Monsieur des Lourdines/Chapitre XI

Bernard Grasset (p. 225-242).
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« Ah ! mes amis, vous voilà bien écrêtés ! » dit Perrine, en posant devant les domestiques, attablés pour la collation de quatre heures, la terrine de « fressure ».

Et elle se mit à pilonner dans une jatte une moche de beurre, pour en faire sortir le petit-lait.

« Oui-da !… bien écrêtés ! Allons, mange… pauvre Célestin ! »

Depuis quelques jours, ils savaient tout ; ils savaient même beaucoup plus long encore ; sans qu’il y eût à cela de quoi s’étonner, si l’on songe que la vieille gouvernante du conseiller Lamarzellière n’était pas femme à écouter aux portes en se bouchant les oreilles.

« Qu’est-ce que vous voulez ! fit observer Frédéric, qui mastiquait vigoureusement, la plus mauvaise affaire de toutes, c’est encore de perdre la vie !… »

L’air sombre, Célestin riposta :

« C’est pourtant la plus juste ! »

C’était le surlendemain qu’il devait quitter le Petit-Fougeray. Il y était entré à douze ans, comme berger, et il en avait cinquante-cinq. Alors ce qu’il mangeait ne voulait plus passer ; il était forcé d’appuyer son pouce sur sa pomme d’Adam ; ses bras étaient lassés, comme s’ils avaient fauché depuis le lever du jour !… Un peu de jalousie aussi à l’égard de Frédéric, lequel, en sa qualité de cocher, demeurait, à cause de la jument, indispensable pour le service de la maison.

« Faut point parler de la mort ! dit Perrine, mais ça fait tout de même grand-pitié de voir le malheur tomber sur les innocents !… Ah ! je voyais bien ça, dans le temps… quand M. Anthime endormait sa mère, que notre pauvre monsieur, qui est la sainteté de la bonté, mollissait toujours !… Je n’élevais point mon avis… non !… parce que c’est à celui qui est là-dedans à savoir se conduire… mais, que je me disais, ils ne font point de remarques !… ils n’ont point de direction !… ils aiment mieux la parade que la nature !… eh las !… tout ce beau triomphe finira bien par crever !… Et je n’avais point tort… la preuve, c’est qu’ils l’ont mis en prison !… Ah ! il ne vaut point son père !

– Son père ? dit, en fronçant les sourcils, Célestin, son père est un bon maître… et qui n’a pas plus d’orgueil qu’une racine !

– Tout ça, déclara à son tour Frédéric, c’est sûrement bien triste, mais M. Anthime, je le connais aussi bien comme vous… À tout coup, ce n’est point un méchant garçon… ah ! dame !… il aimait s’amuser, et c’est ce qui l’a perdu… Mais il ne faut point dire : sa main gauche ne sait point, jamais, ce que donne sa main droite ! »

Perrine s’arrêta de pressurer son beurre :

« Eh bien, je vais te dire, moi, Frédéric : il n’a point de finesse !… je l’ai vu un jour… tin !… un dimanche que j’allais à vêpres, que j’étais rendue aux Quatre-Chemins… je le voyais qui s’en allait sur son cheval, son grand cheval rouge, tu sais bien ?… tout soudain, v’là le cheval qui se mate… et M. Anthime par terre… je fais un cri, et quand j’arrive, je le trouve qui enlevait ses éperons, et qu’il me les donne à remporter !… que j’ai été obligée d’aller aux vêpres avec !… et des éperons qui étaient longs !… Sainte Vierge !… qui étaient longs !… que je ne savais point où les cacher ! que M. le vicaire riait en me regardant, et tous !… Non, non, je vous dis, il n’a point de finesse ! D’abord, quand on a de la finesse on ne va point dépenser sa vie avec un tas de scandaleuses !… et notre pauvre monsieur ! ah ! on peut dire qu’il fait son salut !… À moi, les sangs me « bouillent » quand je le vois, maintenant, s’en aller devant lui, terrible et triste !… Et celui-là !… regardez-moi celui-là !… en a-t-il un museau ! où a-t-on jamais vu un museau pareil ! achevat-elle, irritée, en montrant Michka qui se chauffait, royalement étendu devant l’âtre.

– Je te l’ai déjà dit, c’est un lévrier russe, quoi ! dit tranquillement Frédéric… j’en ai vu plus d’un ! On voit bien, Perrine, que tu n’es jamais entrée en Russie, ni à Moscou !

– Moscou ! Moscou !… J’crois bien plutôt que le diable y a mis la main !… Allons ! déguerpis !… purifie la cuisine ! »

Son torchon claqua. Michka ouvrit les yeux et se dressa sur ses pattes de devant.

« Laisse-le donc se chauffer, conseilla Frédéric, il n’a point fauté, lui !

– Point fauté ! point fauté ! »

Elle s’avançait, menaçante. Michka se leva et sortit, de son trot sec et effilé.

« Sale chien !…

À ce moment, Estelle entra bruyamment. Elle avait le visage rouge et animé.

« Eh bien, qu’est-ce qu’il t’a dit, Estelle ? demanda Perrine.

– Je suis contente, répondit Estelle, qui paraissait tout émue ; il m’a dit qu’il était très satisfait que j’épouse Joseph, que Joseph était un bon garçon, et que les enfants que j’aurais, il faudrait les mettre dans le droit chemin…

– Je pense bien, notre pauv’ maître !

– Ce n’est pas tout ; il a ajouté : “Estelle, tu es une bonne fille, tu as bien soigné madame, et, puisque tu te maries, je veux te laisser un souvenir d’elle.” Alors il m’a emmenée dans la chambre de madame et m’a dit de prendre ces deux robes-là : “C’est pour toi, pour te faire des atours.” Et regardez, acheva Estelle, dont les yeux rayonnaient, c’est tout soie ! »

Perrine tâta l’étoffe.

« Bonne Vierge ! oui… c’est tout soie !… Ah ! te voilà nippée, petite… Mais c’est toujours pas moi qui oserais pouiller ces affûtiaux-là ! »

Et, comme la robe passait de main en main, on vit, dans la cour, tout contre la fenêtre, s’arrêter les roues d’une carriole.

Une peau de mouton fut rejetée sur le dossier du siège.

« Bonjour, la compagnie ! fit entendre presque aussitôt une voix timbrée en vigueur, bon appétit… Sapristi ! il fait bon chez vous… dehors ça pince ! – Est-ce que votre monsieur est au château ?

– On peut voir… », répondit Perrine, en inspectant le gros homme qui venait d’entrer, depuis ses brodequins ferrés, à remonter par sa peau de bique qui l’élargissait encore, jusqu’à ses bajoues éclatantes et suifées de belle humeur… « Qu’est-ce que vous lui voulez ?

– Je viens pour son attelage, il sait bien, je suis le marchand de chevaux.

– Ah !… eh bien, dit Perrine, Estelle va monter prévenir notre monsieur… Asseyez-vous donc. Voulez-vous manger un morceau, boire un coup de cidre, un coup de poiré ?

– Oh ! dit l’homme en jetant un coup d’œil sur la table, je prendrai bien un coup de vin… »

Dans sa chambre, assis devant un feu qui ne flambait plus, M. des Lourdines tisonnait, d’un air morne.

À la suite de la scène de la Croix Verte, le geste de son fils pour se jeter à ses genoux lui avait fait prendre d’abord quelque espoir. Il avait pensé le voir entrer, après une pareille émotion, dans la voie des résolutions généreuses et énergiques. Mais cet espoir se dissipait ; Anthime semblait n’avoir rien retenu des paroles qui avaient été prononcées là-bas ; il se tenait à l’écart, muet, effondré.

Et, justement, une grande crainte, une frayeur lui était née de ses dernières réflexions : c’était qu’Anthime, cette tête chaude, ce casse-cou, ne quittât, cette fois encore, la maison !

« Où prendrait-il ses moyens d’existence ? »

Hélas ! ce n’était point là raison de force à le retenir, s’il était décidé de porter ailleurs sa misère ! Alors que serait-il fait de ce malheureux enfant ? Et lui-même, lui-même, que deviendrait-il, tout seul, dans son Petit-Fougeray dévasté ? Ah ! ce ne serait plus la solitude qu’il avait aimée, mais un silence sans échos, sans cœur ! La solitude qu’il entrevoyait maintenant le faisait frémir…

Et là, devant son feu, il se plongeait la tête dans un tas de combinaisons destinées à séduire Anthime, pour qu’il fût sauvé, pour se sauver lui-même.

« Voyons, se disait-il, je saurai bien lui créer des distractions !… d’abord, il aura la chasse ; et puis il aime les cartes ?… eh bien, j’apprendrai, j’apprendrai !… Je lui ferai sa partie… tant qu’il voudra !… tant qu’il voudra ! »

De son côté, il pourrait reprendre ses promenades solitaires dans la campagne, et le soir, encore, s’en aller en secret jouer de la musique sur son cher violon.

Ah ! son violon, comme il l’aimait ! Depuis la lettre, depuis la mort de sa femme, il n’osait plus en jouer. Mais en lui, se disait-il, résidait maintenant toute sa fortune ! Lui seul, dans tout cela, n’avait pas changé ! toujours prêt à chanter, toujours prêt à consoler !

Et la certitude de cet inépuisable recours allait presque jusqu’à le mettre en goût d’une existence toute pauvre, toute cachée au fond du Petit-Fougeray, en compagnie d’un Anthime assagi. Leurs jours seraient unis et calmes, ils vivraient l’un près de l’autre, sans se gêner, en s’aimant bien : « Du pain, un toit… certes, oui, cela me suffirait ! »

« Mais lui ?… mais lui ?

– Je descends », répondit-il à Estelle.


Les superbes animaux, comme s’ils avaient vent que ces hommes entraient pour les voir, relevèrent l’encolure et rejetèrent de côté leurs belles têtes fières, au regard mobile, ombragé de crins.

Le marchand les étudia longtemps, sans parler, en bon maquignon qui sait « boutonner » sa figure ; il examina les dents, chatouilla les ventres, puis demanda qu’on les fît sortir, pour les voir trotter.

M. des Lourdines, en tracassant ses ongles, regardait tour à tour ses chevaux et l’homme. Cela lui faisait grand-peine de les vendre, en même temps qu’il craignait que le marchand ne se décidât pas à les acheter.

« Ce sont de jolies bêtes, fit-il remarquer ; ma pauvre femme les aimait bien !… ils ont peu travaillé…

– Ouais… hum ! dit le marchand, en regardant le ciel, il y aura de la neige ! »

Et il se battit les côtes avec ses bras.

Frédéric tirait sur le bridon, mais le cheval ne voulait pas trotter. Alors, derrière lui, l’homme tapa dans ses mains, racla le sol avec ses semelles. Le cheval releva l’allure ; mais, au retour, ne sentant plus de souliers à ses trousses, de nouveau il se laissa remorquer.

Le marchand grondait.

« Encore une fois ! »

Lui-même, maintenant, courait derrière l’animal, raclait le sol de plus belle, avec le manche de son fouet, jouait du tambour dans le fond de son chapeau, voltigeait, en se balançant, comme un bouc pris d’une gaieté.

Et ce fut le tour du second cheval. Même cérémonial : la claque, le soulier, le chapeau. Au retour, comme son camarade, le cheval rossardait.

Frédéric soufflait, échauffé, vieux.

Dans le fond de la cour, tout contre le grillage du poulailler, apparut un visage exsangue, aux orbites fouillées d’ombre. M. des Lourdines l’aperçut ; le marchand aussi, sans le connaître.

« Sapristi ! sapristi !… eh ! monsieur !… s’il vous plaît… là-bas… voulez-vous faire du bruit ?

– Anthime ! » héla M. des Lourdines, qui parut appuyer cette requête, mais, en réalité, criait ce nom du fond de lui-même, vers cette blanche figure qui l’impressionnait.

Anthime avait disparu.

Il fait le tour des communs, rentre, par-derrière, dans le cellier. Sur des pommes de terre, sur des oignons, il marche dans l’obscurité, vers le fond, vers la lucarne.

Il regarde.

Ce spectacle lui donne l’insupportable sensation de l’irréel. Maintenant, le cheval trotte, incline son cou de cygne du côté de Frédéric, qu’il soulève un peu dans sa course ; derrière lui flotte le sillage de ses crins de ténèbres. Et la voix du marchand : « Ouoh !… ouoh ! » pour arrêter. Le cheval s’arrête, se campe de profil, les naseaux rouges, pleins de vent, face à son écurie qu’il encense de la tête.

Anthime regarde ; il voudrait empêcher cette chose, mais, comme dans les rêves, cette chose est plus forte que lui ! Il s’éprouve débile à mourir ! Il aurait beau essayer de crier : il sent que sa voix n’est plus une voix !

Les deux bêtes sont mises l’une près de l’autre ; le marchand les palpe, avec la main leur bouche un œil, puis l’autre… Les bras à l’accoudoir de leurs reins, il discute… les lèvres de son père remuent, Frédéric rentre sa nuque rouge dans ses épaules. Le marchand tape dans la main de son père ; puis, avec de la paille, il tirebouchonne les queues, attache les chevaux à la carriole, l’un derrière l’autre… Il monte, manœuvre la banquette du siège, rit dans ses joues rebondies sur le cache-nez de laine violette ; un grand coup de chapeau, la carriole se met en marche, et derrière, les poméraniens s’ébrouent, la figure muselée de ces larges bridons de serge dont se servent les paysans pour conduire leurs chevaux sur les marchés…

Anthime sortit précipitamment du cellier, courut devant lui ; il fuyait. Il fuyait à travers les bosquets, cassant des branches. Il alla jusqu’au bout de la propriété, jusqu’aux arbres, derrière lesquels il avait entendu rire les petites filles.

Il s’accula au muret.

La cour se trouvait là-haut, les bois la lui dérobaient, mais il croyait entendre parler le marchand, voir encore à la carriole les chevaux bridés de serge…

Jusqu’ici, aucun fait tangible n’était venu matérialiser, sous ses yeux, l’horreur de sa situation. Or, tout à l’heure, la chose elle-même il venait de la voir, d’en toucher le témoignage irrécusable !

Hagard, il se tenait contre le vieux pan de muraille, les mains crispées sur le lierre.

Il ne savait plus où fuir !

Dès l’enfance, livré par une volonté nulle à toutes les suggestions qui passaient, ne soupçonnant rien des ressources de la résistance intérieure, tout son être, au premier choc, s’était dissous, n’avait plus formé qu’un chaos d’impressions en déroute. Du brillant cavalier il n’était plus resté qu’une misérable chiffe humaine.

Ses amis ne l’eussent pas reconnu, tant il était changé : il n’avait plus de regard, ses traits, on eût dit, avaient perdu leur symétrie, et deux longs plis, partis des ailes du nez, ourlant le creux des joues pâles, modelaient une sorte de museau blême.

Autour de lui, des feuilles mortes couraient, légères, passaient sur le corps de celles qui, détachées depuis plus longtemps, humides et lourdes, commençaient à retourner à la terre.

En cet endroit, protégé contre le gel par les végétations, montait du sol une humidité glaciale. Le vent sifflait dans les arbres, rigides et noirs. Les prairies et les terrains se décoloraient dans l’air blafard, plissé de froid.

Il leva les yeux sur les arbres qui l’entouraient : doués d’une existence animale, semblable à la sienne, ils lui étaient hostiles. Tous ces êtres, parties de la propriété de son père, l’épiaient, le voulaient à eux, voulaient prendre sa vie, l’encerclaient déjà de toutes leurs branches, de toutes leurs lianes ! Contre eux il se sentait sans défense, car il n’avait plus d’argent !

Ses amis, ses compagnons de fête ? leurs figures, déjà presque invisibles, fuyaient de son souvenir. C’était justice : il ne pouvait plus être des leurs ! Et maintenant que sa vie de plaisir se refusait à lui, comment, par quoi la remplacerait-il ? Plus de chiens, plus de chevaux, plus d’équipages, plus rien de ce qu’on peut avoir ! plus rien que des jours inutilisables ! Que la vie allât plus loin, toujours, entraînant les êtres dans son tourbillon, sa vie à lui s’arrêtait là, au pied de ce mur, près de cette vieille statue dont le moignon tendait un fer tordu et rouillé.

Il se rappelait les paroles de son père, à la Croix Verte ! eh !… son père ! Mais son pauvre père n’était qu’un simple, presque un paysan ! Il n’était jamais sorti de ses bois, un nuage faisait son bonheur !

« Regarde ton pays, Anthime. »

Mais son pays, c’étaient tous les hobereaux de la région, toutes les familles de Poitiers, qui allaient commenter sa ruine et le clouer à leur pilori ! Il faudrait, pour se sauver de l’humiliation, de la honte, se cacher d’eux, ne plus se montrer jamais, se bauger au fond des taillis !

« Ah ! cria-t-il, la figure convulsée, les bras tendus, ma fortune ! ma fortune ! »

Son appel avait retenti dans le bois.

Il s’éloigna, en longeant le muret. Puis il s’arrêta.

De l’autre côté de la clôture partait un bruit sec, semblable au claquement d’une tige que l’on casse. Il se pencha, regarda… Courbée au milieu des choux, une vieille femme faisait sa récolte. Ses larges reins de droguet écartaient, en avançant, les feuilles. L’on eût dit d’une bête en train de brouter. Un moment elle redressa son visage, un visage grimaçant et pauvre, et regarda le ciel comme s’il n’annonçait rien de bon.

Anthime l’examinait. Un sentiment étrange s’emparait de lui : il sentait que la force des choses l’avait, pour toujours, rapproché de cette femme ; que, de sa figure de viveur, elle avait fait aussi, à jamais, une figure grimaçante et pauvre !

Et, instinctivement, comme elle, il leva les yeux…

De tout l’horizon, sous la poussée d’un vent annonciateur de neige, se pressaient de lourdes légions de nuées sombres, masses fumeuses qui, lentement, sur le fond blanc des trouées, se désagrégeaient, se tordaient en de noirs remous.

Et tout le ciel en était envahi…