Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 32

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 361-374).
◄  Désespoir
Un dépit  ►


XXXII.

FAIBLESSE.


Il revint… oh ! quelle joie ! Si vous l’aviez vu quand il entra dans cette maison d’où il se croyait banni pour toujours ! si vous aviez surpris sur son charmant visage, pâli par l’émotion, maigri par la douleur, cet éclair d’une joie sublime, cette lumière de la passion qu’elle seule peut donner !… oh ! vous l’auriez aimé, vous l’auriez admiré comme on admire un chef-d’œuvre, comme on admire un grand génie ; car la passion, c’est le génie avec un objet, c’est l’idée fixe appliquée à un sentiment, c’est tout ce qu’il y a de puissance dans notre âme, toutes les facultés de notre être concentrées en une seule et continuelle pensée : J’aime !… Génie supérieur à tous les génies, qui n’a pas besoin du monde pour briller ; aimer, — voilà pour lui l’inspiration ; — se faire aimer, — voilà la gloire.

Mais c’est surtout dans sa joie que la passion ressemble au génie, par ce qu’elle a d’enfantin et de naïf.

Les amours heureux, les petits bonheurs de salon, n’ont pas cette candeur et cette grâce. La grosse joie étonnée de l’homme riche qu’on trompe et qui se croit aimé pour lui-même, le bonheur furtif et prétentieux de l’homme à bonnes fortunes, ne ressemblent en rien à cet élan irréprimable de la passion dans l’espérance.

Oh ! cette joie-là ne peut se cacher ; nulle considération ne la modère ; elle éclate dans le regard, elle rayonne dans le sourire, elle frissonne dans la voix ; elle est indiscrète et compromettante. C’est une fatuité sublime qui serait dangereuse si le monde ne savait que la passion, comme le génie, se nourrit de fumée, et que, pour exciter son délire, il suffit souvent d’un regard.

En voyant Lionel si heureux, Laurence eut peur… Elle comprit qu’elle était engagée ; tant d’espérance l’épouvantait, elle ne se sentait plus le courage de replonger dans le désespoir un cœur si joyeux et si confiant ; elle éprouvait une angoisse indicible qui empoisonnait tout son bonheur…

Lionel n’était plus pour elle celui qu’elle avait tant pleuré, dont l’absence l’avait tant désolée. C’était, — pardonnez-moi une comparaison vulgaire, — c’était un implacable créancier qui venait à jour fixe apporter sa quittance… ou, si vous aimez mieux, c’était Satan lui-même qui venait à l’heure suprême réclamer son âme, qu’un pacte infernal lui avait engagée…

Et pourtant elle l’aimait ! D’où venait cette résistance ? De son éducation, de ses principes… des lois du monde… toutes choses qui préservent sans doute, mais qui ne sauvent pas à l’heure du danger… qui ôtent seulement à l’amour ce qu’il a de chaste, l’élan et l’oubli.

— Oh ! quel bonheur ! s’écria Lionel, me voilà encore ici ! est-ce bien vrai ? C’est vous, ma douce Laurence, que je revois ! Je ne vous quitterai plus, n’est-ce pas ? Que je suis heureux, Laurence !…

Combien ce langage familier faisait souffrir madame de Pontanges ! mais elle n’osait s’en plaindre. Que dire ? pouvait-elle d’un mot désenchanter Lionel ? n’était-ce pas elle-même qui l’avait rappelé ?…

— Oh ! merci, disait-il, merci : votre lettre m’a rendu la vie ! Oh ! que je suis reconnaissant ! Laurence, que je t’aime !

— Si je ne vous avais pas écrit, vous ne seriez donc jamais revenu ? dit-elle d’un air fâché qui expliquait sa froideur.

— Je ne crois pas ; mais j’espérais toujours que vous m’écririez.

— Ah ! tout cela n’était qu’une ruse, reprit madame de Pontanges en s’éloignant. Puis elle ajouta d’un ton léger : — Vous ne savez pas ? ma tante est partie ce matin pour Paris.

Elle disait cela pour parler, pour donner à la conversation une marche insignifiante. Le langage passionné de Lionel l’effrayait ; mais Lionel se trompa sur le sens qu’elle attachait à ces mots.

— Elle est partie ! s’écria-t-il. Quoi ! nous sommes seuls ici !… Que vous êtes bonne de me dire cela !

Et madame de Pontanges rougit de la pensée qu’elle avait fait naître. Elle allait répondre : « Seuls, non… mon mari est ici ; » mais elle comprit ce que cette réponse aurait de ridicule. En effet, n’était-ce pas un singulier gardien pour préserver la vertu d’une jeune femme que ce pauvre insensé ? Laurence était au supplice ; son trouble n’échappait point à M. de Marny, mais il l’interprétait en sa faveur. Il était si heureux de la revoir ! Le billet qu’il avait reçu et qui le rappelait près d’elle l’avait jeté dans une si grande joie, qu’il lui fallait encore longtemps avant d’être détourné de son bonheur.

Après une longue absence, le plaisir de retrouver l’être qu’on aime est si vif, les yeux sont si réjouis de sa vue, sa voix nous fait tant de bien, l’émotion de notre bonheur est si complète en sa présence, que nous ne pensons pas tout de suite à interroger son amour. Et Lionel fut longtemps joyeux sans deviner qu’on était mal pour lui.

Et madame de Pontanges tremblait devant ce bonheur : elle tremblait de le troubler, elle tremblait plus encore de le partager. Elle sentait une émotion violente qui s’emparait d’elle, et cherchait à la vaincre ; mais elle ne pouvait s’aveugler sur sa faiblesse. Elle se disait qu’un miracle seul pouvait la sauver ; elle voulait gagner du temps, et inventait mille ruses pour retarder l’heure fatale et douce qui devait livrer sa vie à l’amour. Laurence avait recours à des détails vulgaires pour détruire ce qu’il y avait de romanesque dans sa situation ; elle se plaignait du froid et sonnait pour que l’on arrangeât le feu ; pendant ce temps, elle questionnait M. de Marny sur les nouvelles qu’il rapportait de Paris. « Je n’en sais aucune, répondait Lionel que la politique intéressait fort peu dans ce moment. » Alors madame de Pontanges envoyait chercher les journaux qu’elle avait laissés dans sa chambre ; mais Lionel ne prenait aucune part à toute cette activité, rien ne pouvait le distraire de son espérance.

— Je vais dire qu’on serve le dîner dans le salon, dit tout à coup Laurence ; la salle à manger est trop grande et trop froide.

— Oh ! pourquoi dîner ? s’écria Lionel.

— Pourquoi ? répondit madame de Pontanges en riant, parce qu’il est sept heures.

— Eh bien, soit ! dînons ; mais après nous monterons dans votre petit salon. On est si bien là-haut !

— Non, reprit-elle vivement, nous resterons ici…

Que vous dirai-je ? elle se croyait plus en sûreté dans cet immense salon à huit grandes fenêtres, bien solennel, bien antiboudoir, qu’elle ne l’eût été chez elle dans son élégante retraite où tout invitait à s’aimer.

Madame de Pontanges ayant sonné un domestique, elle lui donna l’ordre de mettre le couvert dans le salon. Lionel et Laurence s’assirent tous deux devant une petite table près du feu. Rien n’était plus intime que ce repas ; Lionel en fit la remarque.

— Quel gentil souper ! dit-il. Cette bonne tante, combien de jours restera-t-elle à Paris ?

— Je l’attends demain, reprit sèchement madame de Pontanges.

Pendant le dîner, Lionel fut bien obligé de parler de choses indifférentes devant les deux grands laquais qui les servaient, et durant cette trêve, Laurence retrouva sa sécurité ; sa tendresse se ranimait à mesure que le danger s’éloignait. Elle leva les yeux sur Lionel, qu’elle n’avait pas encore osé regarder jusqu’à ce moment :

— Ah ! mon Dieu !… s’écria-t-elle tout à coup, oubliant que ses gens l’écoutaient.

— Qu’avez-vous, madame ? demanda Lionel.

— Rien, rien ; c’est que… je n’avais pas remarqué… ce n’est rien vraiment.

Le fait est qu’elle n’avait pu voir sans effroi la pâleur de Lionel ; l’altération de ses traits était sensible. Oh ! qu’il avait souffert, qu’il l’avait aimée ! et pourtant ce n’était que huit jours d’absence… Elle le regardait avec inquiétude, et deux larmes de reconnaissance et d’amour s’échappèrent de ses beaux yeux. Toute considération de convenance, de prudence même, était méconnue. C’était un caractère étrange que celui de cette jeune femme, toujours froide et raisonnable seule avec celui qu’elle aimait, et toujours prête à se compromettre pour lui devant le monde par la violence et la naïveté de ses sentiments.

— Est-ce que vous avez été malade ? demanda-t-elle d’une voix troublée.

Lionel la regarda à son tour et sourit… du sourire le plus adorable.

— Non, madame, dit-il avec grâce.

Oh ! qu’il y avait de choses dans ce mot « Non », et dans l’inflexion de sa voix ! On ferait tout un volume pour exprimer ce qu’il dit en ce moment. Quel mélange ravissant de coquetterie et de passion ! Oh ! comme elle l’aimait, et lui, comme il la voyait avec délire se trahir par une émotion trop vive, frissonner au son de sa voix, rougir sous son regard et palpiter de sa pensée ! Elle était si tremblante, qu’il vint à son secours. Ils avaient changé de rôle maintenant : c’est lui qui voulait parler de niaiseries, qui cherchait à la distraire un instant de son amour.

— Je vous dirai, madame, que vous avez fait la conquête d’un de mes amis, pour qui j’ai une grâce à vous demander.

— De mon voisin, M. de Méricourt ? dit Laurence,

— Oh ! ceci est une vieille victoire. D’ailleurs, M. de Méricourt est un homme très-insignifiant, qui n’a qu’un mérite à mes yeux, c’est de posséder tout près de vous un château où je me réfugie quand vous ne voulez plus de moi. L’homme dont il est question est beaucoup plus séduisant.

— C’est ?…

— Ferdinand Dulac.

— Ah ! l’ami du prince de Loïsberg ?

— C’est donc l’ami de tout le monde ? reprit Lionel avec aigreur, car le souvenir de M. de Loïsberg lui était toujours pénible.

— Depuis longtemps M. Dulac est lié avec mon cousin… Eh bien, quelle grâce vous a-t-il chargé d’obtenir de moi ?

— Il en chargera un autre, vraiment ; ce n’est pas moi qui vous l’amènerai.

— Comment ! il veut venir ici ?

— Oui, mais vous ne l’y engagerez pas.

— Pourquoi ?

— C’est un homme dangereux.

— Vous vouliez me l’amener tout à l’heure ?

— Moi ! non, madame. J’ai dit qu’il désirait venir, mais je ne lui ai pas offert de vous le présenter : je me défie de lui…

— Quelle idée !

— Oh ! ce n’est pas ce que vous pensez, répondit Lionel en se levant de table ; mais, ajouta-t-il tout bas en se rapprochant de Laurence qui venait de s’asseoir près de la cheminée… mais c’est l’ami de votre cousin, et j’ai peur.

— Peur ! répéta Laurence ; alors n’en parlons plus… Et elle jeta sur Lionel un regard empreint d’un mépris bien tendre.

Après avoir desservi le dîner, on ouvrit les fenêtres pour chasser l’odeur des mets, et Lionel s’aperçut qu’il tombait de la neige.

— Que la campagne sera belle demain ! dit-il ; toute cette délicieuse vallée sera couverte de neige demain… Oh ! quel souvenir !… je ne pourrai plus voir tomber la neige sans me rappeler…

Il n’acheva pas… sa pensée avait fait tellement rougir madame de Pontanges, qu’il eut encore pitié d’elle et changea de sujet.

— Je crains que cette fenêtre ne vous donne trop de froid.

— Oui, il vaut mieux ouvrir une porte.

Alors un domestique ouvrit la porte du salon qui communiquait aux appartements, et sortit.

M. de Marny resta seul avec Laurence.

— Vous ne m’aimez plus ! dit-il avec coquetterie ; le souvenir du prince vous a troublée.

Laurence sourit.

— Mon pauvre cousin… je ne sais seulement pas où il est !

— Je le sais, moi ; il est à Londres.

— Près de lady Suzanne ?

— Ah ! vraiment, vous en demandez trop, madame ; je ne suis pas venu ici exprès pour vous donner de ses nouvelles.

Lionel s’assit près de Laurence en disant ces mots ; puis, l’attirant doucement vers lui :

— Vous avez l’air triste, ajouta-t-il ; si vous m’aimiez comme je vous aime, vous seriez joyeuse comme moi.

— J’ai eu tant de chagrin depuis votre départ, que j’en suis encore accablée… Vous-même, je vous, trouve aussi bien changé : comme vous êtes pâle !

— Oh ! que j’ai été malheureux ! s’écria-t-il, je me croyais perdu ! Elle ne m’aime pas, pensais-je, et cette affreuse idée me poursuivait toujours. Laurence, ne me faites plus de peine : s’il me fallait vous quitter encore, je vous l’assure, j’en mourrais.

L’accent de vérité avec lequel M. de Marny prononça ces mots, son extrême pâleur, rendaient sa menace si probable, que madame de Pontanges se sentit troublée.

— Vous ne m’éloignerez plus, n’est-ce pas ? reprit-il avec tendresse.

Et son regard était implorant.

Et pressant sur ses lèvres la main de Laurence, il attendait sa réponse.

— Jamais, répondit-elle.

— Jamais, n’est-ce pas ? Vous le voyez vous-même, Laurence, vous ne pouvez plus m’éloigner. Oh ! donne-moi ta vie, Laurence, je mérite si bien que tu m’aimes, je serai si dévoué, si heureux.

— Lionel ! Lionel ! s’écria Laurence en se dégageant de ses bras.

— Quoi ! toujours la même ! reprit-il avec amertume ; pourquoi m’avoir rappelé, si mon amour vous épouvante ? pourquoi me promettre tant de bonheur, et me tromper ? Voulez-vous que je vous fuie ? j’obéirai ; je puis faire à votre repos ce sacrifice, quelque horrible qu’il me paraisse ; mais ce que je ne puis pas faire, même pour vous, c’est de vous cacher mon amour, c’est de rester insensible quand vous m’aimez, c’est d’être calme auprès de vous… Malheureux ! s’écria-t-il avec désespoir, faudra-t-il donc la fuir encore !

À la seule idée de le voir s’éloigner de nouveau, le souvenir des tourments qu’elle avait soufferts en son absence rendit à madame de Pontanges toute sa passion.

— Ô mon Dieu ! s’écria-t-elle à son tour, ne plus le voir, vivre sans lui !… cela m’est impossible !… C’est le seul malheur que je ne puisse pas supporter !

Et, dans son cœur, elle se résignait comme une victime généreuse ; comme un martyr, elle voulait acheter par un sacrifice le bonheur éternel. Le sacrifice, c’est l’amour ! le bonheur, c’est la continuelle présence de ce qu’on aime !

Ô divin prestige de la vertu, sublime pudeur d’une âme honnête qui lui fait nommer sacrifice, dévouement passionné, ce que la galanterie vulgaire a flétri du nom de faveurs ! que de trésors cachés dans une passion qui s’ignore ; que de brûlants désirs dans un cœur pur ! C’est là seulement que l’amour règne dans toute sa puissance. Oh ! comme il est noble et terrible, comme il s’empare fièrement de sa conquête, de ce monde nouveau qu’il vient de découvrir, de ce cœur inhabité qui lui appartient ! Sa voix sonore résonne dans ces solitudes, ainsi que l’orage dans les montagnes ; il se joue avec les échos qu’il réveille, avec les tempêtes qu’il soulève ; il se mire dans ses lacs d’azur, tant il est orgueilleux de sa beauté nouvelle, tant il chérit cette nature forte et primitive qui vient de le régénérer.

Oui, l’amour n’est véritablement dangereux que pour les âmes honnêtes ; il les recherche de préférence ; elles seules sont capables de le comprendre et de l’éprouver.

Une femme coquette peut résister au danger, elle n’y croit pas ; elle est invulnérable par son incrédulité même ; mais une femme honnête, au contraire, est désarmée par ce qu’il y a de noble et de généreux dans son caractère, par sa vertu même, par sa crainte ; elle est faible quand l’heure du danger est venue, car elle s’est d’avance épuisée par le combat.

Ainsi, l’âme de Laurence n’avait plus d’énergie pour résister aux entraînements de sa passion. La loyauté même de son caractère, sa générosité si naïve, devaient la perdre.

En rappelant Lionel, elle s’était engagée à l’aimer. Il s’attendait au bonheur ; il y avait presque des droits, il en était digne par tant d’amour. Il était enivré d’espérance, ses yeux brillaient de tant de joie ! Oh ! cette joie, qu’elle était dangereuse, qu’elle était imposante, qu’elle était menaçante aussi ! En quel affreux désespoir un mot aurait pu la changer ! et ce mot, quelle femme aurait eu le courage de le dire ? Laurence l’essaya, il expira dans son cœur. Quelle voix aurait été assez barbare pour troubler cette harmonie délirante ?

Lors même qu’elle l’aurait moins aimé, elle n’aurait pas eu la cruauté de le désenchanter. Ah ! si vous aviez donné par erreur un louis d’or à un pauvre, et qu’il vous remerciât avec reconnaissance, iriez-vous lui dire : Rends-le-moi, je me suis trompé, je ne voulais pas te donner tant ?

Et Laurence, qui avait trouvé dans la chasteté de son amour des forces contre la passion de Lionel, qui avait bravé sa colère, qui avait résisté à sa douleur, se sentait dominée par tant de joie ! En lui voyant tant d’espérance, elle croyait avoir promis. « Qu’il soit heureux ! se disait-elle. À moi les remords et les larmes ; mais lui, du moins, qu’il soit heureux ! » — Oh ! c’est une croyance bien dangereuse que cette idée, que l’on est la providence d’une vie, que l’on peut d’un seul mot la faire brillante ou misérable ! Dans cette alternative entre la joie et le désespoir de ce qu’on aime, comment hésiter à choisir ? Et Laurence avait choisi, et l’on sentait qu’il y avait dans sa faiblesse encore plus de générosité que d’amour !

Elle pleurait, et il voyait ses larmes avec délices. Ces larmes étaient un aveu, elles lui prouvaient qu’il n’avait plus à craindre de refus.

— Laurence, mon ange, ne pleure pas. Est-ce sur moi que tu t’affliges ? veux-tu donc m’éloigner encore ? Pourquoi pleurer ?

— Oh ! non, vous ne me quitterez plus. Vous resterez près de moi, vous me consolerez.

— Ce que vous me dites est mal, très-mal… Est-ce donc un chagrin pour vous que mon amour ? Oh ! je serai si heureux, moi, si tu m’aimes. Ma douce Laurence, que tu es belle ! Regarde-moi ; que j’aime tes yeux, ton front si pur et ta bouche si gracieuse ! Laurence, que je vous trouve jolie !… que l’amour vous sied bien, madame !

Il voulait la faire sourire, il essayait de la calmer ; mais elle était tremblante et pâle, et ses pleurs coulaient abondamment.

— Laurence, s’écria-t-il avec amertume, votre désespoir me déchire le cœur !

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle était toute à sa pensée, au dernier combat qui se livrait dans son âme.

— Mon Dieu, pardonnez-moi, dit-elle d’une voix étouffée, il m’aime tant !

Et, cédant à une émotion trop violente, elle se laissa tomber dans ses bras, et lui la pressa sur son cœur. Comme il était reconnaissant ! qu’il la trouvait noble, généreuse, bonne ! Il lui prodiguait les noms les plus tendres ; il séchait ses larmes sous ses baisers, il la calmait à force de tendresse ; il la protégeait contre lui-même, il l’adorait de sa faiblesse, il l’aimait de tous les amours ; et Laurence, déjà moins triste, commençait à comprendre que tout n’est pas remords dans la passion…

Quand tout à coup elle sentit une main froide, humide, glacée, tomber lourdement sur son front.

— Lionel ! s’écria-t-elle épouvantée.

— Laurence ! répondit une voix qui n’était pas celle de M. de Marny.

— Ah ! c’est lui !… dit-elle ; et elle se cacha la tête dans les mains.

Lionel leva les yeux et resta immobile d’étonnement… en apercevant derrière Laurence une forme étrange qu’il eut peine à distinguer. On eût dit un fantôme de neige !

Madame de Pontanges était si tremblante qu’elle ne pouvait ni parler, ni remuer, ni même relever la tête. La main glacée s’appesantit de nouveau sur son front, et tira vivement ses cheveux, comme pour appeler son attention.

M. de Marny, indigné de cette offense, se leva et, s’élançant vers le fantôme, s’apprêtait à dégager les cheveux de Laurence de ses doigts humides… mais il recula épouvanté… il céda à un premier mouvement d’effroi irrésistible.

Cet homme qui les avait surpris était M. de Pontanges. Oh ! dans cet instant, Amaury n’était plus pour Lionel un idiot à l’enfance éternelle : ce pauvre fou qui lui faisait pitié…

C’était un mari dont il venait séduire la femme ; c’était un maître qui avait le droit de le chasser de sa maison.

M. de Marny eut peur… On est craintif quand on est coupable.

On a beau rire, faire des vaudevilles, des physiologies et des chansons contre l’hymen et ses avaries, il y a dans le mariage un prestige indestructible. La majesté du mari est sacrée. C’est la religion de la propriété et du droit. Un voleur respecte toujours un peu l’homme qui a le pouvoir de le faire pendre.

Le premier moment de crainte passé, Lionel se rappela l’état d’idiotisme de ce pauvre mari, et il tenta une seconde fois de retirer la main qui serrait les cheveux de madame de Pontanges. Mais le fou, que jamais personne n’avait osé contrarier, irrité de rencontrer quelqu’un qui s’opposait à ses volontés, entra dans une de ces fureurs stupides qui rendent la folie si hideuse, si attristante : il frappa du pied avec violence, fit à Lionel des grimaces effroyables, le menaça du poing, lui cria des paroles inarticulées qu’il croyait des injures, lui jeta des poignées de la neige qui couvrait ses habits et finit par lui cracher au visage.

Il y avait quelque chose d’effrayant dans cette scène. Cette injure grossière d’un enfant mal élevé, cet outrage de hasard qui se trouvait mérité, avait, dans la position de ces deux hommes, quelque chose de grave et de terrifiant. C’était de l’instinct qu’une si humiliante vengeance.

Lionel, transporté de colère, oublia qu’il avait affaire à un fou, et se précipita sur M. de Pontanges pour le frapper ; mais Laurence, revenue à elle-même, s’élança entre eux et les sépara. Elle leva sur Lionel un regard à la fois noble et suppliant.

— C’est mon mari ! dit-elle. Est-ce donc à vous de vous venger ?

Puis, s’adressant au pauvre fou : — Amaury, comme tu as froid ! te voilà tout couvert de neige… d’où viens-tu ?

J’ai faim !… répondit-il.

— Oh ! mon Dieu, c’est vrai, s’écria madame de Pontanges toute confuse, je l’ai oublié ; oh ! que c’est mal… il n’a rien mangé ce soir — Pauvre Amaury, comme il a froid !… mais il est sorti ; qu’a-t-il fait pour être dans cet état ?

En disant ces mots, Laurence regardait du côté de la porte qu’on avait laissée ouverte après le dîner, et par laquelle Amaury était venu sans qu’on l’entendît ; d’ailleurs cette porte était placée derrière le canapé où était Laurence, et M. de Pontanges avait eu peu de pas à faire pour arriver jusque-là. Le pauvre fou, ennuyé d’attendre sa gardienne, qui jusqu’alors l’avait si bien soigné, fatigué de l’avoir appelée vainement, et trouvant dans sa faim la force de vaincre sa timidité naturelle, était sorti. Il avait ouvert la porte du jardin, la seule qu’il sût ouvrir, et il avait erré longtemps sous la neige, heureux peut-être de voir ces blancs flocons qui lui rappelaient son enfance. Puis, lorsque le froid lui était devenu insupportable, il était rentré, et, après bien des peines, était parvenu, non sans quelque terreur, jusqu’aux grands appartements du château, qu’il connaissait à peine.

Amaury faisait pitié ; il tremblait de froid ; ses dents claquaient, son visage était à la fois rouge et pâle ; il avait ses vêtements en désordre et ses longs cheveux épars tout poudrés de neige ; ses grands yeux sans vie erraient autour de lui avec une expression peureuse et sauvage, et tout en lui semblait dire : Je souffre, parce qu’elle m’a oublié !

À sa vue, madame de Pontanges sentit son cœur se serrer ; elle éprouva un affreux remords, le véritable remords d’une âme généreuse, celui d’avoir été un moment cruelle, d’avoir fait souffrir un malheureux.

— Oh ! pardon, pardon, s’écria-t-elle, mon pauvre Amaury !

Elle le fit asseoir devant le feu, puis elle se mit à genoux devant lui ; elle prit son mouchoir, et lui essuya ses cheveux et ses vêtements avec la tendresse d’une mère.

— Oh ! je suis bien coupable ! disait-elle, je t’ai oublié ! Toi si faible, si bon, te tromper, c’est une lâcheté !… Pardon, pardon ! je n’aimerai plus que toi, mon pauvre Amaury, pardon !

Et lui ne comprenait rien à ce langage et à ces caresses ; il répondait tranquillement : — J’ai faim.

Laurence alors courut chercher dans un petit meuble qui était dans le salon des bonbons, du chocolat, du sucre, qu’elle avait là en provision pour lui et pour Clorinde.

— Tiens, dit-elle ; tu vas souper tout à l’heure, prends cela en attendant.

Et l’idiot sauta sur ces friandises avec une voracité effrayante, tandis que Laurence achevait de le sécher, de le réchauffer.

Lionel les contemplait tous deux avec dégoût… Cette femme qu’il aurait admirée la veille dans ses soins pieux comme une sœur de la Charité, comme un ange de vertu, aujourd’hui lui semblait une créature dénaturée. Il ne pouvait lui pardonner de sacrifier à cet être sans pensée, son amour à lui qui était si profond. « Quoi ! se disait-il, c’est là cette femme dont je me croyais aimé il y a peu d’instants, et que voilà maintenant aux pieds de cet idiot et lui jurant d’être fidèle ! Me sacrifier, moi ! moi qui l’aime de tant d’amour, bouleverser toute ma vie, me désespérer, me déchirer le cœur… pour un insensé qui ne peut même pas être jaloux ! c’est absurde. Rester fidèle à ça… Oh ! c’est qu’elle ne m’aime pas ; et puis encore me contraindre à subir un outrage ridicule, sans me venger !… Ah ! c’en est trop d’un tel amour ! »

Les plus amères plaisanteries lui passèrent alors dans l’esprit ; il se mit à rire d’un rire convulsif et méchant.

Quand le pauvre fou fut bien réchauffé : — Viens, lui dit Laurence en l’entraînant vers l’appartement qu’il habitait ; viens, maintenant tu vas souper.

Avant de fermer la porte du salon, elle salua M. de Marny avec dignité, comme une femme dont la résolution est prise.

Adieu ! dit-elle ; et dans l’accent de sa voix, dans son attitude, dans son regard, il y avait un fond de joie qui voulait dire : « Je suis sauvée ! »

Lionel devina cet orgueil, il en fut révolté ; son cœur se dégagea subitement, et cet homme naguère si aimant, tombé tout à coup des hauteurs de la passion, des sublimités de l’espérance aux vulgarités les plus burlesques, sentit son amour se glacer ; son imagination s’éteignit, et, perdant sa tendresse avec l’espérance, il s’avoua

désenchanté.

C’est que pour les hommes l’amour n’est pas un sentiment ; c’est une idée : sitôt que cette idée est flétrie, l’amour meurt.