Michel Lévy frères (p. 241-252).


XXI


Nathalie feignit de se trouver vaincue, et cependant, moitié terreur de voir l’arme qu’elle tenait se retourner contre elle-même, moitié remords du mal qu’elle allait faire à son père, elle se débattit encore. Il est peut-être des âmes complétement corrompues après une carrière mauvaise ; il n’en est pas de complétement perverses au début de la vie, et Nathalie sentit en ce moment un grand combat livré par ses entrailles et sa conscience au démon de la haine et de l’envie.

— Mon père, dit-elle, ne parlez pas ainsi, ne me tentez pas, ne mettez pas en jeu ma fierté outragée. Je ne dois pas vous donner cette lettre. Vrai ! souvenez-vous de ce que je vous dis, je ne le dois pas ! Ce n’est pas ce que vous croyez. Cela ne concerne ni Thierray ni Éveline. Il y a là un mystère que vous n’avez plus le droit d’éclaircir. Vous avez juré ! Vous ne pourriez combattre pour votre honneur qu’en risquant de le compromettre, soit comme père, soit comme…

Elle s’arrêta effrayée du mot qu’elle allait prononcer. Son père l’acheva :

— Soit comme époux ? dit-il.

Et une pâleur mortelle se répandit sur son visage. La plaie qu’il croyait fermée se rouvrait.

— Allons, dit-il avec énergie et en tendant la main pour recevoir la lettre, donnez ! J’ai résolu de ne laisser couver aucun feu sous la cendre, de ne m’endormir sur aucune apparence de calme trompeur. Puisque la pensée du mal veille autour de moi, mon devoir est de l’éteindre ; donnez-moi cette lettre !

— Vous me l’arracherez donc de force, si je vous la refuse ? dit Nathalie, qui voulait faire violer son dernier reste de conscience.

— Non, dit Dutertre. Dieu me préserve de porter jamais une main égarée sur les objets de mon affection ! Je fais appel à votre devoir le plus sacré, qui est de n’avoir pas de secrets pour votre père.

— Je ne peux pas résister, dit Nathalie ; mais je vous prends à témoin de l’effroi et de la douleur avec lesquels je vous obéis.

Elle lui mit en tremblant la lettre dans la main et voulut sortir. Dutertre, qui était encore maître de son émotion, l’arrêta.

— Restez, dit-il, ceci est peut-être la flèche empoisonnée du Parthe ; je veux causer avec vous de cette lettre, quelle qu’elle soit, après que je l’aurai lue ; asseyez-vous.

Nathalie s’assit à une certaine distance, la tête tournée de manière à ne pas paraître observer l’attitude de son père, mais de manière cependant à n’en rien perdre dans la glace où se reflétait son image.

Dutertre, voyant une fort longue lettre, la posa sur la table, approcha son siège et lut… non pas une lettre de Thierray à Nathalie, comme il s’y attendait, mais la lettre que Thierray avait reçue de Flavien la veille.

Thierray, dans la préoccupation et la fatigue d’esprit où l’avait surpris Éveline à Mont-Revêche la nuit précédente, avait, une demi-heure auparavant, enveloppé et cacheté, à la place de ses vers, les dix petits feuillets qui composaient la lettre de son ami. Le hasard avait voulu que les deux paquets se trouvassent rapprochés sur la même table, qu’ils eussent le même volume, la même apparence, que le papier azuré fût le même, car celui dont s’était servi Thierray était un reste de celui que Flavien avait apporté dans son nécessaire à Mont-Revêche. Thierray avait serré précieusement ses propres vers dans le tiroir de son bureau, tout en mettant l’adresse de Nathalie sur la lettre très-confidentielle et assez compromettante où son ami lui disait son amour pour madame Dutertre. Si on se rappelle les expressions de cette lettre, elle pouvait se résumer ainsi pour Dutertre :

« Une fleur donnée mystérieusement et peut-être amoureusement à Flavien durant son sommeil a allumé en lui une curiosité ardente, une sorte de passion sensuelle et hardie. Olympe avait, soit par hasard, soit à dessein, une fleur semblable à son corsage. Son trouble étrange et maladroit a encouragé un jeune homme entreprenant à lui exprimer pendant huit jours des désirs dont la seule pensée fait frémir de rage un mari délicat, un amant passionné. Au moment où Flavien se décourageait devant une dernière apparence ou un dernier effort de vertu, un nouvel envoi mystérieux des mêmes fleurs est venu l’exalter au point qu’il a fui pour ne pas succomber. »

— Oui, le généreux Flavien, se disait Dutertre, daigne me laisser ma femme encore pure ; sans sa grandeur d’âme, encore un jour, et cette femme faible et imprudente fût tombée fascinée entre ses bras comme le passereau par le vautour.

Telle fut, grâce aux défaillances de la nature humaine quand l’amour domine le raisonnement, la première impression de Dutertre. Ce portrait de sa femme, cette définition, que Thierray trouvait vigoureuse dans sa naïveté un peu sauvage, des attraits, de la faiblesse et des séductions de la douceur, tout ce tableau d’une scène où il crut voir Olympe frissonnante et consternée dans les bras de Flavien, firent bouillonner et brûler le sang dans les veines du mari.

— Je ne me serais jamais douté qu’elle fût faible devant l’insolence, se dit-il, et qu’elle pût courir de ces dangers que les êtres vraiment chastes ne connaissent seulement pas !

C’étaient ces images qui troublaient et torturaient Dutertre au point de l’empêcher de s’arrêter à l’histoire mystérieuse des fleurs. Aux premières lignes de ce récit, il avait souri de la fatuité de Flavien, tant il lui avait paru invraisemblable, impossible, que sa femme fût capable d’une pareille provocation. Quand sa pensée se fut douloureusement arrêtée sur les tableaux présentés par le narrateur avec un cachet de sincérité, de bonhomie et même de modestie évidentes, il trouva possible au moins l’envoi des dernières fleurs à Mont-Revêche. Olympe n’avait pas provoqué cette passion, mais elle en avait peut-être subi le magnétisme, et peut-être avait-elle fini par y répondre ; peut-être, en effet, Flavien avait-il été très-généreux envers elle en s’efforçant de douter encore, et en se hâtant de fuir. Voilà ce que se disait Dutertre. Nathalie suivait dans la glace toutes les surprises, toutes les hésitations, toutes les tortures de son père. Elle éprouvait un mélange de joie et de remords, de triomphe et de terreur.

Bientôt cependant Dutertre, qui avait fini de lire et qui revenait au commencement de la lettre pour en peser toutes les expressions, sentit une autre lumière se faire dans son esprit. Elle le bouleversa, et, ne se possédant plus, il se leva terrible devant Nathalie.

— Ma fille, dit-il en la foudroyant de son regard, ceci est une trame odieuse ! C’est vous qui, un certain jour, avez remarqué que ma femme avait une certaine fleur à sa ceinture. C’est vous qui vous êtes fait un jeu cruel d’en mettre de semblables sous la main de ce jeune homme endormi. C’est vous qui lui en avez envoyé d’autres à Mont-Revêche pour lui faire croire que ma femme, ma pauvre femme, était éprise de lui ! Vous avez voulu la compromettre, la perdre : il le sent lui-même, et bientôt vous serez devinée et châtiée par l’horreur que vous inspirerez à tout le monde.

— Voilà à quoi je m’attendais, répondit Nathalie avec audace. Est-ce que madame Olympe n’a pas eu le soin de le faire pressentir à M. Flavien ? est-ce qu’elle ne le croit pas charitablement ? est-ce que ses belles larmes, comme il dit, et ses insinuations assez claires ne sont pas une accusation effroyable qui vient assurer le triomphe de sa haine, en passant de la plume de M. Flavien sous les yeux de mon père ? Aurais-je cédé à vos ordres de vous montrer cette lettre, si je n’avais compté qu’un jour ou l’autre madame Olympe réussirait à vous faire croire ce que croit déjà son adorateur ? Ne devais-je pas me mettre en garde contre une pareille perfidie, qui m’eût livrée sans défense à son aversion et à vos rigueurs ? Voyez la différence entre nous : je ne l’accuse de rien, moi ! Je ne prétends pas, je ne crois pas qu’elle ait donné ou envoyé des fleurs ; mais je vois qu’il en a reçu, qu’il lui a attribué cette agacerie, et que la première pensée de cette femme envieuse et cruelle a été de m’accuser jusqu’à en pleurer de colère devant lui !

Nathalie s’arrêta en voyant pour la première fois le visage de son père baigné de larmes. La colère était courte chez lui et faisait place à une profonde douleur. Nathalie fut effrayée et sincèrement repentante un instant.

— Mon père, s’écria-t-elle, je lui pardonne ! pardonnez moi aussi de vous faire souffrir ! mais ne me haïssez pas ! Je vous jure sur votre bonté, sur votre honneur, sur vos vertus, que je n’ai pas eu la pensée de compromettre votre femme. Je souffre de ses soupçons, c’est ce qui me rend amère pour elle ; mais je vous proteste, je vous fais serment devant Dieu que je ne les mérite pas.

Nathalie disait la vérité. Le hasard était seul coupable de la méprise ou de l’incertitude de Flavien. Nathalie n’avait pas remarqué qu’Olympe eût une fleur demi-cachée dans les dentelles de son sein, puisqu’elle-même avait arboré un instant une de ces fleurs. Elle l’avait vite jetée, en prenant note de l’inattention de Flavien. Puis, le jour où elle l’avait vu pour la dernière fois, elle s’était imaginé qu’il la regardait avec un certain intérêt. Les vieilles filles ont de ces illusions continuelles, et Nathalie, à force de se dire vieille fille par dépit, commençait à le devenir en réalité. Alors elle avait envoyé un bouquet signé Héliette, associant sa sœur à cette plaisanterie.

Elle fut tentée, pour rassurer entièrement son père, d’avouer toute l’aventure, et c’eût été le plus simple ; mais elle s’était trop enferrée en le niant d’abord. Une mauvaise honte la retint ; et puis, malgré le trouble où la plongeait sa vengeance, elle ne put se décider à y renoncer entièrement. Du moment où elle avait lu la lettre de Flavien, un sentiment nouveau s’était allumé en elle comme un incendie. Les ardeurs de la jeunesse avaient monté pour la première fois à son front glacé. De vagues aspirations lui avaient révélé le besoin de trouver dans le sein d’un être jeune, bouillant et résolu, l’initiative qui manquait à sa vie solitaire et froide. Flavien, sans s’en douter, lui avait révélé l’amour, sous un aspect bien peu éthéré, il est vrai, pour une jeune personne dont l’imagination visait au sublime, mais, en réalité, sous le seul aspect qui pût émouvoir une femme sans tendresse et sans dévouement : le trouble des sens.

Elle était donc souffrante et jalouse jusqu’à la fureur, en voyant une autre femme, la femme qu’elle haïssait, devenir, par sa faute à elle, l’objet des désirs qu’elle eût voulu inspirer, bien que, dans son agitation et son ignorance d’elle-même, elle ne se rendît pas compte de ce qu’elle éprouvait.

Dutertre vit que, sur le point capital, elle était sincère, et n’osa pas insister pour savoir le reste. Il était même naturellement porté à attribuer le badinage des fleurs à la folle Éveline, comme une de ses naïves rubriques pour rendre Thierray jaloux. Il en fut plus attristé dans son amour. Éveline, coupable à sa manière, mais sans malice aucune, contre sa belle-mère, et Nathalie innocente, Olympe restait chargée d’un blâme qu’elle méritait en effet pour avoir secrètement accusé cette dernière d’une noirceur gratuite. La pauvre femme avait tant souffert, qu’elle pouvait bien avoir quelques accès d’injustice. Elle l’avait senti, elle l’avait dit à Flavien ; elle avait fait ensuite tous ses efforts pour lui en retirer la pensée, elle avait été près de s’accuser elle-même pour disculper les autres ; mais elle n’avait pu y réussir sans émouvoir, plus qu’elle ne l’avait prévu, l’imagination exaltée de ce jeune homme, et tout cela formait un vague ensemble de dénégations pudiques et de frayeurs attrayantes que Flavien avait définies à sa manière, à savoir que, sans y rien comprendre, il s’y était brûlé comme un sphinx ivre et impétueux à une flamme tremblotante agitée par le vent.

Dutertre consola et rassura sa fille, qui pleurait moitié de colère, moitié de chagrin. Il prit la lettre et la jeta au feu.

— Que tout ressentiment et toute inquiétude soient consumés, dit-il, comme cette lettre imprudente et frivole. Olympe est malade, sachez-le, ma fille. Elle est nerveuse, affaiblie, et peut-être a-t-on eu ici envers elle des torts qui, sans la justifier de ses soupçons, doivent l’excuser. Oubliez cela. M. de Saulges ne doit pas revenir, et, si jamais ma femme, ce dont je la sais incapable, laissait échapper quelque doute devant moi sur cette puérile aventure des fleurs, comptez bien qu’avec la même affection paternelle que je vous témoigne, je vous justifierais auprès d’elle.

— Sans doute, mon père, ce serait aussi avec la même sévérité que vous me témoignez quelquefois ? dit Nathalie tout à fait rendue à sa haine. Je suis ici profondément blessée, et un étranger est le confident des accusations dont votre femme me gratifie.

— Nathalie, vous disiez tout à l’heure : Je lui pardonne ; est-ce ainsi que vous pardonnez ?

— Eh bien, je serai généreuse envers elle, répondit Nathalie d’un air méprisant. Je ne suivrai pas l’exemple qu’elle me donne. Je ne prendrai pas de confidents de l’injure qu’elle m’a faite ; surtout je ne les choisirai pas arrivés de la veille pour leur ouvrir mon cœur le lendemain, car je craindrais de les voir s’enhardir jusqu’à me serrer dans leurs bras à quelque rendez-vous de chasse.

Et Nathalie, redevenue furieuse de voir son père si indulgent pour les soupçons d’Olympe, lisant dans son regard irrité que sa jalousie secrète allait se traduire par une violente indignation contre la main qui retournait le fer dans sa blessure, se retira, ou plutôt se sauva dans sa chambre.

C’était la première fois de sa vie que Dutertre allait dormir sous son toit sans avoir serré ses trois filles contre son cœur, et, pour la première fois, il ne rappela point l’enfant rebelle pour la calmer et la ramener au sentiment de ses devoirs envers lui. À cette heure solennelle de minuit, qui termine un jour de notre courte vie pour en ouvrir un autre dont nul de nous n’est assuré de voir la fin, il y a quelque chose d’effrayant et d’affreux à se séparer des membres de sa famille sans avoir pu leur pardonner ou les bénir.

Mais Dutertre était à bout de ses forces. Il alla errer dans son appartement, en proie à un désespoir calme et profond. Chef de famille avant tout, il déplorait la rivalité qui minait toutes ses espérances de bonheur. Il s’effrayait des forces de Nathalie pour la haine. Il pleurait sur cette âme froissée qui ne devait jamais connaître le vrai bonheur. Il s’affectait aussi de voir que cette hostilité opiniâtre avait réussi à troubler l’âme de sa femme jusqu’à lui faire oublier un instant sa générosité, son équité naturelles.

Mais c’était peu que cette souffrance. Une autre, bien plus énergique et moins combattue par la résignation, lui succéda.

Dutertre n’avait jamais eu seulement la pensée d’être jaloux de sa femme. Depuis quatre ans qu’elle était devant lui comme un miroir de pureté, sans que jamais un regard de distraction, une ombre de coquetterie, vinssent à le ternir, il avait vécu dans son amour comme dans le sein de Dieu. Cette confiance sans limites, ce respect inaltéré, faisaient sa force et sa consolation au sein des luttes du monde et de la famille. Non-seulement il n’avait pas cru possible qu’elle aimât un autre que lui, mais encore qu’elle fût aimée d’un autre, tant il la voyait préservée par son auréole de chasteté naturelle et de fidélité exclusive.

Dutertre se trompait quant au dernier point ; là, son optimisme, sa générosité de cœur, sa candeur extraordinaire, lui faisaient trop juger les autres hommes par lui-même.

Il savait bien qu’il en est de corrompus. Le soin qu’il avait pris de les éloigner de son sanctuaire et de ne s’entourer que d’esprits délicats et de caractères nobles lui ôtait la notion des faiblesses inhérentes à la nature humaine. Dans sa modestie, il croyait aussi austères que lui tous les hommes qu’il pouvait estimer d’ailleurs.

Marié à vingt ans à une femme de seize, il n’avait jamais connu les égarements du cœur et de la conduite à l’âge où les passions sont farouches chez les hommes, faute de satisfactions légitimes ; sa jeunesse avait donc été pure comme son enfance. Après avoir perdu sa première femme, il n’avait pu perdre le souvenir des quatre ans de bonheur tranquille et plein qu’il avait goûtés dans le mariage. Il ne comprenait même pas le bonheur sous une autre forme, et une longue douleur l’avait préservé des passions fugitives. À trente ans, il en avait essayé pourtant, n’osant pas confier ses enfants trop jeunes à une seconde femme. Mais, dans ce qu’il appelait en lui-même ses égarements, il avait conservé une moralité qui eût fait sourire la plupart des hommes du monde où il vivait, si sa chasteté instinctive lui eût permis de s’en expliquer devant eux. Il avait toujours regardé comme un tel crime de chercher à séduire une jeune fille ou une femme mariée, qu’il ne croyait pas qu’on pût être honnête homme et voler ainsi l’honneur des familles. De là son excessive confiance dans tous ceux qui l’entouraient, pour peu qu’ils gardassent devant lui certaines apparences de moralité sociale. Il est vrai de dire que les manières de cet homme rare, son aversion pour le cynisme, l’esprit avec lequel il le rembarrait, enfin, je ne sais quelle influence de gravité douce, toujours présente au milieu de son plus aimable enjouement, repoussaient la confiance des libertins et même celle des hommes légers. On le respectait sans s’en rendre compte et sans que lui-même s’en aperçût. Ce n’était donc pas le moyen pour lui de connaître les véritables mœurs, les instincts, les théories ou les entraînements de son entourage.

Cet entourage était aussi choisi que possible. On eût pu en juger par Flavien, qui, certes, n’était pas un roué sans principes et sans loyauté ; par Thierray, qui, moins candide à l’égard de lui-même, n’en était pas moins incapable d’un égoïsme cruel ou scandaleux ; par Amédée, qui était aussi religieux en amour que Dutertre lui-même ; et pourtant ces trois hommes avaient été ou étaient amoureux de madame Dutertre.

Voilà ce que Dutertre commençait à voir, sinon à comprendre, et ce qui causait le tumulte de ses pensées. Il s’efforçait d’oublier la fatale lettre de Flavien, et pourtant il regrettait de l’avoir brûlée. Il se disait qu’il l’avait mal comprise ; que, s’il pouvait la relire en cet instant, il n’y trouverait que des motifs de sécurité. Mais, alors, les passages qui l’avaient le plus ému se présentaient à sa mémoire avec une netteté désespérante. Certaines situations auxquelles Nathalie avait fait une attention cruelle en les lui rappelant, certaines remarques sur l’espèce de surveillance jalouse exercée par Amédée sur sa jeune tante, lui brûlaient le cerveau comme si elles eussent été écrites avec du feu.

À cette dernière pensée surtout, Dutertre, épouvanté de lui-même, se demandait s’il devenait fou, ou si, depuis quatre ans, il était la dupe de la plus odieuse des trahisons, la trahison domestique. Il sentait sa tête éclater, et son cœur, rempli d’une ineffable tendresse pour ce fils adoptif dont il allait jusqu’à suivre les conseils et accepter l’influence dans ses douleurs de mari et de père, se brisait en sanglots, sans que ses yeux séchés par l’insomnie pussent épancher ses larmes.

Il se jeta sur un lit de repos dans le boudoir de sa femme, et, vaincu par la fatigue, il s’endormit en murmurant ce cri de détresse :

— Nathalie ! Nathalie ! ce soir tu as tué ton père !