Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 27

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 348-350).


XXVII.

EXPLICATION.


Ce songe eut une influence malheureuse sur la destinée de Laurence. Ne pas croire au bonheur, et languir sans espérance toujours, c’est la vie, une vie ennuyeuse, mais supportable encore. Mais avoir entrevu le bonheur, savoir qu’il existe, le croire possible, c’est une tentation irrésistible, c’est un souvenir rongeur qui ne laisse pas à la pensée un jour de repos. Comment rentrer dans une existence insipide après une telle apparition ? comment s’intéresser aux jeux insignifiants du monde quand on sait qu’il existe des joies plus grandes, quand l’âme a compris de plus précieuses délices ?

Le bonheur d’un moment ne peut-il s’oublier !

Il faut envier ceux qui ne croient pas au bonheur ; ils peuvent encore s’amuser, du moins. Il n’y a de gens véritablement à plaindre que ceux qui ont été heureux.

Et Laurence avait compris que toute la destinée d’une femme est d’être aimée. Elle sentait qu’une vie d’indifférence lui serait impossible désormais ; elle espérait encore concilier son amour avec son devoir, mais elle ne songeait plus à combattre. C’était inutile. Elle prit donc la résolution de s’abandonner à son cœur, d’avouer naïvement à Lionel tout ce qu’elle éprouvait pour lui et de se confier à sa générosité.

— S’il m’aime, disait-elle, il ne voudra pas mon malheur.

Elle était bien naïve, la pauvre femme ! Cependant cette candeur eut l’effet ordinaire de toute naïveté sur un esprit corrompu par le monde. Un excès de candeur déconcerte d’abord les grands séducteurs. Il n’y a que les Lovelaces de bas étage, les intrigants en amour qui en abusent ; les hommes d’État, au contraire, l’apprécient. Ils l’étudient comme une rareté, et le respectent quelque temps avec les égards d’un savant connaisseur pour un phénomène qui l’étonne. Ils aiment les femmes honnêtes, non pas parce qu’elles valent mieux que les autres, mais parce qu’ils les trouvent plus piquantes. En effet, elles sont imprévues.

Cette fois, par exemple, M. de Marny fut encore déconcerté.

Il s’était dit : « J’ai fait une faute, je la réparerai… »

Eh bien, il se trouva qu’il n’avait pas de faute à regretter et rien du tout à réparer !

Tous ses calculs étaient déjoués par l’incroyable bonne foi de madame de Pontanges ; il faut dire, à la justification de M. de Marny, que son habileté ne s’était encore exercée qu’auprès des femmes de Paris ; qu’il n’avait jamais combattu en province, et vous savez que le plus habile général en rase campagne est souvent dérouté lorsqu’il lui faut poursuivre des paysans sauvages dans les genêts de la Bretagne.

Toutefois, Lionel était humilié. On l’aimait sans doute, mais c’était malgré lui ; il ne pouvait s’enorgueillir de sa conquête : ses talents n’y étaient pour rien. Ce qu’il faisait pour plaire ne plaisait point ; ce qu’il méditait pour entraîner n’entraînait point.

Il ne savait vraiment pas pourquoi on l’aimait. — Eh ! c’était justement pour ce qu’il y avait d’involontaire dans son amour ; pour sa tristesse qu’il oubliait de feindre, pour la passion qui se trahissait dans ses regards, alors même qu’il oubliait de les adoucir ; pour l’accent de sa voix qui était si troublée quand il croyait ne la rendre qu’indifférente. Lionel était ravissant lorsqu’il voulait plaire ; mais il était dangereux, sérieusement dangereux, lorsqu’il oubliait de séduire.

Quant à Laurence, elle ne l’observait point, elle n’analysait aucun de ses sentiments ; elle ne se les expliquait point ; elle comprenait qu’elle voyageait dans un pays inconnu pour elle et elle se fiait à son guide, parce qu’elle savait bien qu’il lui fallait un guide pour voyager. Tant mieux pour le voyageur si son guide est un honnête homme : toute la question est là.

Touché de cette confiance, Lionel feignit d’abord de la mériter. D’ailleurs, cette situation lui paraissait nouvelle et l’amusait. Quelquefois pourtant, le caractère de Laurence lui semblait incompréhensible ; il ne pouvait expliquer cette alliance de passion et de froideur ; cette femme à la fois si aimante et si sûre d’elle, cette femme toujours armée en guerre contre l’amour, et que l’on sentait pourtant si faible au fond du cœur.

D’ailleurs, les hommes habitués à l’amour empressé des femmes du monde se connaissent mal en passion. Ils prennent les promptes décisions, l’extravagance pour de l’entraînement, et les coups de tête pour des preuves de cœur. Ils ne savent pas que le premier sentiment d’un amour vrai, c’est la crainte, c’est un éloignement plein de terreur pour l’objet qui attire ; c’est un combat involontaire contre le pouvoir qui menace ; et puis un amour vrai comprend dès le premier jour tout son avenir : il est patient parce qu’il se sent éternel, et il trouve dans sa profondeur, dans sa gravité même, une force qui ressemble parfois à de la froideur. On peut se décider très-vite quand on aime à volonté, ainsi que font beaucoup de femmes du monde. Il ne faut pas dix minutes pour arranger une partie de campagne à Saint-Cloud ou à Meudon ; mais il faut de longs préparatifs pour un pèlerinage en Orient, pour une expédition aux Indes. Il faut plus d’un jour pour s’y décider ; on s’y dispose longtemps d’avance, on met en ordre ses affaires, on calcule froidement toutes les chances ; on ne part point légèrement, car on sait que le voyage sera de longue durée, et qu’arrivé au but… on peut mourir. — Mais c’est assez de comparaisons de voyage comme cela. Passons à la botanique et disons : Ces amours qui naissent si vite, ces entraînements irrésistibles ressemblent à ces plantes de serre chaude dont la floraison factice et volontaire est plus rapide sans doute, mais aussi ne doit durer qu’un moment ; tandis que la passion vraie, qui croît avec patience, selon les lois de sa nature, est semblable au rejeton du chêne : il grandit sans aide, avec lenteur ; on le voit longtemps débile et sans feuillage, mais il cache dans ses racines tout un siècle d’avenir.