Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 5

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 265-268).


V.

UN PRÉTEXTE.


Madame d’Auray connaissait parfaitement le château de Pontanges ; elle en récita les souvenirs avec une exactitude qui ne laissait rien à regretter. Cependant Lionel ne cherchait que l’occasion de rentrer dans le salon pour revoir encore madame de Pontanges, et, comme il craignait qu’elle ne l’eût déjà quitté : — Que je suis sot, s’écria-t-il tout à coup, j’ai oublié ma canne !

— Vous l’avez laissée dans la chapelle, dit madame d’Auray ; vous avez essayé l’orgue, et probablement…

— Non, je ne l’avais pas ; je crois plutôt l’avoir posée sur la table du salon, en y regardant un album. Aussi pourquoi nous avez-vous tant pressés de partir ?

— Cela est impossible, vous n’avez pu l’oublier, vous ne la quittez jamais.

— Il faut croire qu’elle me quitte, puisque je ne l’ai plus ; mais je suis à vous dans l’instant, je cours la chercher.

— Mon cher, dit M. Bonnasseau en rejoignant Lionel, ne contrariez pas madame ; il est tard, elle désire retourner chez elle. Venez, nous enverrons chercher votre canne demain ; ou bien, ajouta-t-il tout bas, tu viendras la chercher toi-même, scélérat !

Lionel n’avait pas eu cette idée ; il la trouva excellente, cent fois meilleure que la sienne, et il la saisit avec empressement. Il feignit de céder à la crainte de déplaire à madame d’Auray, qui, touchée au dernier point de ce généreux sacrifice, lui serra tendrement la main en signe de reconnaissance lorsqu’il la reconduisit à sa voiture.

— Tenez, mon cher, dit M. Bonnasseau, voilà de quoi remplacer votre canne : c’est un petit arbuste charmant que je viens d’arracher pour vous.

— Mais c’est fort indiscret ce que vous avez fait là ! reprit Lionel ; c’était peut-être un des arbres favoris de madame de Pontanges…

— Ah bah ! son marquis lui en a arraché bien d’autres ! on dit qu’il a la manie de brouter.

— Cela est exact, ajouta madame d’Auray ; Laurence le promène tous les matins en laisse comme un chien, et elle s’assied tranquillement auprès de lui lorsqu’il lui prend la fantaisie de brouter.

— Délicieux ! délicieux ! s’écria Melchior Bonnasseau ; la chose est nouvelle et précieuse. Toutes les femmes mènent leurs maris ; mais pas une encore n’avait eu l’idée de mener le sien… paître !

— Quel est ce village à gauche de la route ? demanda Lionel pour changer la conversation, qui lui devenait pénible.

— C’est Champigny : nous irons voir la fête dimanche, si vous voulez.

— Ah ! c’est dimanche la fête de Champigny ! Nous irons, sans doute, reprit Melchior ; j’aime beaucoup à faire danser les villageoises.

— Vous rappelez-vous, l’année dernière, observa madame d’Auray, comme nous avons ri du brillant équipage de madame de Pontanges ! J’espère qu’elle aura le même cette année. Vous, monsieur de Marny, qui avez la passion des chevaux anglais, vous êtes digne d’apprécier le bel attelage de madame de Pontanges, et je vous promets du plaisir.

« Elle ne sait pas si bien dire ! » pensa Lionel, heureux de l’idée que Laurence viendrait à cette fête.

— Comment se fait-il qu’avec de la fortune, madame de Pontanges ait une si mauvaise maison, des gens si mal tenus ? demanda M. Rapart.

— Ah ! ce n’est pas la fortune qui fait l’élégance, répondit madame d’Auray. Laurence a de l’esprit, mais elle n’a jamais eu de goût.

— On en acquiert, ajouta Lionel, et quelques mois de séjour à Paris suffiraient…

— Vraiment, n’allez-vous pas vous charger de son éducation ? interrompit madame d’Auray avec aigreur.

Lionel vit qu’il avait fait une faute ; et il prit le parti de médire avec les autres de madame de Pontanges pour cacher à quel point elle le préoccupait.

C’est la plus vulgaire, la plus vieille de toutes les ruses, sans contredit ; n’importe, elle a toujours un plein succès, même auprès des trompeurs et trompeuses qui l’ont pour leur compte cent fois employée : « Médire de ce qui plaît pour cacher qu’on est séduit !… »

— Avez-vous jamais vu son mari ? demanda Lionel.

— Oui, répondit madame d’Auray, il venait quelquefois dans le salon avant la révolution de Juillet ; mais maintenant…

— Il boude comme les carlistes ? interrompit le général.

— Non, mais il a eu atrocement peur lors des glorieuses journées. Les paysans entourèrent le château, tirèrent des coups de fusil sous les fenêtres ; puis vinrent les visites domiciliaires, les gendarmes, les sergents de ville ; enfin ce pauvre marquis est persuadé qu’on en veut à ses jours, et depuis ce temps il vit enfermé dans la bibliothèque du château, qui est fort belle et que nous n’avons pu voir parce qu’il y est. Chaque fois qu’il entend ouvrir la porte, il court se réfugier sous une grande table recouverte d’un tapis vert, et souvent il reste des journées entières couché sous cette table.

— Et qu’est-ce qu’il fait de tous les livres de cette bibliothèque ?

— Il s’amuse à les parcourir pour en regarder les images.

— Ce cher petit enfant !…

— Et Laurence nous montra un jour une admirable édition de Racine dont il avait déchiré toutes les pages.

— Mais c’est absurde de lui laisser faire ces dégâts !

— Sa femme n’ose pas le contrarier. La bonté est plus qu’une nature chez elle, c’est une prétention : elle vise à l’ange.

Lionel sourit avec complaisance de cette méchanceté ; et madame d’Auray, chez qui les mots heureux étaient rares, se promit de répéter celui-ci.

— Ce qu’il y a de plus affreux, continua-t-elle, c’est qu’il aime sa femme à la folie.

— Ce n’est pas étonnant de la part d’un fou, interrompit M. Bonnasseau.

— Et qu’il passe sa vie à la caresser…

— Ah ! l’horreur ! s’écria Lionel ; voilà de quoi me dégoûter d’une femme pour toujours. Madame de Pontanges serait cent fois plus belle qu’elle n’est, elle aurait tout l’esprit de madame de Staël, qu’il me serait impossible de l’aimer tant qu’elle aurait près d’elle ce crétin passionné. Oh ! le vilain rival !…

Madame d’Auray, à ces mots, se sentit soulagée. Elle avait dit ce qu’elle voulait dire ; l’effet qu’elle voulait faire était produit, et elle changea de conversation.