Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 31

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 357-361).
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XXXI.

DÉSESPOIR.


Pleine de courage pour résister à Lionel en sa présence, Laurence était sans force contre ses souvenirs. Les premiers moments de colère passés, son cœur reprit sa pensée habituelle, et le regret du bonheur qu’elle avait perdu, de l’amour qu’elle avait sacrifié, fut la seule idée qui planât sur ses jours, qui remplit toutes les heures de sa vie.

Tant qu’elle eut du monde autour d’elle, tant qu’il lui fallut sourire et tromper, elle supporta sa douleur. Une si violente contrainte lui donnait une irritation nerveuse qui ressemblait à de la joie ; mais quand tous les importuns furent partis, quand elle retomba dans la solitude, quand elle reprit sa vie intime, cette vie intime que Lionel avait faite si brillante, oh ! ce fut alors un amer découragement.

Quoi ! ne plus l’attendre jamais !

Et rester seule là où il est venu.

L’avoir vu là, sur ce fauteuil, à cette place, et se dire : « Je ne l’y verrai plus… »

Et cette fleur qu’il a cueillie, elle est encore fraîche… elle a duré plus longtemps que mon bonheur !… »

Vivre sans lui, et tous les jours s’éveiller avec la même pensée : « Il ne viendra pas ! »

Et toutes les heures du jour sont inutiles… elles n’annoncent rien ; elles n’amènent personne !

Encore si ce n’était que cela, ce serait une sorte de mort, une léthargie, un de ces désespoirs inertes que l’on peut supporter. Mais le souvenir ! le souvenir ! voilà l’ennemi qui poursuit… Mais le bonheur perdu, voilà le fantôme ! voilà le remords !

« Quoi ! je l’aimais, et je l’ai laissé partir… il m’aimait, et je l’ai repoussé !… Il sacrifiait pour moi tous les plaisirs de Paris, ses succès, ses amours ; il venait ici, pour moi, sans intérêt de vanité, dans une solitude où ma préférence même ne lui donnait point d’orgueil… Il m’aimait, je n’en pouvais douter : je n’avais qu’un mot à dire pour le garder toujours près de moi ; et ce mot, je ne l’ai pas dit… je ne l’ai pas dit… j’ai eu ce courage. Comment est-ce possible ? et tout ce que je souffre, il le souffre aussi…

« Quoi ! tant de malheur pour un serment ! Ô mon Dieu ! s’écriait Laurence, mon Dieu ! est-ce donc un crime d’aimer ? »

Oh ! c’est une grande imprudence que de présenter aux femmes l’amour comme un crime : c’est les empêcher de le reconnaître lorsqu’il arrive, car rien ne ressemble moins au crime que les nobles élans d’un cœur qui va aimer.

Un crime, dites-vous ? Ce mot séduit les femmes à imagination vicieuse, c’est ce mot-là qui les entraîne.

Un crime, dites-vous ? Ce mot trompe les femmes honnêtes, et il les perd. Elles sont si confiantes dans la pureté de leur âme, si certaines de ne jamais faire ce qui est mal, qu’elles se hasardent à suivre l’impulsion de leur cœur ; elles ne peuvent comprendre qu’une affection sainte et douce soit un péché. Elles capitulent avec leurs scrupules ; de là vient cet amour dit platonique, corruption sublime, chimère pleine de naïveté qui commence tous les malheurs. La passion est absolue ; elle ne compose pas ; toute femme qui lutte avec elle est perdue. Il y en a eu de sauvées, mais par un hasard ; elles se sont cru du courage, elles ont eu du bonheur et voilà tout. Le courage des femmes est dans la fuite ; mais pour les engager à fuir, il ne faut pas leur dire : « L’amour est un crime ! » il faut leur crier : « C’est un malheur, c’est un enfer de tourments que vous ouvrez devant vous ! » et elles vous comprendront. Quand vous aimez et que vous n’êtes pas libre, vous vous rendez à jamais misérable, vous faites le malheur de deux hommes : du mari que vous trompez et de celui que vous lui préférez, de celui-là surtout, que vous placez dans une condition déplorable ; car il n’est pas de supplice plus horrible pour un homme sincèrement épris que cette monstrueuse pensée : « La femme qui m’aime n’est pas à moi, elle appartient à un autre qui peut l’emmener au bout du monde sans que je le sache, sans que je l’arrête ; qui peut la chérir sous mes yeux sans que j’aie le droit de le tuer ! » Oui, dites à une femme : « N’aime pas, parce que tu feras le malheur de celui que tu aimeras ! » elle comprendra cela, et elle aura peur. Dites à une jeune fille : « N’aimez pas sans l’aveu de vos parents, parce que votre déshonneur fera mourir de chagrin votre mère, que votre frère se battra pour vous ! » elle comprendra cela ; mais si vous leur dites que c’est un crime, vous les perdez. Une femme aimante trouvera mille raisonnements captieux pour vous confondre ; elle vous dira : « Ce qui rend mon âme plus forte, plus généreuse, plus dévouée, qui m’exalte jusqu’aux plus nobles sentiments, qui me donne le courage, la patience, la foi ; ce qui me ramène toutes mes croyances, qui régénère toutes mes pensées, n’est pas un crime ; je sens que je vaux mieux depuis que j’aime ; je retrouve une pureté d’âme que je n’avais plus ; je crois au bien, à la vertu que j’ai trahie, à Dieu que je viens d’offenser. » Car c’est un mystère effroyable, et pourtant plein de consolation : la foi nous est rendue avec l’amour ; la femme qui vient de trahir ses serments, les serments que Dieu a reçus, croit plus en Dieu que la veille. On dirait qu’elle a compris le ciel par la passion.

Non, quand l’âme a atteint un certain degré d’exaltation, ce n’est plus par des raisonnements sains et moraux qu’on peut la détourner du mal ; l’idée du crime même ne l’arrête plus. Le crime est encore un dévouement, un sacrifice, et tout sacrifice lui paraît noble pour ce qu’elle aime. À cette âme malade à force de passion, il faut des mots en harmonie avec ses pensées ; pour se faire entendre, il faut parler le langage de son amour ; les principes austères ne lui parviennent plus ; ce sont des raisonnements généreux, des combinaisons d’héroïsme qui peuvent encore la sauver ; il faut la traiter comme on traite les fous ; il faut puiser à même sa démence le moyen qui doit la guérir. Si vous dites à un homme qui se croit pape : « Venez vous promener dans le jardin, l’air vous fera du bien, » il n’ira pas et se moquera de vous. Si vous lui dites au contraire : « Sa Sainteté veut-elle descendre un moment dans les jardins du Vatican, où le peuple de Rome veut jouir de sa vue ? » il s’empressera de vous obéir, et vous obtiendrez de lui une heure de promenade. Ainsi il faut traiter les cœurs atteints de passion, les guérir dans l’intérêt de l’objet même de leur tendresse, trouver dans l’exquise délicatesse de leur amour le moyen qui doit leur donner la force d’y renoncer. Un cœur passionné ne peut plus être sage, mais il peut encore être généreux.

Oh ! si l’on savait ce qu’il y a de tourments dans une passion sincèrement combattue, on fuirait si vite et si loin, qu’il n’y aurait plus de danger. Que de chagrins, que de supplices, que d’affreux détails dans ce grand malheur ! Brûler une lettre ! une lettre qu’on aime… rien que cela, c’est un chagrin à faire pleurer dix jours… Voir cette écriture si chère s’effacer peu à peu sous la flamme, voir le mot qui fait battre le cœur se consumer sans retour… c’est un adieu à chaque ligne ; de tant d’amour ne garder rien ! — Et puis mentir enfin, tromper ! Mentir, quand notre âme a retrouvé toute sa candeur première ; mentir, quand nos sentiments sont tous involontaires ; quand notre pensée est toute franchise, tout abandon ; et c’est encore un inexplicable phénomène que l’amour, qui vit de mystère, ne puisse s’arranger du mensonge. Oh ! quelle vie ! et puis être jalouse enfin ! jalouse et ne pouvoir le suivre, ne pas savoir ce qu’il devient, garder un soupçon sans pouvoir l’éclaircir, passer des jours entiers dans le doute !… Oh ! cela fait dresser les cheveux… Un crime ! un crime ?… Oh ! ce n’est pas un crime ; c’est un enfer de honte, de tourments, de larmes, de misères et de dégoût !…

Pauvre Laurence ! elle n’en était encore qu’aux tourments de l’absence, aux angoisses du combat ; mais elle souffrait bien déjà. Son caractère était changé, toutes ses vieilles et bonnes idées la qui liaient ; elle s’en apercevait et ne pouvait les retenir ; elle se sentait ébranlée jusqu’au fond de l’âme. Tant d’agitations l’épuisaient ; la présence de l’austère curé seule parvenait à la calmer, il lui rendait des moments de courage ; lui, qu’elle avait vu si sévère quand Lionel était là, quand elle était heureuse… maintenant il était doux et triste ; il ne disait rien, mais on sentait qu’il prenait en pitié cette âme malade ; et sa compassion tacite adoucissait l’amertume du sacrifice qu’il approuvait. Laurence supportait encore les occupations de la journée ; mais le soir, le soir… toute sa vie passée se ranimait ; la joie perdue lui apparaissait avec toute la cruauté d’un adieu… le souvenir de ses jours de bonheur revenait brûler sa pensée ; ces paroles si tendres, ces prières coupables qui l’avaient offensée, elle croyait les entendre encore ; ces caresses passionnées qui l’avaient révoltée comme une injure, elle se les rappelait avec délices ; et dans ses vertiges d’amour elle sentait battre son cœur sous la main qu’elle avait repoussée. Ce pauvre cœur était dans un état de fièvre continuelle ; quelquefois ses battements irréguliers devenaient insupportables et la suffoquaient ; le bruit d’une porte qu’on ouvrait, d’une voiture qui passait ; comme une détonation faisait tressaillir, tout son être ; sa tête semblait se briser à tout moment, ses pensées semblaient se perdre emportées dans un tourbillon ; et, comme Mazeppa, entraînée par une course trop rapide, haletante, épuisée, il lui tardait de tomber pour s’arrêter. La chute était moins horrible que la fuite, le remords moins pénible que le combat.

Enfin elle perdit la tête ; et dans un moment de délire, oubliant sa religion, ses principes, ses préjugés même, elle écrivit cette lettre :

« Je suis trop malheureuse… Si vous souffrez autant que moi, revenez ! »

Et il revint.