Michel Lévy frères (p. 218-229).



XIX


— Voyons, dit Thierray en s’approchant d’Éveline, mais sans toucher un seul pli de son vêtement, parlez franchement : pourquoi êtes-vous venue ici ? Êtes-vous réellement assez enfant, je devrais dire assez folle, pour risquer votre réputation, votre pudeur, votre honneur peut-être, dans le seul but de me faire un de ces tours de vieux château, que des demoiselles se permettent tout au plus dans leur propre maison, à l’égard des plus intimes amis de leur famille ?

— Pourquoi dites-vous que je risque mon honneur ? dit Éveline d’un ton très-fier ; car elle sentait qu’en dépit des paroles sévères de Thierray, sa voix émue s’était singulièrement radoucie.

— Vous avez l’habitude, répliqua Thierray, de répondre à des questions par d’autres questions, je le sais ; permettez-moi de ne répondre à la vôtre que quand vous aurez répondu à la mienne.

— Eh bien, mon Dieu ! dit Éveline, j’ai fait une folie parce que je suis folle, voilà tout le mystère ! Mais celle-ci n’est pas si préméditée que vous croyez. Tout cela est arrivé par hasard et sans réflexion. Ce costume, je ne l’ai pas fait faire pour vous. Il y a trois mois que je l’ai et que je le porte quelquefois dans le manège et dans le parc de Puy-Verdon ; c’est une fantaisie qui m’a séduite quand je suis venue ici après la mort de la chanoinesse, et lorsqu’il n’était question ni de vous ni de M. de Saulges dans notre vie. Mon père, désirant acheter la propriété, voulut tout examiner, même le castel, où nous étions venus rarement faire de courtes visites à la vieille dame. Nous montâmes dans le donjon ; Manette nous raconta eu détail la légende ; nous voulûmes voir le portrait : le costume me plut ; j’en fis un croquis et j’en commandai un tout de suite. Depuis, vous nous avez parlé plusieurs fois de cette légende ; vous avez même prétendu que M. de Saulges avait vu l’apparition, à preuve qu’il était parti brusquement comme un fou. Je vous ai souvent demandé ce que vous éprouveriez si la dame au loup se montrait devant vous au milieu de la nuit : vous assuriez mourir d’envie de la voir, tout en avouant que vous en auriez grand’peur. Cette idée d’essayer votre courage m’a passé par la tête, j’ai pensé à la faire partager à mes sœurs, ou à Amédée. J’ai craint leur froide raison. Et puis on vous disait malade. Je ne voulais pas vous tuer, moi ! Enfin, aujourd’hui, Crésus m’apprend que vous n’avez jamais eu d’entorse (je m’en doutais bien !), que vous aviez failli venir demain, et puis que, tout d’un coup, vous vous êtes ravisé. Voyant que vous aviez résolu de me faire enrager, j’ai voulu vous rendre la pareille. Je m’ennuyais hier au soir. Ma belle-mère est absente, Amédée et Caroline aussi. Mon père est absorbé dans je ne sais quel travail ; Nathalie me cache je ne sais quel mystère. Elle s’enferme dans sa chambre, fait des paquets et range des papiers comme si elle allait se marier à mon insu. Une irrésistible envie de me divertir par une excentricité sans pareille s’est emparée de moi. En dix minutes, j’ai organisé ma sortie avec Crésus, et, au coup de minuit, comme tout ronflait sous le toit maussade de Puy-Verdon… Mais vous savez le reste. Et en voilà bien trop pour motiver une chose puérile dont vous voulez absolument faire un événement dramatique. À présent que j’ai répondu, répondez ! Où prenez-vous que j’expose mon honneur en venant chez vous ? N’avez-vous point d’honneur vous-même ? N’êtes-vous pas un homme d’esprit, un artiste, qui se moque des usages, des préjugés, qui ne les respecte que pour la forme, et qui prend d’une façon poétique et chaste les prétendues bizarreries d’une humeur comme la mienne ? Est-ce que ce n’est pas, au fond, une grande preuve d’estime, de confiance et même d’amitié, que je vous donne en venant ici ? Et, si je me suis trompée en osant rire avec vous comme avec mon frère (comme je vais quelquefois rire tout haut aux grands éclats dans le pavillon d’Amédée), cela vous donne-t-il le droit de m’outrager, en me disant que je fais bon marché de mon honneur ? Tenez, vous êtes un pédant, une imagination froide ; vous êtes triste, vous êtes vieux ! et vous allez me dire que je ne vous connais pas assez pour être si familière, si confiante avec vous ! Eh bien, tant pis pour vous, si vous ne pouvez vous faire jeune, innocent, fraternel et fou avec moi pendant une heure ou deux de tête-à-tête, dans des conditions exceptionnelles, à l’insu et, par conséquent, à l’abri du blâme des méchants et des sots !

Éveline débita tout ceci avec une grande volubilité, une grande coquetterie, une grande innocence, et avec un mélange de fierté, de franchise, de câlinerie, qui reprirent leur ascendant sur Thierray. Il est bien impossible à un jeune homme, dont le cœur est libre et la tête vive, de recevoir avec indifférence une preuve d’amour si naïvement déguisée en plaisanterie. Il eût été, en effet, trop froid et trop pédant de vouloir, par l’exigence d’un plus ample aveu, effrayer la pudeur et humilier la fierté d’Éveline. En la grondant même davantage, Thierray craignit d’être ridicule. En repoussant les conséquences du danger qu’elle bravait pour lui, il se sentait cruel envers lui-même autant qu’envers elle.

Il se trouva donc tout d’un coup disposé à une grande indulgence pour la faute dont il profitait. Mais, avec l’amour qui revenait, arriva la jalousie, et il fut tout à fait sombre et mordant en lui demandant l’explication des fleurs jetées dans le chapeau de Flavien. Éveline crut qu’il devenait fou, et demanda à son tour l’explication de cette demande avec une franchise évidente.

Thierray, ne voulant pas compromettre les autres femmes de Puy-Verdon, éluda la question en disant que la langue lui avait tourné, et que ce n’était pas du chapeau de Flavien, mais de celui de Crésus qu’il voulait parler.

— Le bouquet d’azalée apporté ici par votre page était, dit-il, remis par vous à l’adresse de Flavien. Voulez-vous le nier ? et la devise qui portait probablement votre signature ?

— À présent, j’y suis, dit avec candeur Éveline, qui ne connaissait que ce dernier détail des petites ruses de Nathalie. Eh bien, savez-vous ce qu’il y avait sur l’étiquette ? Mais vraiment, s’écria-t-elle en riant, il est impossible que ce soit là la cause du départ de M. de Saulges. Eh bien, il y avait sur ce parchemin, en caractères imités du gothique : Hélyette.

— Et que signifie cette plaisanterie ?

— Elle n’est pas de moi, elle est de ma sœur Nathalie, qui, je le crois, aime votre ami autant que sa gravité le lui permet. Puisque vous êtes jaloux et que vous me forcez à dire le secret des autres, gardez-le en homme d’honneur. Nathalie voudrait être devinée ; elle mourrait d’un orgueil rentré, si elle était nettement comprise. Elle voulait intriguer M. Flavien pour savoir, je crois, s’il avait le cœur libre, voilà tout ; et c’est l’idée qu’elle a eue de se cacher sous le pseudonyme de madame Hélyette qui m’a un peu donné celle de me cacher sous son masque. Me voilà forcée de vous avouer mon peu d’imagination : je ne suis qu’une plagiaire.

— Et dois-je croire, dit Thierray de plus en plus indulgent, que vous avez pour moi les mêmes sentiments que votre sœur a pour mon ami ?

— Thierray, dit Éveline avec une familiarité et une chasteté charmantes, vous êtes trop délicat, vous avez, je crois, quelque chose de trop exquis dans le cœur et dans l’esprit pour vouloir que je réponde à cette question dans la situation bizarre où je suis venue me jeter vis-à-vis de vous. C’est alors que je mériterais vos réprimandes, et, comme elles me font beaucoup de peine, permettez-moi de ne pas m’y exposer.

— Ah ! vous êtes une sirène ! s’écria Thierray. Vous venez me voir seule, en pleine nuit, et vous exigez que je trouve cela très-drôle et pas du tout enivrant ! Le danger auquel vous ne pensez seulement pas pour vous, il faut que je n’y croie pas pour moi-même ? Mais c’est à devenir fou !

— Voyons, pourquoi donc ? répondit Éveline en souriant. Tout le danger, entre une fille chaste et un homme d’honneur, est d’arriver à s’aimer l’un l’autre, n’est-ce pas ? Eh bien, nous sommes jeunes, nous sommes égaux, nous sommes libres. Il n’y a aucun obstacle entre nous, et, s’il faut vous le dire, mon père m’a grondée, le dernier jour que vous êtes venu chez nous, parce que j’étais trop cruelle envers vous et que je ne lui parlais pas de vous assez sérieusement…

— Vraiment, Éveline ? dit Thierray troublé.

— Ne le saviez-vous pas ?

— Non, je vous le jure !

— Eh bien, sachez-le, dit-elle en riant, et prenez l’épreuve que j’ai voulu faire ce soir de votre courage comme un des côtés de l’examen auquel j’ai le droit de vous soumettre. De votre côté, comme vous n’êtes pas plus décidé que moi à combler les vœux de mon père, soumettez-moi à vos analyses. Je m’y prête, vous le voyez : je vous apporte ici toute l’irréflexion, toute la déraison, toute la simplicité de mon caractère. Si vous appelez cela de la coquetterie, je ne sais pas comment vous appellerez le contraire. Dites-moi qu’une jeune personne capable d’un pareil coup de tête vous est insupportable, je le concevrai : mais, moi, j’aurai le droit de vous répondre qu’un poète capable de se fâcher d’une pareille confiance en lui… — N’est qu’un cuistre ! dit Thierray. Allons, j’en conviens. Oubliez ma dureté ! Dieu veuille que ceci reste entre nous un secret qui ne nous force pas à nous aimer avant de nous connaître !

— Quel paradoxe, monsieur l’écrivain ! On se connaît de reste quand on s’aime ! Si nous en étions là, nous nous moquerions bien d’être découverts dans ce tête-à-tête !

— Eh bien, parlez pour vous, dit Thierray, pour vous, bizarre enfant, qui pouvez donner à ce point votre estime et votre confiance sans donner votre cœur et votre foi. Mais, moi, j’ai peur de vous aimer avant de pouvoir me fier à vous, et voilà pourquoi je suis si maussade.

— Allons, vous voulez, pour m’estimer, que je vous dise ici, et maintenant, que je vous aime ! Je ne le ferai certes pas, et, si je viens jamais à en être bien sûre, ce sera à Puy-Verdon et en présence de tous les miens que je vous le dirai. En attendant, savez-vous une chose ? c’est que je meurs de faim dans votre château de Mont-Revêche.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria Thierray, voilà bien un autre embarras ! Les enfants sont comme cela ! Dans les situations les plus critiques, leur estomac crie comme si de rien n’était, et ils vous demandent à manger. Où vais-je trouver, dans cette cellule d’ermite, de quoi satisfaire l’appétit royal de la dame de Puy-Verdon ?

— Je vais vous le dire, répondit Éveline. Tout à l’heure, en me dirigeant à tâtons dans la salle à manger, qui est ici près, j’ai mis la main sur quelque chose de poissé qui m’a bien fait l’effet d’être une tarte aux confitures. J’avais déjà faim, et j’avais quelque envie de profiter de l’occasion ; mais j’ai eu peur que, surprise par vous dans cette opération matérielle, il ne me fût difficile après de passer pour un spectre.

La salle à manger n’était séparée du salon que par un couloir. Thierray y passa, en recommandant à Éveline de faire le guet à la porte du salon pour être prête à s’enfermer, si Gervais ou Manette venaient à s’éveiller et à faire une ronde. Puis il apporta la tarte aux confitures, des fruits, un fromage à la crème. Il ne trouva pas de vin dans les buffets ; mais Éveline n’en buvait jamais, et elle salua avec acclamation un bol de café froid que Thierray apporta à tout hasard. Le couvert fut mis sur un guéridon, que l’on roula auprès de la cheminée.

Tout cela se fit à deux, en riant, en se faisant de gros yeux et de plaisantes expressions de figure, quand une maladresse menaçait d’éveiller par quelque bruit trop prononcé les échos endormis du manoir. Puis Éveline mangea avec le même appétit qu’elle aurait eu dans un dîner sur l’herbe en famille. Elle trouva tout délicieux, força son hôte à manger aussi, et, se divertissant de toutes choses avec la candeur d’un enfant, elle arriva à une gaieté entraînante.

Troubler par des fadeurs cet épanouissement de son âme, ou l’effaroucher par des ardeurs indiscrètes, eût semblé bien vulgaire, bien bête, bien laid à un esprit aussi élevé que celui de Thierray. Il prit le parti de rire, comme Éveline, au bord du précipice. L’innocence de sa déraison était, après tout, un attrait plus pénétrant pour le cœur qu’un excitant pour les sens. Éveline était un de ces charmants êtres sans vice et sans vertu, dont, par respect, on ne peut songer à faire sa maîtresse, dont, par prudence, on n’ose pas vouloir faire sa femme.

Le meilleur parti à tirer de la circonstance, c’était d’en goûter la douceur sans arrière-pensée, puisque, à tout prix, il fallait s’y soumettre. C’est ce que fit Thierray, sans trop d’effort. Était-ce à lui, d’ailleurs, d’être le moins brave devant les conséquences de l’avenir ? Épouser une fille jeune, riche, belle, spirituelle, quand même elle est très-gâtée et très-folle, c’est un suicide qu’on peut accepter, surtout quand on sent qu’elle vous aime et qu’on espère la dominer par là.

Thierray ne se permit de nouvelles réprimandes que celles qu’autorisait son propre amour. Il laissa voir combien il avait été jaloux d’Amédée. Éveline confessa qu’elle avait joué un méchant jeu. Il y eut des moments où elle menaça de le recommencer et d’autres où elle s’effraya de l’avoir essayé, en voyant que Thierray n’était pas encore assez épris pour ne point rompre à la première offense de ce genre. En somme, ce long tête-à-tête fut bon à l’un et à l’autre. Éveline y éprouva la force d’un caractère qu’elle s’était flattée de vaincre facilement. Thierray sentit qu’avec de telles dispositions à la coquetterie, il fallait tenir la main ferme, et il se promit d’établir son autorité avant le mariage, si Éveline, par de nouvelles témérités, ne lui refusait pas le temps nécessaire à ce laborieux et délicat travail du cœur et de l’intelligence.

Au milieu de cette petite lutte, où mille digressions enjouées et amicales trouvèrent place, la pluie cessa de tomber et léchant du coq annonça l’approche de l’aube. Éveline s’apprêta à partir. Elle prétendait descendre seule le sentier de la colline et gagner le fourré, dans son costume d’Hélyette, assurant que quiconque la rencontrerait ainsi fuirait épouvanté. Cela eût été indubitable pour Gervais ou pour Manette, mais non pas peut-être pour les paysans, qui ne croyaient pas tous aux revenants, et dont quelqu’un pouvait avoir vu Éveline à Puy-Verdon sous ce même costume. Thierray exigea qu’elle mît son chapeau sous son bras, qu’elle couvrît sa taille et cachât sa tête sous une mante à capuchon, qu’il alla chercher sans bruit jusqu’au-près de la chambre où dormait Manette. Ainsi transformée en femme quelconque du pays, elle sortit du château sans être vue de personne. Thierray sortit quelques instants après elle, avec son fusil, comme s’il partait pour la chasse, et la suivit à distance, sans avoir l’air de s’occuper d’elle, mais tout prêt à lui porter secours en cas de besoin. Elle arriva ainsi sans encombre au carrefour du bois où elle avait laissé Crésus. Le pauvre page était transi, malgré l’abri impénétrable des grands chênes où il s’était réfugié avec les chevaux. Il avait eu fort envie de se plaindre ; mais, dès qu’Éveline parut, l’ascendant qu’elle exerçait sur les esprits subalternes par sa résolution et sa libéralité lui imposa silence. Elle s’assura qu’il n’y avait personne à portée de la voix, excepté Thierray, qui sifflait avec une apparente insouciance derrière le taillis environnant. Elle se dépouilla du vêtement villageois, que Thierray devait retrouver au pied du plus gros chêne, endossa un surtout de drap noir que Crésus tira de sa valise, ôta la plume et le galon de son feutre, remplaça le masque d’Hélyette par un voile qu’elle avait dans sa poche, et, ainsi redevenue à peu près l’Éveline Dutertre des temps ordinaires, elle partit au galop sous l’épaisse et humide ramure de la forêt.

Thierray alla reprendre la mante, qu’il roula pour la fourrer dans sa carnassière et dont il fit tomber un mouchoir noué par un coin. C’était le mouchoir d’Éveline ; le coin où était brodé son chiffre liait un simple anneau d’or, un véritable anneau de mariage. Thierray s’empressa de l’ouvrir, et, aux premières clartés du jour, réussit à lire ces mots gravés dans l’intérieur : sur une des brisures : Spontanéité ; sur l’autre brisure : Réflexion. C’était une épigramme, mais aussi une avance. La spontanéité raillait la réflexion, mais se livrait à elle. Thierray baisa involontairement l’anneau, le mit à son doigt et remonta la colline. D’en haut, il vit la jeune fille qui, rapide comme une flèche, traversait au galop une clairière déjà lointaine.

Thierray rentra ; tout dormait encore. Il put restituer la mante de Manette, ranger le salon, faire disparaître les traces du souper, et se retirer dans sa chambre, où le sommeil ne put le suivre. Tout en résumant cette nuit d’aventures et la journée qui l’avait précédée, il se rappela son billet à Flavien. L’idée de laisser ce dernier un jour entier dans l’erreur où il l’avait plongé sur le compte d’Éveline, à propos du bouquet d’azalée, lui fut insupportable. Il était couché depuis une heure, quand ce souvenir lui vint. Il se releva, se promettant, par la même occasion, de supprimer son envoi de vers à Nathalie, qu’il était bien résolu de ne plus occuper de ses prétendus hommages.

Mais, quand il arriva au buffet où il déposait chaque soir ses lettres, il ne les retrouva plus. Gervais frottait le meuble, le facteur avait passé ; il était déjà loin, emportant le courrier de Thierray.

Thierray prit son parti d’aller se recoucher, se consolant par la pensée qu’Éveline lirait la date de son envoi à Nathalie, qu’il la verrait le jour même pour se justifier, et que, le jour même aussi, il écrirait à Flavien pour le désabuser. Néanmoins il eut, relativement à ce dernier, un mouvement de honte et de jalousie.

— Cette fois, se dit-il, ma spontanéité n’a pas pris conseil de ma réflexion. J’ai livré pour vingt-quatre heures aux dédains ou aux désirs d’un tiers l’aimable fiancée dont je porte au doigt le gage d’alliance, et j’en enrage ! Tant mieux ! après tout ; à cela je sens que je l’aime ! Pourvu que l’inflammable Flavien ne se mette pas en tête de me laisser madame Dutertre et de poursuivre Éveline, comme je le lui ai conseillé hier. Pourquoi ce maudit facteur rural se lève-t-il si matin ? Si je montais à cheval pour courir après lui ? Mais il ne me rendra pas ma lettre. Eh bien, j’irai à Château-Chinon, et je pourrai mettre au moins une seconde lettre à la poste, qui partira avec la première. Oui, c’est cela !

Et Thierray se releva à la hâte, cria de sa fenêtre à Forget d’atteler Problème au tilbury, écrivit à Flavien ce peu de mots : « Non, ce n’était pas Éveline, mais ce n’était pas non plus Olympe, » et partit avec Forget pour le plus prochain bureau de poste.

Il jeta lui-même son billet dans la boîte, et, se rappelant bien clairement qu’il n’y avait dans ses vers à Nathalie rien qui pût blesser ou alarmer sérieusement Éveline, il ne s’inquiéta plus de ce dernier envoi, et prit le chemin de Puy-Verdon, pensant avec raison qu’il devait y être avant elle, pour lui prêter son appui dans le cas où sa course nocturne y serait déjà ébruitée.