Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 28

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 351-354).


XXVIII.

UNE TRÊVE.


Deux mois se passèrent pour Laurence dans cette joie pure : c’était l’amour, l’amour dans toute sa fleur ; mais ce n’était pas encore le remords.

Laurence paraissait si heureuse, que Lionel n’osait se plaindre. Il respectait son bonheur, il fut généreux deux mois. Généreux comme le sont les hommes, avec cruauté et dans leur intérêt ; car M. de Marny savait bien qu’en accoutumant ainsi madame de Pontanges aux enchantements d’un tel amour, il l’attachait à lui pour la vie. Il l’entourait de soins pour que la solitude lui devînt insupportable ; il emplissait sa demeure de souvenirs pour lui préparer des regrets, en cas de séparation, et se faisait humble et soumis pendant un peu de temps afin d’arriver à commander toujours.

D’autres circonstances, des obstacles et de fréquentes absences l’aidaient aussi à suivre cette marche qu’une présence continuelle eût rendue impossible.

M. de Marny ne pouvait rester convenablement des semaines entières chez madame de Pontanges, surtout dans cette froide saison qui fait d’une visite à la campagne une véritable preuve de dévouement. L’été, on se voit sans conséquence à quinze lieues de Paris ; mais l’hiver cela devient plus grave. On ne suppose pas qu’on aille si loin, par la gelée, voir une jeune femme pour rien.

D’abord, ces petites excursions clandestines amusèrent M. de Marny. C’était très-élégant de quitter Paris les jours de grand bal, et de répondre aux femmes qui vous y attendaient : — Je n’ai pu venir, j’étais à la campagne… — À la campagne, dans cette saison ! il n’y a qu’une grande passion qui puisse conduire à la campagne par le temps qu’il fait, répondait-on.

Et un coup d’œil d’ami expliquait qu’on avait deviné, et le nom de la belle madame de Pontanges circulait tout bas derrière les éventails. C’était très-flatteur.

Il y avait aussi des jours de désenchantement qui aidaient Lionel à prendre patience. Un soir, entre autres, Laurence avait quitté le salon comme à l’ordinaire pour aller assister au dîner de son mari ; elle tarda si longtemps à revenir, que Lionel, voulant montrer qu’il avait été ennuyé d’attendre, se retira dans son appartement. Comme il traversait le long corridor, il la rencontra. Laurence passa rapidement devant lui ; elle parut embarrassée de le trouver là et s’enfuit dans sa chambre.

Lionel ne l’aperçut qu’un instant, mais il l’avait vue assez pour remarquer le désordre de ses longs cheveux noirs qui flottaient sur ses épaules ! Mille pensées importunes l’assaillirent et vinrent mettre son imagination au supplice… Il fit toutes les suppositions les plus contraires, les plus étranges, les plus invraisemblables. Bien qu’il éloignât de son esprit le doute qui le désolait, cependant Lionel entrevit tout le ridicule de sa situation. « Si elle m’aimait autant qu’elle le croit, se disait-il, elle m’épargnerait ces idées si amères. Elle manque de délicatesse, cette femme-là… C’est étonnant, avec tant d’âme, tant d’esprit ! »

Il ne s’avouait pas que c’était justement par excès de délicatesse que Laurence s’était placée elle-même dans une si pénible situation. « Pourquoi ne pas remettre son mari aux mains d’un médecin qui, pour quelques mille francs par an, le surveillerait, le soignerait, lui consacrerait sa vie dans ce château ? répétait Lionel ; elle aurait à Paris une existence charmante ! »

Et c’était précisément parce que Laurence avait trop de délicatesse dans l’âme qu’il l’accusait d’en manquer.

Mais l’excès de la délicatesse est fatal, comme tous les autres excès ; il est plus coupable peut-être, non dans son intention, mais dans son résultat : l’excès d’un vice dégoûte du vice ; l’exagération d’un bon sentiment le déconsidère lui-même ; n’est-ce pas bien plus malheureux ? Trop est moins qu’un peu ; dépasser le but, c’est aussi ne pas l’atteindre. Notre nature est si faible, qu’elle ne nous permet pas même l’excès du bien ; elle en fait tout de suite quelque chose de funeste ou de risible. S’il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, il n’y a qu’un demi-pas de l’héroïsme au burlesque ; on peut être héros un moment ; un effort sublime est possible quelque temps ; mais l’héroïsme de longue haleine étant hors nature, la continuité d’une situation extraordinaire et forcée étant incompatible avec la mobilité de notre existence, il arrive que le dévouement le plus admirable, le sacrifice le plus complet, a des moments de relâche, des jours d’épreuves inattendues, où il ne s’harmonise plus avec les actions vulgaires de la vie ; des distractions enfin qui doivent, tôt ou tard, amener des événements ridicules et douloureusement comiques.

Ainsi, Laurence devait tous ses ennuis à l’exagération de son noble dévouement ; cette générosité, au lieu de l’embellir, jetait de la défaveur sur elle, comme toutes les complaisances maladroites. Il faut de la mesure dans tout, même dans la bonté ; de la mesure, rien que cela ?… Mais la mesure, c’est la force.

Oh ! cette soirée fut bien triste pour Laurence. Lorsqu’elle rentra, dans le salon, Lionel éprouva le plus désagréable sentiment. Madame de Pontanges avait changé de robe et de coiffure ; ses cheveux étaient maintenant arrondis en bandeaux. Lionel n’aimait plus Laurence : il n’eut pas ce soir-là un regard d’amour pour elle. Madame de Pontanges devina sa pensée et ne dit rien ; elle ne se plaignit point ; toute la nuit elle pleura. Quand Lionel la revit le lendemain, elle était si pâle, qu’il eut pitié d’elle et lui pardonna… Il lui pardonna d’être une femme sublime qui consacrait sa vie à ses devoirs.

M. de Marny fit encore une réflexion favorable à Laurence ; il lui vint cette idée : « Si cela était, elle aurait déjà pensé à me rassurer par un mensonge. Elle se tait… c’est qu’il n’est pour elle qu’un malade qu’elle garde par pitié, dont elle supporte les caprices par faiblesse… c’est un enfant qu’elle ne soigne que parce qu’elle est bonne et que, sans elle, il serait abandonné de tout le monde ! »

Lionel redevint aimable et gracieux.

Ces impressions se renouvelaient souvent et l’aidaient à se refroidir ; cependant il lui tardait d’avoir assez d’empire sur Laurence, d’avoir acquis assez de hardiesse auprès d’elle pour l’entraîner à s’expliquer franchement.

À la fin, cette situation l’ennuya ; d’ailleurs, le danger devenait menaçant : madame Ermangard et le sévère curé commençaient à faire très-mauvaise mine à M. de Marny, dont les assiduités les inquiétaient. Lionel était au bout de ses prétextes ; d’abord il avait feint une passion désordonnée pour la chasse, et il passait des matinées entières avec l’ex-sous-préfet à courir les bois, le tout pour voir plus souvent Laurence dans ses promenades. Le hasard, qui protège les amants, avait amené quelques perdrix malades et un chevreuil boiteux sous les yeux de Lionel, qui les avait achevés. Cela avait suffi pour justifier ses prétentions de chasseur. Quand il venait de Paris, il avait soin d’apporter des faisans, des bécasses et autre gibier qu’il faisait acheter tout bonnement chez Chevet pour les avoir meilleurs, mais qu’il offrait comme provenant de sa chasse, d’une chasse superbe qu’il était censé avoir faite dans d’autres pays, chez d’autres amis, de l’autre côté de Paris ; de sorte qu’on le crut très-bon chasseur pendant les premiers temps. L’ex-sous-préfet s’y trompa lui-même, malgré sa finesse, et crut que la chasse était ce qui attirait principalement M. de Marny à Pontanges, que l’amour n’était qu’un accessoire ; mais son erreur dura peu. Il avertit madame Ermangard, qui s’alarma sérieusement. Lionel alors imagina un prétendu voyage en Dauphiné, où il devait aller rejoindre son père ; et madame Ermangard, se fiant à cette prochaine et longue absence, toléra encore quelque temps les visites de M. de Marny à Pontanges. Il vint quatre ou cinq fois, toujours pour faire ses adieux, toujours à la veille de son prochain départ, que des affaires diverses retardaient toujours ; mais enfin cette ruse commençait à vieillir, et puis l’hiver était horriblement froid. Faire quinze lieues par la gelée pour un regard, c’était bien rude, et voyager en poste toutes les semaines, c’était bien cher ; vivre en présence d’une si belle femme, habiter sous le même toit, être aimé d’elle, et passer ses jours en contemplation, rien qu’en contemplation, c’était bien cruel. M. de Marny donc s’ennuya. Or vous savez comme les hommes sont aimables et bons lorsqu’ils s’ennuient…