Monsieur des Lourdines/Chapitre XII

Bernard Grasset (p. 243-258).
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Le surlendemain, dans la matinée, il était couché sur son lit. C’était maintenant sa place habituelle ; il ne le quittait plus que pour les repas. Le jardin lui inspirait un insupportable malaise : il ne s’y aventurait plus.

La tête enfoncée dans l’oreiller, il s’abandonnait à ses pensées, toujours les mêmes, toujours le désespoir de sa ruine, toujours l’effroi de cet avenir qui commençait pour lui, inintelligible, qui n’était plus le sien ! Le moindre bruit dans la maison l’irritait, touchait en son être mille places douloureuses.

Michka ne couchait plus dans sa chambre. La vue du lévrier l’exaspérait, il ne le voulait plus à côté de lui : ce chien, c’était sa vie passée qui venait poser ses pattes sur le lit et quêter une caresse !

Parfois son esprit, comme une souris que le chat laisse faire quelques pas en liberté, s’évaguait, mordu et remordu, dans des directions puériles, vers des objets vides de sens, sur les bouquets, par exemple, que dessinait la tapisserie de sa chambre. Par le caprice de lignes, chacun de ces bouquets laissait voir, au milieu des fleurs, une certaine tête de taureau, et aussi une tête d’homme barbu, coiffé d’une toque à plumes. La découverte de ces figures datait de l’époque où, pendant quarante jours, la rougeole l’avait retenu au lit. Alors, il avait bâti une foule d’imaginations sur ce taureau et sur cet homme, aujourd’hui formes sans histoire et que, seuls, ses yeux retrouvaient.

Il les regardait pendant des heures. À la fin, excédé de ces spectres, il se tournait sur le côté, secouait la tête sous la griffe de l’idée, et, gémissant, s’étirait comme un homme assailli de souffrances intolérables.

Comme il geignait ainsi, des coups violents, apparemment portés avec un sabot, retentirent contre le portail. On tardait à ouvrir, les coups furent répétés : les gonds grincèrent.

De son lit, il avait la vue sur l’entrée.

Machinalement, il regarda : Frédéric parlementait avec une campagnarde ; puis il s’effaça, et la femme entra, avec une charrette que surmontait une bâche verte, et un petit cheval blanc pigrelé, dont les œillères en mauvais état battirent, comme des volets ouverts et fermés par le vent.

Anthime se trouvait bien loin déjà de la pensée de cet équipage, lorsqu’il apprit, par la voix de Frédéric, venu toquer à la porte de son père, que la campagnarde de tout à l’heure était la sœur de Célestin.

Il en fut très contrarié. Il n’ignorait pas qu’Estelle et Célestin dussent partir tout prochainement ; cette femme venait sans doute pour les emmener.

Seul responsable de leur départ, il lui était des plus pénibles de recevoir leurs adieux.

Quelle attitude tenir ? Que leur dirait-il ? Comment les laisser s’éloigner sans un flot de regret ? Car il savait pertinemment, en dépit de l’air d’ignorance affecté par les domestiques, que son histoire faisait plusieurs fois le jour le tour de la cuisine.

Cette pensée lui fit monter le rouge. Il sentit que la honte commençait à le mordre ; mais c’était moins la honte d’avoir dilapidé une fortune que celle de n’être plus qu’un pauvre.

Il chercha les moyens de se soustraire à cette entrevue : s’ils quittaient sur l’heure, il n’avait pas à se montrer ? Ce départ, il l’ignorait, n’ayant pas été prévenu.

… Malheureusement, son père ne bougeait pas de sa chambre, indice que les choses ne pressaient pas. D’autre part, il n’entrait pas dans les habitudes qu’un villageois se remît en route avant d’avoir pris un repas au château et donné de la litière à sa bête.

Il n’échapperait donc pas !… Il lui faudrait subir cette confrontation !

Avec un soupir, en homme qui avait plus que son compte déjà de ce qu’il endurait, il se leva et alla regarder par la fenêtre : la charrette se trouvait dételée en effet, rangée contre le mur.

La cour était silencieuse, blanchie par le gel.

Un duvet, puis un autre, voletait, comme de la neige. Le froid coupait.

Il referma la croisée et regagna son lit.

Son père ne descendit que pour le déjeuner.


Ils se retrouvèrent l’un en face de l’autre.

M. des Lourdines, aujourd’hui, faisait preuve du même abattement que son fils. Ses grosses paupières étaient toutes gonflées.

C’est qu’il aimait Célestin comme on aime un vieil ami de quarante ans : que de transformations dans la propriété, que d’essais agricoles, que de menus travaux ils avaient faits ensemble ! C’était Célestin qui avait tracé les allées de la futaie, creusé dans la prairie les rigoles d’irrigation, construit le poulailler et la bergerie ! Et dans la maison même, que de chevrons remplacés, que de lézardes bouchées, que de portes consolidées ! Il savait tout faire, ce Célestin, et sans avoir rien appris ! Avec cela plein de judiciaire et toujours de bonne humeur. Il n’était jusqu’aux épouvantails sortis de ses mains qui n’offrissent la physionomie d’une observation comique et en quelque sorte spirituelle !

En le perdant, c’était un peu de l’âme, l’âme rustique de son Petit-Fougeray, qu’il voyait disparaître.

De tout le repas il ne prononça pas une parole ; puis, vers la fin, il dit :

« Estelle et Célestin vont prendre congé de nous… il faut, Anthime… il serait bien que tu fisses acte de présence… »

Ils quittèrent la table.

Anthime suivit son père et s’arrêta lorsqu’il le vit ouvrir la porte de la cuisine.

Un brouhaha de conversation, que menait la voix aiguë de Perrine, jaillit du passage libre, un chaud tumulte enfumé, confusément mêlé à des relents de graisse frite. Il entendit les domestiques se lever tous ensemble.

Son père avait laissé la porte entrebâillée…

Il faillit entrer.

Il serait entré si un profond silence n’eût succédé tout à coup… son père parlait ; il entendit : « Mes bons amis !… »

Il faudrait peut-être qu’il parlât aussi ?

Sur la pointe des pieds, il s’éloigna et alla se réfugier dans la cour. Il y rôda ; mais il évitait de passer en vue des fenêtres de la cuisine… L’odeur de la friture arrivait jusqu’à lui.

Perrine avait soigné le dernier repas qu’Estelle et Célestin dussent prendre au château. Elle avait même fait des crêpes. La brave femme avait aussi voulu que certains enfants du voisinage, lesquels, au besoin, rendaient des services, comme d’aller paître le bétail, eussent aujourd’hui leur place à table, près de Célestin et d’Estelle qu’ils ne reverraient plus.

Dans la cour, Anthime se morfondait. Il avait envie d’aller se cacher au loin, quand même, au mépris de ce qu’on en penserait. Il se disait aussi qu’ils allaient sortir bientôt… Il entendait le bourdonnement des voix… il interrogeait de côté le miroitement des vitres… Son père se trouvait là, en ami, au milieu d’eux… Lui, errait tout seul ! De lui-même, il s’était mis à part, retranché de sa communauté, selon le sort qui lui était désormais réservé : la honte et l’isolement !

Le duvet qu’il avait vu voler le matin commençait à tomber plus nombreux. Il n’avait pas pris garde au froid que ce duvet posait sur son visage et sur ses mains ; il s’aperçut enfin que c’était de la neige.

Puis il vit Célestin passer dans le jardin, du côté du potager : le vieux domestique semblait tout désorienté, ne pas trop savoir où il devait diriger ses pas !

Puis Frédéric traversa la cour et entra dans l’écurie.

En même temps, un fort bruit de voix se répandait dehors. Sur le seuil de la cuisine, un pan de robe noire se retira, comme si la personne, sur le point de sortir, se fût ravisée.

Cette fois, une puissance obscure poussa Anthime en avant, le força à se rapprocher. Les flocons qui lui tombaient sur la figure, sur les yeux, il ne les chassait pas. Il entendait Frédéric parler, en le harnachant, au cheval de la paysanne : « Tu te frotteras demain !… tourne donc, là !… tourne ! » Et les coups sourds des pieds du cheval, sur la litière…

Il s’approcha de la porte de la cuisine.

Dans la fumée, il voyait les visages, des piles d’assiettes, l’allée et venue du balancier de cuivre.

« Pour le coup, disait quelqu’un, par allusion à la neige, voilà les mouches blanches qui volent !

– Hé ! c’est la saison ! répondait une autre voix, la nature nous abandonne !… Où as-tu mis ton bagage, Estelle ? »

Lentement, lentement, il se rapprochait. Les enfants sortirent sur le seuil et, en le voyant, soulevèrent leurs chapeaux, avec un sourire timide et respectueux. C’étaient deux petits gars et une fillette.

M. des Lourdines aperçut son fils et lui fit signe de venir. Derrière, Frédéric sortait de l’écurie, avec le cheval.

Anthime, pris entre deux feux, ne put se dérober. Les conversations s’arrêtèrent. Il se sentit point de mire de tous ces yeux humides ; il vit, tournés vers lui, tous ces visages congestionnés par le repas. Mais le bonjour lui fut donné dans la forme habituelle, sans nuance de froideur ; et il en recueillit, sur le moment, une impression apaisante. Seule, la paysanne lui fit, sans dire mot, une manière de révérence sèche et guindée qui attestait, aussi bien que le fond de sa rancune, le mépris tout particulier du paysan pour le maître déchu de ses finances. Il se sentit rougir.

« Assieds-toi donc ! lui dit son père.

– Vu qu’il est sans femme, le pauvre, fit entendre la campagnarde, reprenant la conversation interrompue, nous lui donnerons la soupe et le coucher ; ce sera toujours autant !

– Voilà ! annonça Frédéric, en curant ses sabots sur le bord de la marche, la jument est attelée.

– La jument est attelée ? dit la femme… alors… si la jument est attelée… »

Estelle se laissa choir sur un banc et fondit en larmes.

« Vous pourriez peut-être attendre un peu ? proposa M. des Lourdines, consterné.

– Eh !… je comprends bien…, mais c’est que la nuit vient vite !… et ma jument n’est point volage, vous savez !… il faut toujours la pousser ! »

Et elle ajustait son châle sur sa poitrine.

Estelle, la figure dans son mouchoir, pleurait, secouée de hoquets, qu’elle s’efforçait d’étouffer.

Anthime ne détournait pas son regard du fond de l’âtre.

Perrine, ayant fait un signe à M. des Lourdines, pour lui faire comprendre qu’il valait mieux ne pas faire durer la chose, se pencha vers la jeune fille :

« Allons ! Estelle… ma petite… du courage !… essuie-moi ça ! Voyons !… est-ce que quand tu seras mariée, tu ne viendras pas nous voir ? En attendant, les Essarts, ce n’est pas à l’autre bout de la France !… et il se trouve bien des occasions !… et puis, lui confia-t-elle plus bas, et puis… je ne suis plus une jeunesse, moi !… il faudra bien qu’un jour, bonne Sainte Vierge !… enfin, qui sait ?… tu es bonne cuisinière, toi… Allons !… où sont tes affaires ? cette caisse-là ? ce carton-là ?… bon… allons ! viens-t’en, ma petiote !… »

Estelle se leva. Confuse de ses paupières meurtries, elle suivit Perrine, qui donnait ainsi le signal du départ, la caisse et le carton dans les mains, clopinant au bruit mou de ses savates.

« C’est si jeune ! soupirait la villageoise…, ça a encore tant de larmes dans le corps !… Mais où est donc Célestin ?

– Célestin ! » appela-t-elle, de cette voix perçante des paysannes, habituées à hucher de loin, dans les champs.

Un des petits gars, son sarrau en tortillon entre les dents, mélopa quelques mots.

« Tu sais où il est ? »

L’enfant fit oui.

« Eh bien, cours le chercher. »

Les galoches détalèrent ; ils étaient partis tous les trois.

Des flocons de neige tombaient, clairsemés, comme retenus encore dans les fonds brouillés du ciel. Par crainte de se souiller, à peine se posaient-ils sur le sol, sur l’eau de la citerne, sur le collier de peau de mouton du petit cheval.

Les enfants, en effet, avaient retrouvé Célestin.

Il arrivait, la tête basse, l’air d’un homme pris en faute. Outre son meilleur chapeau, un petit feutre à bords roulés sur les oreilles, il avait arboré sa veste noire des cérémonies.

« Eh bien,… lui demanda sa sœur, où étais-tu donc passé, mon Célestin ? »

D’un geste gauche, il se passa, avant de répondre, la main sur la nuque, une main qui ne cédait jamais au savon sa couleur de terre. Puis, sourdement, montrant avec l’épaule :

« J’étais faire un tour par là-dedans ! »

Et ses petits yeux, toute malice perdue, restaient fixés dans le vague, comme ceux des oiseaux.

La femme s’était glissée sous la bâche, remuait des bancs, rangeait des bagages dans le fond, et le brancard montait et descendait le long du petit cheval.

« Ça y est ! » dit-elle.

Tout le monde regardait la charrette ; personne ne se décidait…

« Allons ! fit enfin, avec effort, M. des Lourdines.

– Allons ! » répéta, après un silence, Célestin.

Il avait enlevé son chapeau et le pétrissait.

« Monsieur !… monsieur… notre maître ! » bégaya-t-il.

M. des Lourdines lui ouvrit ses bras :

« Viens donc ici !…

« Mon vieux compagnon ! disait-il, en le tenant embrassé, mon vieux compagnon ! »

Célestin pleurait, non pas avec des larmes, mais de tous les muscles de son visage, ainsi que pleurent les paysans. Il essaya de parler, il ne pouvait pas. Il serrait des mains, sans les voir. Anthime lui balbutia quelque chose. M. des Lourdines faisait signe de monter…

Enfin ils se hissèrent, disparurent sous la bâche. Les guides de corde furent secouées ; le petit cheval, avec un bruit de chaîne, passa sa tête par-dessus le bout du brancard et, pour tourner, se porta de côté sur ses jambes roidies. La charrette démarra. En passant sur le caniveau, elle tangua violemment, puis elle roula…


Anthime, s’étant retourné, ne vit plus son père dans la cour ; les trois enfants se tenaient coude à coude, appuyés contre le mur de la maison. Perrine rentrait dans sa cuisine.

Il marcha devant lui, et, trouvant l’écurie ouverte, alla s’y jeter sur une botte de paille.

« C’est moi qui ai fait cela !… c’est moi qui ai fait cela ! Oh ! non, ce n’est pas moi !… je n’ai pas voulu !… c’est Muller !… je n’ai pas voulu ! Stémof, Stémof ! »

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« Monsieur Anthime ! disait à mi-voix Frédéric, monsieur Anthime !… ne restez pas ici !… vous attraperiez du mal !

– C’est Muller !

– Monsieur Anthime !

– Ah !… Frédéric !… Je suis malheureux !

– Hé ! Monsieur Anthime !… quand le soleil se couche, il met bien des bêtes à l’ombre, allez !… levez-vous !… venez !… venez ! répétait le vieux cocher, très ému, en avançant doucement la main.

– Je suis bien ici !… sur la paille !… va ! va !… laisse-moi ! »

Et comme l’autre n’en faisait rien :

« Va !… je te dis, va-t’en ! »

Frédéric, une seconde encore, se tint coi, puis branla la tête et sortit de l’écurie.

Un instant, le bruit de ses sabots s’entêta tout auprès, un seau roula sur le pavé, et le silence tomba…