est pas un homme que la difficulté rebute. Il aurait, toutefois, été plus avisé, il faut le dire, s’il avait résolument écarté de son œuvre un certain nombre de quatrains qui souvent expriment une seule idée sous des formes différentes. La philosophie orientale qui empreint les Rubáiyát de son charme n’aurait rien perdu de sa savent complexe à être enchâssée dans une composition plus restreinte. L’exécution intégrale de l’œuvre colossale de Bantock qui exige des exécutants et de l’auditoire trois heures et demie d’attention soutenue est forcément peu fréquente ; mais, malgré sa longueur excessive Omar Kheyyam ne donne pas un instant l’impression de la monotonie. Caractéristique en toutes ses parties cette œuvre étincelante puise son animation dans la variété inépuisable de la mélodie, de l’harmonie, du rythme et de l’orchestration qui encadrent le poème persan avec un éclat rayonnant. Le musicien a eu l’idée hardie, d’ailleurs couronnée de succès, de tirer des abstractions du poète trois caractères primordiaux : le Poète, la Bien-Aimée et le Sage, à qui il attribue les stances suivant un ordre naturel et d’accord avec leur personnalité essentielle. Le Poète et la Bien-Aimée unissent leur voix pour chanter l’Amour et le Vin, tandis qu’au Philosophe sont départis les quatrains qui ont trait au problème de l’humanité et au chœur entier une méditation plus profonde et d’une portée universelle dans la nature. Le contraste des voix soli avec le chœur est habilement ménagé ; les scènes de la vie orientale dans leur diversité de couleur sont traitées avec un art consommé. On devine que le musicien a fait appel aux plus secrètes ressources du coloris orchestral pour peindre avec une infinie variété le fond devant lequel se déroule la périégèse psychologique chantée par le poète.

Un critique de l’art, philosophe cynique, a dit que la plupart des chefs-d’œuvre de la musique auraient une valeur plus grande si, la moitié de sa tâche étant achevée, l’auteur avait détruit son œuvre pour la recommencer.

Une analyse sévère d’Omar Kheyyam prouve la vérité de l’apophtegme. Au temps où le compositeur méditait son vaste projet il semble n’avoir eu qu’une idée vague de la façon dont il traiterait le poème. La touche musicale au début est souvent hésitante et incertaine, et, malgré la beauté des détails, la composition se ressent avec évidence de l’absence d’un plan vigoureusement conçu. La première des trois sections entre lesquelles Bantock a divisé son ouvrage contient un plus grand nombre de quatrains que les deux autres réunies. Ce fait permet peut-être d’expliquer en partie la cause de la différence de style observée entre ces deux divisions principales, et, afin de donner à son œuvre une dimension acceptable, le compositeur aurait pu restreindre le développement de la section initiale.

Peut-être eût-il ainsi évité l’allure débraillée de cette partie qui semble décousue et sans idée directrice au regard de l’unité ronde et richement musicale de la deuxième et de la troisième. Il est visible que Bantock n’a été en possession de son inspiration pleine et de sa certitude de touche qu’au fur et à mesure de son labeur artistique, en sorte qu’un certain nombre de passages de la première partie seraient probablement traités d’une manière différente s’il avait à récrire son œuvre. Toutefois, on sent qu’avant la fin de cette partie toute indécision a disparu et que le musicien est parvenu à saisir d’une main ferme l’écheveau de la trame musicale.

À partir du moment où la superbe peinture sonore qui constitue la Marche de la Caravane des Fantômes était tracée, le musicien néophyte s’élevait au rand du maître. Dans la deuxième partie d’Omar Kheyyam les dithyrambes en l’honneur de l’Amour et du Vin, puissances naturelles auxquelles la première section est déjà consacrée en partie, font place à des sentences profondes sur les traverses de l’existence humaine. Cette partie, en tout supérieure, révèle la grandeur du génie de Bantock. L’ironie amère du pessimisme philosophique d’Omar Kheyyam est traduite entière par la musique où une puissance irrésistible d’accent lyrique, une flamme d’une expansion pénétrante attirent une comparaison singulièrement perfide dans son exactitude avec l’esprit de sombre révolte qui anime le poème oriental. La troisième partie a une contexture un peu moins étoffée, bien que l’inspiration soit au moins aussi riche de multiples beautés. L’œuvre témoigne dans son ensemble un rare achèvement et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de la verve débordante de l’éloge anacréaontique du Vin, de la beauté voluptueuse des chants d’Amour, de l’indicible ferveur répandue dans les passages sentencieux et philosophiques ou de la science magistrale avec laquelle les sites irradiés de l’Orient, qui tour à tour composent le font de l’admirable fresque, sont suggérés par le traitement orchestral. Et, c’est pourquoi, je me félicite de l’occasion favorable que présente cet article pour appeler l’attention des dilettantes français sur une œuvre qui, placée en réalité au-dessus des conventions et des préjugés nationaux s’adresse avec une égale sincérité à tous les musiciens.

Après Omar Kheyyam Bantock ne voulut pas se reposer sur ses lauriers. Il faut citer parmi les œuvres orchestrales importantes qu’il publia alors : l’ouverture The Pierrot of the Minute, le Pierrot de la Minute (1910), exquise composition d’une texture légère et délicate, d’après le poème d’Ernest Dowson[24] ; Dante et Béatrice (1911), poème symphonique de grandes proportions dont l’inspiration pure est développée avec une distinction et une aisance technique réellement magistrales, et, une œuvre qui a un relief d’une vigoureuse puissance, Fifine at the Fair, Fifine à la Foire, drame orchestral, — titre choisi par Bantock suivant son originale habitude, — tiré du conte en vers connu de Robert Browning. Cette composition décrit l’émotion brûlante d’un moderne Don Juan dont le cœur troublé vacille entre sa tendre épouse Elvire et Fifine, danseuse fascinante dont il fait la rencontre à la foire aux plaisirs. Le poème est agrémenté d’un prologue et d’un épilogue en conclusion. Mais, le lien entre ces deux hors-d’œuvre et le sujet principal ne peut être facilement saisi par le lecteur qui n’est pas initié aux mystères du culte intime dont Browning est la divinité.

Le prologue retrace les réflexions philosophiques d’un baigneur qui, l’été, mollement bercé par le flot marin, décrit un papillon aux couleurs délicates voltigeant autour de lui et retire de cet incident léger une morale profonde. L’épilogue, malgré un sens clairement ésotérique, rappelle l’impression de jouissance paisible qui, d’ordinaire, se répand après un gros temps d’orage calmé. Ces deux épisodes du conte de Browning ont inspiré à Bantock une musique adorablement expressive et le poème principal est développé avec un art exquis dans une série de scènes aux couleurs vives qui sont pour le musicien l’occasion de prouver sa maîtrise de l’orchestre moderne.

Le spectacle gai et animé de la foire est dépeint avec une verve intarissable et un entrain irrésistible. La danse caractéristique de Fifine produit surtout un effet plein d’attraction. La subite passion de notre héros pour la danseuse, le remords qui s’ensuit et la glorification de la fidélité d’Elvire sont autant de situations décrites par des motifs musicaux qui enchaînent le drame orchestral, et il faut reconnaître que, si l’œuvre de Bantock manque de profondeur psychologique, elle est du moins une composition délicieusement tracée et extraordinairement pittoresque.

Atalanta in Calydon, Atalante à Calydon[25] (1912), symphonie chorale — comme Bantock, cette fois encore, a voulu définir originalement son œuvre, — a un caractère beaucoup plus significatif. Cette composition de large dimension, écrite pour voix sans accompagnement d’orchestre, est un pas audacieux sur la voie suivie jusqu’à présent par un très petit nombre de musiciens.

La nouvelle manière de Bantock puise son origine dans les festivals choraux qui, durant ces dernières années, ont été la caractéristique de la vie musicale dans le nord de l’Angleterre. La réputation des sociétés chorales du Lancashire et du Yorkshire est justifiée depuis longtemps. Sous l’influence de l’air vif et âpre des régions du nord les voix acquièrent une forme d’accent et une résonance inconnues sous le climat tiède et la brise caressante des régions méridionales. La culture musicale des classes ouvrières qui composent en majeure partie les sociétés chorales des comtés d’York et de Lacastre est certainement peu avancée ; mais, la foi et l’énergie qui animent les groupes ainsi formés sont presque sans bornes, et, dans ce dernier temps, l’émulation chorale organisée a produit un résultat florissant et particulièrement remarquable dans la région septentrionale de l’Angleterre. Dans chaque district, les sociétés chorales se réunissent à certaines époques pour, en présence d’arbitres que leur compétence désigne, faire preuve de leur talent musical. Cet assaut de virtuosité excite une noble rivalité ; la lutte pour conquérir les prix offerts en récompense aux vainqueur est extrêmement vive. L’épreuve n’est, d’ailleurs, affrontée qu’après une étude sérieuse et persévérante qui exerce les qualités des concurrents, et, parmi les nombreuses sociétés chorales nous avons cité celles du Lancashire et du Yorkshire qui sont parvenues à un rare degré de perfection vocale.

Pendant plusieurs années Bantock a suivi avec un vif intérêt le progrès de la musique chorale. Atalante à Calydon est la preuve tangible de sa conviction raisonnée qu’un chœur de voix peut être traité mutatis mutandis comme un orchestre par sa répartition en groupes correspondant aux divers instruments de musique.

Atalante à Calydon nécessite la disposition de deux cents voix qui, suivant ce système original, sont réparties entre vingt groupes de dix voix au moins chacun. La composition est divisée en quatre mouvements dont le premier est écrit pour chœur de voix mâles et le troisième pour chœur de voix de femmes, tous les deux largement subdivisés. Dans les deux autres mouvements le chœur entier est divisé en cinq groupes. L’un de ces groupes est un chœur mixte complet (soprano, contralto, ténor et basse) et, l’on peut dire, en un sens, que son rôle est semblable à celui des instruments à cordes d’un orchestre. Les autres groupes, composés de voix moins nombreuses, parmi lesquels un chœur de voix mâles et un chœur de voix de femmes, sont destinés à servir de soutien ou de réplique, ou même de contraste au groupe principal à la façon des instruments à vent et de cuivre à l’orchestre.

Si l’analogie entre l’orchestre et le chœur n’est pas poussée trop loin, et si une diversité plus grande de couleur que celle qu’il peut produire n’est pas exigée du timbre de la voix humaine, il est certain que cette manière de composer découvre un aperçu nouveau de l’effet choral. Toutefois, il faut reconnaître qu’Atalante à Calydon est loin de réaliser les espérances que son originalité pouvait éveiller. Cette œuvre respire une passion ardente et une émotion intense est répandue dans cette musique expressive vraiment alliée aux stances magnifiquement sonores de Swinburne[26]. Mais, les difficultés nombreuses que la partition présente sont si excessives qu’aucune exécution satisfaisante n’a pu en être donnée jusqu’à présent, de sorte que, dès le début, la question qui se pose est la possibilité de chanter cette œuvre ardue et fatigante avec une justesse irréprochable. Or, il est douteux que le problème puisse jamais être résolu tant que la voix et le gosier humains seront limités à leur force actuelle. Les nuances subtilement délicates d’Atalante à Calydon que le compositeur attendait d’une subdivision chorale si raffinée n’ont pas davantage été obtenues bien que chaque exécution préparée avec soin ait prouvé la valeur de la thèse artistique de Bantock. Bref, il faut conclure que lorsque le chœur sera parvenu à un degré d’excellence technique égal à celui de l’orchestre les compositeurs verront s’ouvrir devant eux un champ de culture pareil à celui qui a déjà porté tant d’inestimables fruits.

Sans vouloir nier le mérite des essais tentés par Bantock autour de la musique il est remarquable que le public ordinaire, en Angleterre, ne connaît ce compositeur que par une seule de ses œuvres, en sorte que le renom de l’artiste serait peu diminué si, à l’exception d’Omar Kheyyam, tout ce qu’il a écrit à ce jour n’avait pas d’existence. L’importance capitale d’une telle œuvre a mis jalousement son auteur en lumière. Mais, Bantock a affirmé dans tous les genres de la musique un talent si inventif, une si rare flexibilité d’expression pour interpréter la pensée et le sentiment humains qu’il est, dès à présent, assuré d’être placé au premier rang des compositeurs anglais. L’avenir seul peut dire si son incursion récente dans le domaine de la musique chorale sans accompagnement peut produire un résultat désirable ; mais, il convient de remarquer que ce genre nouveau est celui que les compositeurs anglais, depuis l’époque de la reine Élisabeth jusqu’à la nôtre, ont trouvé le plus sympathique à leur génie. L’Art, divinité impénétrable, semble avoir réservé à Granville Bantock d’inscrire un chapitre à l’Histoire de la musique chorale anglaise qui a gravé à son fronton les noms vénérés de Tallis[27], de Byrd[28] et d’Orlando Gibbons[29].

  1. Bantock (Granville). Compositeur de musique anglais. Né à Londres, le 7 août 1868.
  2. Xanadu. Nom d’un séjour imaginaire au centre de l’Asie, cité dans les premières vers du poème de Kubla Khan, de Coleridge.

    In Xanadu did Kubla Khan
    A stately pleasure-dome decree,
    Where Alph, the sacre rivers, ran
    Through caverns measureless to man
    Down to a sunless sea.

  3. Coleridge (Samuel Taylor). Poète et publiciste anglais. Né à Ottary Saint Mary, Devonshire, le 21 octobre 1772 ; mort à Londres, le 25 juillet 1834. Coleridge a été considéré à cause de ses aspirations romantiques comme le précurseur de lord Byron.
  4. Bantock (Georges Granville). Médecin, auteur d’ouvrages estimés de médecins.
  5. Corder (Frédéric). Compositeur de musique anglais. Né à Londres, le 26 janvier 1852. Professeur de composition musicale à l’Académie Royale de musique de Londres.
  6. Cædmar. Héros imaginaire dramatique
  7. Southey (Robert). Poète épique anglais (1774-1843).
  8. Kehama. Nom hindou imaginaire.
  9. Edwardes (Georges). Directeur du Gaiety Theatre de Londres. Né en 1852.
  10. A Gaiety Girl, opérette. Paroles d’Owen Hall, musique de Sidney Jones.
  11. Hanley (Stanley). Né à Londres en 1868.
  12. Hinton (Arthur). Né à Beckenham, comté de Kent, le 20 novembre 1869.
  13. Steggal (Reginald). Né à Londres, 17 avril 1867.
  14. Wallace (William). Né à Greenock, Écosse, le 3 juillet 1860.
  15. Allon (Erskine). Né à Londres en 1864 ; mort à Londres en 1897.
  16. Thalaba the Destroyer, Thalaba le Destructeus, poème de Robert Southey, 1801.
  17. Quatrain. Stance de quatre vers.

    Omar Kheyyam. Poète persan. L’œuvre musicale comprend trois voix soli, chœur entier et orchestre.

  18. Rossetti (Dante Gabriel). Poète anglais. Né à Londres, le 12 mai 1828 ; mort à Birchington, conté de Kent, 9 avril 1882.
  19. Fitz Gérald (Edward). Poète anglais. Né à Woodbridge, comté de Suffolk, le 31 mars 1809 ; mort à Merton, comté de Suffolk, le 14 juin 1883.
  20. Henry (Fernand). Écrivain français. Né le 1er juillet 1859.
  21. Gnomique. Poème qui contient des sentences morales. Les plus anciens poètes ou philosophes grecs, comme Homère, Hésiode, sont rangés parmi les Gnomiques.
  22. Ghazels. Poésies arabes dont le recueil est un divan.
  23. Payne (John). Poète et critique anglais. Né en 1842.
  24. Dowson (Ernest). Poète anglais. Né le 2 août 1867 ; mort le 23 février 1900.
  25. Calydon. Ville de l’Étolie, dans la Grèce ancienne. Dans un sacrifice fait aux Dieux le roi Œnée ayant omis l’hommage à Diane, la déesse irritée envoya pour le punir un sanglier qui dévastait la campagne. Les Grecs les plus adroits se réunirent et résolurent de débarrasser le pays de ce montre. Blessé par Atalante, fille d’Iasius, roi d’Arcadie, la bête sauvage reçut le coup mortel du roi Méléagre.
  26. Swinburne (Algernon Charles). Poète anglais. Né à Londres, le 5 avril 1837 ; mort à Putney, faubourg de Londres, le 10 avril 1909.
  27. Tallis (Thomas). Compositeur de musique et organiste anglais (1510-1585). Né à Londres ; mort à Greenwich.
  28. Byrd (William). Compositeur de musique et organiste anglais (1538-1623). éNé à Lincoln ; mort à Stoudon, comté d’Essex.
  29. Gibbons (Orlando). Compositeur de musique et organiste anglais (1583-1625). Né à Cambridge ; mort à Cantorbéry, comté de Kent.