Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 7

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 275-277).


VII.

DEUX LIEUES À PIED.


À mesure que Lionel s’éloignait du château de Pontanges, son enchantement diminuait. D’abord, ce fut un ravissement sans pareil.

« Quelle femme adorable ! pensa-t-il ; quelle sensibilité vraie, sans affectation ! Point de ces grands mots si froids qui glacent les plus beaux sentiments. Une autre femme aurait dit : « Mon devoir est de me consacrer à mon époux ! » elle se serait posée comme victime, elle aurait fait de la résignation, elle se serait servie de son mari imbécile pour m’intéresser à son sort… Laurence, au contraire, en parle avec tendresse, avec pitié : « Je l’aime comme un pauvre enfant, dit-elle, qui ne peut vivre sans moi… » Qu’elle était jolie en pleurant… Il y a des femmes qui font des grimaces horribles quand elles pleurent ; mais ses larmes coulaient si doucement sur ses joues si fraîches, si roses ! c’était charmant ; ce n’était pas du désespoir, c’était de la confiance. J’en suis fou… Quelles belles mains ! et quel joli petit pied ! et puis bien faite… grasse et svelte… — Que le temps est lourd ! Je suis las, il me tarde bien d’arriver… On appelle cela deux lieues ! il y en a bien trois ; la première fois j’irai à cheval : c’est très-loin… — Je voudrais bien savoir l’impression que je lui ai laissée… Oh ! elle m’aimera — Ah ! voilà la grille du parc… elle est fermée ! Maudit Guillaume ! Quelle heure est-il donc ? Sept heures et demie… Je n’aurai pas le temps de m’habiller… J’étouffe !… Ils sont à table maintenant… je meurs de faim… »

Il fallut faire un détour et longer les murs du parc. Lionel revint au château par la ferme, en maudissant sa visite, Guillaume qui fermait les grilles à sept heures, et jusqu’au plaisir de la journée.

Lionel est le type des élégants de Paris. Pour être amoureux, il lui fallait ses aises, et tous les petits inconvénients de la vie positive venaient le refroidir dans ses passions.

Il avait quitté sa première maîtresse, parce que toutes les cheminées fumaient chez elle ;

La seconde, parce qu’elle avait deux chiens qui venaient lécher ses souliers vernis ;

La troisième, parce qu’elle avait déménagé et était allée demeurer trop loin de lui ;

La quatrième, parce que son cabriolet ne pouvait entrer dans la cour.

Il n’était pas dans le secret de son inconstance, il se serait révolté même si on lui avait révélé la vérité ; et, lorsqu’il abandonnait une femme, il se croyait infidèle de bonne foi.

Aussi, en arrivant chez madame d’Auray, n’eut-il besoin d’aucun effort pour faire croire que sa promenade l’avait ennuyé et pour paraître de mauvaise humeur. Madame d’Auray n’eut pas même l’idée d’être jalouse. Certes, il ne ressemblait guère à un héros de roman qui rapporte une grande passion ; jamais on n’avait vu une physionomie plus maussade.

— Eh bien, mon cher, lui dit tout bas Melchior Bonnasseau, l’intrigue marche-t-elle ?

— Elle marchera toute seule dorénavant, reprit Lionel avec impatience ; je ne la suivrai pas, j’ai assez marché comme cela !

— Diable ! dit en lui-même l’homme à bonnes fortunes, nous avons été mal reçu.

M. Bonnasseau, comme on le croira sans peine, s’intéressait franchement au succès de Lionel auprès de madame de Pontanges.

La soirée se passa en mauvaises plaisanteries sur la promenade de M. de Marny, et il répondit à ces malices de manière à ôter tout soupçon sur les sentiments que lui inspirait Laurence.

Avant de jouer au whist, Melchior lui proposa de faire une partie de billard.

— Je viens de faire quatre lieues, dit-il, et vous voulez encore que je tourne pendant une heure autour d’un billard ? Vous êtes comme madame de Pontanges, qui, pour me reposer, m’a proposé en arrivant une promenade dans le parc !

— En vérité ? dit madame d’Auray en éclatant de rire ; cela est ravissant ! cette pauvre Laurence n’en fait pas d’autres ; ces grandes femmes rêveuses ne savent jamais recevoir. Laurence est pleine d’esprit ; eh bien, elle fait les honneurs de chez elle tout de travers !

En disant cela, madame d’Auray servait le thé avec beaucoup de prétention, et poursuivait jusque dans le jardin, avec une tasse de thé, M. Rapart qui n’en prenait pas.

Après avoir joué au whist jusqu’à onze heures, Lionel remonta dans sa chambre. Il se mit au lit, harassé de fatigue, et s’endormit en détestant la femme pour laquelle il avait été obligé de faire à pied quatre lieues.