Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 6

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 268-274).


VI.

D’ANCIENS AMIS.


Le lendemain, Lionel était chez madame de Pontanges, assis ou plutôt étendu dans un grand fauteuil, causant, riant, jouant avec des livres, attisant le feu, établi enfin dans cette maison où il venait pour la seconde fois comme s’il y avait passé sa vie.

Laurence était seule quand il arriva, et cela par le plus heureux ou le plus malheureux des hasards. Le bon curé et sa vieille tante, qui jamais ne la quittaient, avaient eu des visites à faire ce jour-là et ne devaient revenir que pour dîner.

Cette circonstance, insignifiante en apparence, fut cependant décisive. Comment parler avec liberté, même sur des riens, devant de graves personnages qu’on révère et qui ennuient ?

Le moyen d’être galant devant une grand’tante ! Le moyen d’être coquette devant un curé, son directeur !

Qu’on suppose l’arrivée de Lionel en présence de ces deux Argus ; non, le mot Argus a vieilli, de ces deux honorables.

On l’annonce :

Monsieur de Marny !

Madame de Pontanges le salue poliment. Lionel s’approche d’elle d’un air embarrassé, de cet air niais et emprunté d’un homme qui a beaucoup d’humeur et qui est forcé de sourire ; il salué le curé et la tante :

— Je suis vraiment confus, madame, de venir encore vous importuner aujourd’hui ; mais, comme un étourdi, hier j’ai oublié…

— Votre canne, aurait interrompu la vieille tante. Ah ! monsieur, quand je l’ai vue, je ne voulais pas croire qu’elle fût à vous. Comment se fait-il qu’un si jeune homme ait une si grosse canne à pomme d’or, comme un vieux médecin ? Le fameux Vicq d’Azyr, qui me soignait, en avait une absolument pareille lorsque j’eus la petite vérole, et c’était en 92, je me le rappelle.

Madame de Pontanges aurait alors interrompu sa tante, pour épargner à M. de Marny le récit de la Révolution.

— Madame d’Auray n’est pas fatiguée de sa course d’hier ? aurait-elle demandé ; je craignais que vous n’eussiez de la pluie.

— Non, nous avons eu un temps superbe.

Et l’on aurait causé sur ce ton pendant un quart d’heure, et M. de Marny serait reparti emportant tristement sa canne, avec une très-faible idée de l’esprit de madame de Pontanges.

Au lieu de cela,


Lionel entra dans le salon en triomphateur. À son nom seul, Laurence avait rougi tellement, qu’il ne lui était plus permis de rester timide auprès d’une femme ainsi troublée à son aspect.

— Vous croyez, je le parie, madame, que je viens chercher ma canne ?

— Non vraiment, répondit Laurence.

— Ah !… et qu’imaginez-vous donc, madame ?

— J’imagine que vous venez me parler de madame d’Auray, de la singulière visite qu’elle m’a faite hier ; vous avez peur qu’on ne vous croie complice de ses bizarreries et vous avez hâte de vous justifier. En ami sincère, vous venez la renier près de moi, n’est-ce pas cela ?

M. de Marny fut à son tour déconcerté de cette réponse assez inconvenante, et que madame de Pontanges n’aurait jamais faite à un autre qu’à lui. Il ne s’attendait pas à trouver tant d’aplomb dans une femme qui n’avait jamais vu Paris. Il sentit le besoin de l’intimider de nouveau pour reprendre ses avantages.

— Savez-vous, madame, reprit-il, que cette prétention de deviner ainsi ma pensée me donnerait le droit de la dire ?

Et il se mit à regarder Laurence d’une manière si embarrassante, qu’elle ne put rester à sa place.

Elle se leva vivement et courut vers la fenêtre.

— Quel beau temps ! dit-elle ; ne voulez-vous pas venir vous promener ?

— Je vous remercie mille fois, madame, répondit Lionel ; j’ai déjà fait deux lieues à pied, j’en ferai deux autres tout à l’heure, et, si c’est pour moi que vous voulez sortir, je préfère rester ici.

Laurence comprit que sa politesse n’avait pas le sens commun ; elle se mit à rire et vint se rasseoir près du feu.

— Pourquoi vous en aller ? ajouta Lionel, nous étions si bien là !…

Il prononça ces mots presque tendrement. Puis il se rapprocha de la cheminée, il prit les pincettes et releva quelques tisons qui venaient de tomber. Il resta un instant sans rien dire, comme préoccupé d’une idée. Ses yeux étaient fixés sur le pied de madame de Pontanges qui se chauffait, et ils l’examinaient avec tant d’attention, que ce pauvre pied, intimidé, se retira de lui-même et alla se cacher sous un coussin de tapisserie. Laurence, comme esprit, était difficile à déconcerter ; mais, comme femme, la moindre chose la faisait rougir. Le mot le plus piquant ne la surprenait jamais sans réponse ; mais le moindre regard sur sa personne la troublait comme une jeune fille.

Tout à coup Lionel releva la tête, et jetant sur Laurence le regard le plus étrange :

— Viendrez-vous cet hiver à Paris, madame ?

Il y avait tout un avenir dans cette question.

— Non, répondit Laurence tristement.

— Tant mieux…

— Pourquoi tant mieux ?

— Oh ! si vous eussiez dit oui, j’aurais dit tant mieux de même.

— Voilà une naïveté d’indifférence qui n’est pas flatteuse…

— C’est bien vulgaire ce que vous dites là, car vous savez parfaitement déjà que cela n’est pas indifférent…

En disant ces mots, Lionel fit encore jouer ses beaux grands yeux. Laurence sourit.

— Permettez-moi de vous dire à mon tour que ceci est encore plus vulgaire, reprit-elle ; me croyez-vous donc de ces femmes qu’on est obligé de flatter, qui pensent tout de suite que l’on s’occupe d’elles ? Comment puis-je croire que vous vous intéressiez à moi ? je ne vous connais pas !

— Ah ! je vous connais bien, moi, madame ! ai-je besoin de vous avoir vue longtemps pour savoir tout ce qu’il y a de noble dans votre cœur ? La vie que vous menez trahit malgré vous tout votre caractère. Il ne faut que vous apercevoir, vous comparer, pour comprendre ce que vous valez. Quand je regarde madame d’Auray, qui s’est mariée sans dot à un homme plein d’esprit, loyal, généreux, qu’elle trompe, qu’elle rend ridicule toute la journée… et que je vous vois, vous, si belle, à vingt ans, avec cent cinquante mille livres de rente, vivre à la campagne, loin de tous les plaisirs, loin du monde, où vous seriez si brillante, pour soigner un pauvre jeune homme qui ne sait même pas ce que vous faites pour lui, qui ne peut juger du sacrifice… ah ! je sens que vous êtes une noble femme dont on ne peut parler froidement, qu’on ne peut contempler sans adoration… N’est-ce pas vrai tout cela ? Avouez que je vous connais… convenez-en, ajouta-t-il en riant pour distraire Laurence et lui-même de son attendrissement… Convenez que je suis logique et que je vous explique bien clairement pourquoi l’on vous aime. En vérité, depuis deux jours je ne pense qu’à-vous : peut-être est-ce parce que je m’ennuie à mourir chez madame d’Auray et que la moindre distraction me paraît douce. Peut-être, si vous étiez moins belle, moins aimable, me préoccuperiez-vous tout autant… Ce qu’il y a de certain, c’est que vous m’êtes apparue comme un ange sauveur. Je suis si triste depuis quelques jours ! j’avais le spleen, j’allais me tuer, vous me sauvez la vie !…

Il dit tout cela d’un ton moitié sérieux, moitié léger : c’était un homme épris, jetant sa pensée sans prétendre faire un aveu ; mais comme, au fond, c’était la vérité, Laurence en fut troublée ; elle sentit le besoin de ramener la conversation sur des sujets indifférents.

— Je croyais, dit-elle un peu remise de son émotion, que l’on s’amusait beaucoup chez madame d’Auray ? C’est une personne très-animée, spirituelle…

— Pas tant qu’on l’imagine. À Paris, tout cela est fort bien : une femme élégante, très-entourée, chez qui l’on rencontre beaucoup de gens à la mode, qui sait toutes les nouvelles du jour, les commérages du monde, une femme minaudière amuse dans un salon ; mais à la campagne, c’est autre chose : les ornements lui manquent, il ne lui reste que les prétentions. Il faut une beauté réelle pour séduire au grand jour, et la campagne est le grand jour de l’esprit. Il faut là un caractère vrai pour captiver : madame d’Auray est une personne toute factice. Parisienne dans l’âme, Paris lui sied bien ; là, elle est ravissante. Ses attraits d’emprunt sont juste assez solides pour les grâces nonchalantes de la ville ; ici, au contraire, ils lui jouent des tours désolants. Par exemple, l’autre jour, sa fausse natte est tombée dans la rivière, comme elle se baissait pour cueillir une fleur au bord de l’eau. Il nous a fallu repêcher à la ligne sa blonde chevelure ; elle a beaucoup ri, elle a très-bien pris la chose, mais ce n’en est pas moins très-désenchantant. Eh bien, son esprit lui joue de ces tours-là sans cesse ; son mari, qui est plein de tact, est obligé de repêcher ainsi tout ce qu’elle dit. Il est fâcheux que la campagne lui soit commode, car elle ne lui sied pas.

— Mais elle a souvent du monde chez elle ?

— Ah ! quel monde !… des gens fort communs ; madame d’Auray n’est qu’admise dans le grand monde, elle n’en est pas. Les gens les plus distingués vont chez elle, à Paris, parce qu’ils sont alliés, parents ou amis de son mari ; elle les reçoit les grands jours et en cérémonie ; mais dans l’intimité, elle ne voit que ses amis à elle, sa société, qui est très-vulgaire.

— Comment appelez-vous ce monsieur qui m’a demandé quels vers je déclamais ?

— Ah ! M. Bonnasseau… c’est un sot qui ne manque pas d’esprit, un gros jeune homme tendre, fort bien traité de madame d’Auray, dit-on…

— Lui ?… dit Laurence, j’avais cru…

— Vous me faisiez bien de l’honneur, madame, dit Lionel en feignant un air fâché ; j’espérais que vous aviez meilleure opinion de moi. J’ai si bonne idée de vous, que cela devrait vous donner de l’indulgence ; mais je ne suis pas inquiet, plus tard vous me rendrez justice. Quel bonheur de vous avoir rencontrée ! Vrai, je vous le disais tout à l’heure, j’étais dans un accès de misanthropie qui vous aurait fait pitié ; je ne voyais plus qu’affectation et mensonge. Si vous saviez comme le monde est laid ! Ah ! ne venez pas à Paris, on vous gâterait, ce serait dommage.

— Rassurez-vous, je n’irai pas ; je ne quitterai jamais ce pays.

— Pourquoi ?

Laurence ne répondit pas ; elle détourna la tête tristement. Cependant les regards de Lionel l’interrogeaient.

— Amaury, reprit-elle, est né dans ce pays ; il y est aimé, on le respecte malgré sa démence. À Paris, on se moquerait de lui ; j’en serais bien malheureuse.

— Vous pourriez le mettre dans une maison de santé, le confier à…

— À des indifférents qui le maltraiteraient ? oh ! non… Moi, j’ai de l’empire sur lui, et puis je l’aime… je l’aime, ajouta-t-elle en pleurant, comme un pauvre enfant qui m’a été confié et qui ne peut vivre sans moi. Il y a quelque temps j’étais malade, je ne pouvais le servir à table, le mener promener ; eh bien, il n’a pas voulu sortir, il n’a pas voulu manger pendant deux jours… Vous voyez bien que je ne pourrais pas le quitter.

Et Laurence fondit en larmes.

— Pardon, dit Lionel profondément ému… pardon, je vous afflige ; mais qu’on vous aime en vous voyant ainsi !

— Voilà bien longtemps que je n’ai pleuré, dit-elle ; il y a des jours où je me crois heureuse…

Lionel lui prit une main qu’elle ne retira pas ; il la porta à ses lèvres avec vénération.

— Il habite cet appartement que nous n’avons pu voir hier ? demanda-t-il.

— Oui… la bibliothèque, répondit Laurence ; personne n’y entre que moi. Vous voyez ce petit jardin entouré d’arbres très-sombres ? c’est là qu’il se promène le matin pendant que l’on arrange son appartement.

— Et vous n’avez pas peur que dans un accès…

— Oh ! non… il n’est pas fou. Sa pensée s’est arrêtée… À l’âge de six ans, il a éprouvé une grande frayeur, dans un incendie causé par le tonnerre, et depuis ce temps sa tête s’est paralysée. J’ai été élevée avec lui ; il était si beau étant petit ! il m’aimait tant ! il m’aime toujours ; mais j’ai grandi, moi, et lui est resté enfant ! Oh ! il n’est pas méchant, il n’a jamais d’accès de fureur ; il s’enfuit parce qu’il est craintif ; il ne veut voir que moi, et je n’ai rien à redouter de lui.

— Vous avez consulté des gens de talent ? Esquirol l’a-t-il vu ? a-t-il désespéré de le guérir ?

— Sa mère a eu recours à tous les moyens ; aucun n’a réussi…

En disant ces mots, Laurence rougit péniblement et baissa les yeux ; mais pour cacher son trouble :

— Il est cinq heures, dit-elle, il faut que j’aille près de lui ; c’est l’heure de sa promenade.

— Déjà si tard ! s’écria Lionel… comme je vais être grondé ! N’importe, cette journée vaut bien la mauvaise humeur d’une maîtresse de maison.

— Je vous reverrai, n’est-ce pas ?

— Je voudrais venir tous les jours.

— Ah ! que je suis triste ! dit Laurence.

Elle soupira malgré elle.

— Moi, je suis bien heureux ! répondit Lionel en s’éloignant.

Ainsi se passa cette première visite, qui amena tant d’événements. Si Lionel n’eût pas trouvé madame de Pontanges seule, rien de tout cela ne serait arrivé. Bien des larmes de moins auraient coulé peut-être ! mais aussi je n’aurais pas cette longue histoire à vous conter, et c’est quelque chose que d’avoir un sujet véritable pour un roman, surtout lorsqu’on n’a pas le génie qu’il faut pour inventer.