Michel Lévy frères (p. 229-240).


XX


Il trouva chacun vaquant à ses occupations accoutumées. Les domestiques qui vinrent à sa rencontre lui dirent qu’il ne trouverait encore personne au château ; que madame était absente, ainsi que mademoiselle Caroline et M. Amédée ; que M. Dutertre était allé voir les travaux des champs ; que mademoiselle Nathalie n’était jamais levée avant dix heures, et que mademoiselle Éveline était partie pour la promenade avec le jour, de grand matin, peut-être avant le jour. Ces derniers renseignements furent donnés par plusieurs bouches avec une candeur qui rassura Thierray. Personne ne soupçonnait rien. Il prit Forget à l’écart, comme pour lui donner quelques ordres.

— Mon ami, lui dit-il, pouvez-vous me dire quelle est la femme ou le jeune garçon déguisé que vous avez introduit cette nuit dans le château de Mont-Revêche ?

— Monsieur ne le sait pas ? s’écria Forget surpris et presque effrayé.

— Non, en vérité. Comment le saurais-je ? Ce personnage était masqué et s’est diverti à vouloir me faire peur. J’ai couru après lui. Il s’est si bien caché et enfui, que je n’ai pu le rejoindre.

— Et comment monsieur sait-il que je l’ai fait entrer ? dit Forget un peu méfiant.

— Parce que vous seul avez pu le faire, répondit Thierray. Ce n’est pas Gervais et Manette, superstitieux comme je les connais, qui auraient permis à un revenant d’entrer dans la maison.

— C’est vrai, monsieur, dit Forget. J’ai eu tort. Mais j’ai été trompé, j’ai cru que vous étiez d’accord avec ce revenant-là, et que vous ne me le disiez pas vous-même, parce que, ne me connaissant pas encore, vous manquiez de confiance en moi. Mais je suis un honnête homme, monsieur, incapable de trahir aucun secret.

— Je le sais, Forget… Donc, cette personne, c’était ?…

— Puisque vous ne le savez pas, monsieur, je ne vous le dirai que quand on me le commandera. Je vous prie de m’excuser si j’ai fait une sottise. Je ne m’imaginais pas du tout qu’on venait pour faire peur à monsieur. On m’avait parlé d’une dame que monsieur devait épouser, et qu’il y avait une brouille qui se raccommoderait, si j’ouvrais la porte sans que Manette ni Gervais pussent s’en apercevoir. J’ai cru bien faire. Je n’ai pas pris d’argent pour cela, je n’en accepterais pas. J’aime la famille que ça regarde, et vous aussi, monsieur, quoique je sois bien nouveau auprès de vous ; je vois qu’on s’est joué de moi, et que tout ça, c’était une niche. Mais elle est bien dangereuse ; si on venait à le savoir, ça ferait beaucoup parler. Heureusement, je n’ai pas envie de faire du mal, je n’en ai jamais fait à personne, et il ne m’arrivera plus jamais d’ouvrir la porte, à moins que monsieur ne me le commande, car le premier devoir d’un serviteur, c’est d’obéir à son maître.

— Mais je ne suis pas votre maître jusqu’à présent, mon cher Forget ?

— Pardon, monsieur ! M. le comte m’a dit : « Vous êtes à moi, mais vous servirez M. Thierray, » et je ne connais que ça.

— Eh bien, Forget, dit Thierray, qui sentit aussitôt l’opportunité de s’attacher cet honnête homme, de ce moment, non-seulement vous me servez, mais vous êtes à moi, si vous le voulez bien.

— De bien grand cœur, monsieur ; mais M. le comte m’a dit que j’étais à lui, et j’ai donné ma parole pour six mois au moins.

— M. de Saulges vous rend votre parole ; vous êtes à moi, et vous servirez M. de Saulges, s’il revient. Consentez-vous, aux mêmes conditions ?

— Oui, monsieur, répondit Forget, j’aurai beaucoup de plaisir à vous servir.

— Et vous ne me direz pas le nom du revenant de cette nuit, si je vous commande de me le dire ?

— Pour ça, non : que monsieur m’excuse, je peux promettre seulement à monsieur de n’avoir plus jamais de secrets par rapport à lui, de ne plus rien écouter, et de ne jamais ouvrir la porte sans son ordre. Mais trahir une personne pour une petite bêtise qu’elle a voulu faire… non, je ne peux pas vous obéir.

— Vous m’avouez pourtant que c’était une femme ? dit Thierray voulant éprouver Forget jusqu’au bout.

— Je peux bien ne pas en être plus sûr que monsieur, répondit Forget, à qui la délicatesse des sentiments tenait lieu de finesse d’esprit ; le revenant ne m’a pas parlé ; il avait un masque. Je ne sais d’une femme que ce qu’on m’en a dit. On a bien pu se moquer de moi. Alors, monsieur, ni vous ni moi, nous ne savons rien, et c’est le mieux.

Thierray, qui n’était point né aristocrate, et qu’aucune habitude d’enfance n’empêchait de se livrer à son impulsion naturelle, tendit la main à son domestique, qui, élevé, lui, dans d’autres idées, hésita à la lui donner, et ôta son chapeau d’une main en recevant, de l’autre, cette marque d’estime. Thierray ne dit rien et s’éloigna. Forget réfléchit un instant, se demanda s’il devait prendre au sérieux son nouveau maître ; comprit, grâce à sa droiture naturelle, plus forte que les préjugés de l’éducation, qu’il pouvait l’estimer en conscience, et alla brosser son cheval, tout en faisant ses réflexions intérieures sur le mécontentement paternel que lui causerait une fille aussi écervelée que l’était son ex-patronne Éveline. Dans ses idées, qui n’étaient pas dépourvues de justesse, se compromettre pour une passion n’était pas un crime ; mais s’exposer pour une espièglerie, c’était un grand mal. Il faut dire qu’il n’y avait pas de cœur plus généreux et d’esprit moins enjoué que le cœur et l’esprit de Forget.

Thierray alla guetter, des hauteurs du parc, l’arrivée d’Éveline sur tous les sentiers et chemins qui aboutissaient vers le château. Il était neuf heures quand il la vit descendre, au pas et dans une pose rêveuse, une pente escarpée qui ramenait l’oiseau fuyard au nid paternel. Il put retourner, comme par hasard, à la grille de la cour, et lui offrir la main pour descendre de cheval.

Elle fut doucement flattée de le voir debout, n’ayant pas dormi et veillant sur son retour au bercail.

— Personne ne sait rien, lui dit-il aussitôt que Crésus eut le dos tourné pour emmener les chevaux. Forget est l’homme le plus sûr ; mais, croyez-moi, il faut faire accepter une somme à Crésus et l’envoyer chercher une condition loin d’ici.

— Ah ! mon Dieu, dit Éveline d’un air chagrin, vous pensez à tout cela, vous ! Eh bien, moi, je ne veux pas m’en occuper. J’ai bien autre chose en tête !

— Quoi donc, chère Éveline ?

— Ôtez donc votre gant, je vous en prie.

— Le voilà, dit Thierray en lui montrant son anneau, qu’il avait au doigt.

— Ah ! vous l’avez trouvé ? reprit-elle en souriant. C’est bien, rendez-le-moi.

— Voilà votre mouchoir, il a un chiffre ; mais l’anneau n’en a pas, et il n’y a pas d’imprudence à me le laisser.

— Pas d’imprudence ! Vous ne voyez jamais le danger que dans les faits extérieurs, dans les choses matérielles ! Songez à quoi vous vous engagez vous-même en gardant cette bague. C’est moi qu’elle compromet auprès de vous, et ne voyez-vous pas que c’est la seule opinion dont je me soucie ?

— Eh bien, soyez en paix sur ce point, adorable fille. Je sais que je m’engage à m’efforcer de me faire aimer, je sais que la tâche est difficile…

— Difficile ? répondit Éveline en le regardant fixement. Vous rappelez-vous quatre petits vers qui m’ont toujours semblé plus grands que tous les alexandrins du monde ?

« Comment, disaient-ils,
Sans philtres subtils,
Être aimés des belles ?
— Aimez ! » disaient-elles.

Là-dessus, Éveline, riante et fraîche comme une matinée de printemps, accablée de fatigue pourtant, mais illuminée par la joie d’être aimée, monta légèrement le perron et regagna sa chambre, où Grondette s’étonnait de ne pouvoir entrer.

— La raison de ce phénomène, lui dit Éveline en tirant la clef de sa poche, la voici : ta diablesse est sortie de bonne heure et, par distraction, a emporté la clef.

Cette journée fut, jusqu’au soir, une des plus douces de la vie de Thierray. Dutertre n’avait et ne pouvait avoir aucun soupçon de l’escapade de sa fille. L’eût-il connue, il l’eût pardonnée, ce jour-là, en la voyant si gaie, si heureuse, si sincère dans sa prédilection marquée pour Thierray. Elle semblait si parfaitement corrigée de tout caprice, que Thierray, de son côté, ne cachait presque plus sa défaite, et Dutertre croyait voir clairement qu’un heureux mariage couronnerait avant peu ces heureuses amours.

Nathalie, depuis que son départ pour Paris était secrètement arrêté, ne se donnait plus la peine d’être aimable ou fâcheuse. Elle vivait seule, de rêves ambitieux et de projets splendides. Elle pensait fort peu à Flavien, bien qu’elle eût daigné y songer, avant la résolution qui lui faisait espérer de trouver à Paris vingt partis tout aussi brillants et non moins agréables. Ce jour-là, pourtant, une circonstance fortuite devait changer complétement la disposition de son esprit et la nature de ses sentiments.

Elle ne parut qu’au déjeuner, et Thierray passa l’après-midi avec Éveline dans les bois et les rochers au-dessus de la cascade. Dutertre les y avait accompagnés ; mais Éveline était lasse, et le père, voyant l’amant épris sérieusement, c’est-à-dire religieusement respectueux, alla errer plus loin et les laissa ensemble.

Cependant, après une nuit et une journée de tête-à-tête peu interrompu, Thierray n’était pas plus avancé qu’auparavant, en ce sens que, pas plus que la semaine précédente, Éveline, tout en lui faisant voir par mille séductions charmantes qu’elle le préférait atout autre et voulait être aimée de lui, ne se départit pas une seule fois de sa légèreté, de son incertitude, disons le mot, de son absence de moralité dans la religion du cœur. L’amour, pour elle, était un jeu plus délicieux que tous les autres jeux dont se composait sa vie morale ; mais, au fond, c’était toujours un jeu. Elle était belle joueuse, elle savait perdre sans humeur, mais elle s’obstinait à la revanche. Elle voulait gagner, c’est-à-dire posséder les cœurs sans laisser posséder le sien d’une manière absolue. Elle ne voyait jamais que le jour présent. L’idée de l’avenir, si douce aux affections durables, si nécessaire à la loyauté et à la logique de Thierray, était une idée antipathique à l’esprit aventureux et flottant d’Éveline. On eût pu résumer toutes les promesses de cette âme légère par ces mots : « Espérez, n’exigez pas. Je vous aime aujourd’hui, faites-vous aimer demain. Je ne pourrai jamais répondre de moi-même ; je suis sincère, je ne me vante de rien. Je ne me connais guère, c’est à vous de me juger, de m’apprécier ou de me fixer. Mais ne comptez pas trop sur mon aide. Je ne peux m’aider moi-même, je me laisse aller, comme le vent qui souffle et comme la feuille que le vent emporte. »

Et Thierray finit par se dire tout bas :

— Oui, oui, tout cela signifie : « Épousez-moi, car je vous aime ; mais soyez philosophe, car vous aurez sans doute grand besoin de l’être. »

Et la tristesse le prit comme il ramenait sa fiancée au château. Le soleil déclinait, l’air devenait humide. Une sorte de froid passait dans l’âme de Thierray, avec cet invincible ennui qu’éprouve un esprit brillant mais sérieux, dans le contact prolongé d’un esprit charmant mais fantasque.

Nathalie parut au dîner avec une figure très-problématique. Elle avait un éclair dans les yeux, un sourire sur les lèvres, qui la rendaient fort belle et un peu effrayante.

— J’ai reçu, dit-elle à Thierray, les vers que vous m’annonciez. Ils sont ravissants. Je garderai ce petit chef-d’œuvre pour l’étudier toute ma vie !

Sa voix étrange fit tressaillir Dutertre. Éveline dit en riant à sa sœur :

— Pourquoi donc nous dis-tu cela du ton de lady Macbeth ?

Nathalie baissa les yeux, serra les lèvres et ne répondit pas.

Elle ne reparla plus à Thierray de ses vers. Ce silence lui parut étrange. Quatre cents vers valaient bien au moins quatre petites phrases d’approbation ou de remercîment, à une par centaine. Elle semblait vouloir en faire un mystère entre elle et le poëte qui les lui avait adressés. Éveline s’en inquiéta, et, trop franche pour le cacher, elle tourmenta sa sœur toute la soirée devant Thierray, pour que l’épître lui fût communiquée. Nathalie refusa net, disant que ce qui était à elle était à elle. Dutertre, étonné, s’en mêla ; il croyait voir, comme Thierray et comme Éveline, que Nathalie se faisait un méchant plaisir de rendre sa sœur jalouse, et de troubler le naissant bonheur de ces deux amants. Il insista avec douceur, mais sa voix avait plus de fermeté que ses paroles n’en voulaient montrer. Nathalie, se tournant alors vers Thierray, lui dit :

— On me force, monsieur, à faire l’aveu d’une chose déplorable. C’est que j’ai perdu votre lettre une heure après l’avoir reçue ; mais les poètes ont une merveilleuse mémoire, et je suis sûre que vous pourriez nous réciter vos quatre cents vers sans vous gêner.

— Ce sera fort ennuyeux, répondit Thierray, car ils sont mauvais : je les ai fait tristement et sans inspiration. Mais, puisque vous voulez condamner votre père et votre sœur à les entendre, je vais tâcher de me les rappeler.

Aidé, en effet, par beaucoup de mémoire et de facilité, improvisant là où il y avait lacune dans son souvenir, il récita les quatre cents vers, que Nathalie parut écouter comme si elle ne les connaissait pas. Il la soupçonna de les avoir jetés au feu sans daigner les lire, et lui pardonna plus volontiers ce mépris qu’il n’eût fait d’un essai de perfidie.

Éveline trouva tout charmant. Dutertre applaudit beaucoup. Thierray se retira sur un succès, croyant laisser Nathalie sur une défaite. Il ne se doutait pas qu’elle tenait sa victoire, comme elle se le disait intérieurement, par les ailes.

Dutertre, après qu’Éveline, brisée de lassitude, se fut retirée aussi de son côté, essaya d’arracher à Nathalie le mot de l’énigme.

— Mon père, lui dit-elle, ne me le demandez jamais. Le jour où je m’en justifierai, l’on me haïra sérieusement, et je serai victime d’un hasard fatal que l’on m’imputera à trahison.

Dutertre crut sérieusement à une sorte de trahison de la part de Thierray.

— Je crois deviner, dit-il, et, si je devine juste, vous avez agi sagement et généreusement en refusant à votre sœur la preuve d’une malice ou d’une légèreté, pour ne rien dire de plus, de la part de M. Thierray. Sans aucun doute, les vers qu’il vient de réciter ne sont pas les seuls qu’il vous ait adressés ?

— Il ne m’a point adressé de vers, répondit Nathalie ; ce qui a été mis sous mes yeux n’est que de la prose ; mais elle est remarquable, ajouta-t-elle avec une expression de profonde ironie.

— Ma fille, reprit l’excellent Dutertre, peut-être attaches-tu trop d’importance à une lettre que M. Thierray t’aura écrite dans un mouvement de dépit contre ta sœur. Tu n’en veux pas tirer gloire, je le sais, car tu m’as souvent manifesté l’absence de tout penchant, même de toute bienveillance, pour M. Thierray. J’ai cru qu’il méritait mieux de ta part et de la mienne. Il m’a semblé voir que ta sœur et lui avaient une inclination prononcée l’un pour l’autre, inclination que j’ai encouragée en silence. Mais, s’il n’est pas digne de mon estime et de ma confiance, ton devoir est de m’éclairer. Moi seul dois être juge de ce qu’il y a de sérieux ou de frivole dans le caractère de ce jeune homme. Je te remercie donc, encore une fois, de ta réserve de tout à l’heure, mais je te prie de me remettre la lettre et de ne pas craindre que personne ici t’accuse jamais de l’avoir provoquée.

— En êtes-vous bien sûr, mon père ? dit Nathalie ; me connaissez-vous parfaitement ? vous a-t-on assez fait remarquer tous mes défauts ? enfin, jureriez-vous sur votre honneur, en dépit des plus cruelles insinuations, que vous me savez incapable de faire à un homme la moindre avance, la moindre provocation ?

— Oui, ma fille, répondit Dutertre espérant la ramener au sentiment de la justice par de grandes marques d’estime ; je vous jure sur l’honneur, et je jurerais à la face du monde, que votre caractère sérieux et votre fierté excessive vous défendraient et vous interdiront toujours le système de coquetterie dont notre chère Éveline use quelquefois, sans en comprendre le péril et la gravité.

— Votre estime me suffit, mon père, dit Nathalie ; elle me consolera de tout, et je n’ai qu’à garder le silence du mépris et de la résignation.

— Pardon, Nathalie ! ma conclusion est différente. Je veux savoir si Thierray est digne de devenir mon gendre ; je vous demande sa lettre.

— Impossible, mon père !

— Il ne saura jamais que vous me l’avez communiquée ; je ne voudrais pas exposer ma fille à la vengeance d’un homme sans principes.

— J’en suis bien persuadée, mon père, dit Nathalie, qui, malgré son attitude défensive, écoutait avidement et semblait noter avec soin chaque engagement qu’elle arrachait à son père ; mais ma sœur ?…

— Votre sœur ne saura jamais que j’ai lu cette lettre, elle n’en connaîtra pas même l’existence. J’éloignerai Thierray sous tout autre prétexte, sans exposer deux sœurs à un de ces conflits d’amour-propre qui laissent toujours quelques nuages dans l’intimité.

— Et ma belle-mère ? dit Nathalie.

— Si vous désirez que ma femme reste étrangère à ce petit événement domestique, je suis très-disposé à lui en épargner l’inquiétude et le souci.

— Je l’exigerais, mon père !

— Soit, puisque c’est mon désir également, et qu’elle ne pourrait y porter remède.

— Ainsi, vous vous engageriez à ne jamais révéler à personne, à personne au monde, l’existence de cette lettre ?

En parlant ainsi, Nathalie tirait à demi de sa poche l’envoi assez volumineux de Thierray.

— Doutez-vous donc de ma parole, ma fille ? dit Dutertre d’un ton sévère

— Non certes, si vous daignez me la donner formelle, précise, sacrée.

— Je croyais vous l’avoir donnée, je vous la donne encore, répondit Dutertre.

Nathalie tira de sa poche la lettre tout entière, la fit craquer dans ses doigts, parut hésiter ; puis, la retirant avec précipitation :

— Non ! non ! s’écria-t-elle, c’est impossible ! Cela vous ferait trop de mal.

Elle tremblait réellement devant l’action qu’elle allait commettre.

Dutertre, qui n’en connaissait pas la gravité, crut qu’elle se jouait de lui et qu’elle voulait troubler, sans motif et sans preuve, la sécurité de sa sœur.

— Prenez garde ! lui dit-il. Vous me feriez croire qu’il n’y a rien dans cette lettre qui vaille la peine que vous vous donnez pour l’incriminer.

— Si je ne vous la remets pas, mon père, dit Nathalie, vous croirez que je l’ai provoquée par mes avances, n’est-ce pas ?

— Peut-être ! répondit Dutertre à bout de calme et de patience.