Monsieur des Lourdines/Chapitre X

Bernard Grasset (p. 191-223).
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Après le départ de maître Paillaud, M. des Lourdines, dans son lit, était resté sans mouvement, frappé de cette hébétude où nous plonge l’avènement de la chose fatale, qu’on attendait pourtant, mais qui vient enfin de s’accomplir.

Sa main tenait, étroitement serré, un paquet.

« Trois cents hectares ! » soupirait-il.

Il voyait des bœufs de labour souffler dans le brouillard de l’aube, le geste, au soleil levant, de jeunes filles en cornette semant le grain sur de grasses pentes charruées ; puis, dans le noir dédale d’un chemin creux, des troupeaux, des troupeaux arrêtés, qui buvaient l’ombre… Tout cela n’était plus à lui ; et c’était comme si le printemps, l’automne, toutes les belles saisons qui se succédaient sur sa terre, venaient de passer elles-mêmes en d’autres mains que les siennes !

« Mon Dieu !… est-ce que voir n’est pas avoir ! » murmura-t-il encore.

Et, d’un geste las, il glissa sous son traversin les deux cent mille francs que le notaire venait de lui apporter, produit de la vente de « Fouchaut », de « la Bernegoue » et d’une de ses grandes fermes du Marais.

Puis, distraitement, il parcourut de nouveau la lettre qu’il venait de recevoir d’un marchand de chevaux de Poitiers : l’homme promettait de venir tout prochainement voir s’il pouvait tirer parti des deux poméraniens.

Il laissa aller la feuille. Alors, triste, son regard se tourna vers le mur, vers le portrait de sa femme qu’il avait fait monter du petit salon et accrocher. Elle y était jeune, en robe d’apparat, coiffée de bandeaux noirs qui se relevaient en boucles sur le haut de la tête.

Il contempla ces boucles légères, puis rencontra les yeux rieurs, dont les prunelles, un peu félines, se veloutaient d’ombre dorée. Maintenant, il se prenait à songer à elle comme si elle n’avait jamais cessé d’être la créature représentée sur cette toile ; car la mort sans pitié est aussi la mort généreuse, qui indemnise les disparus en éclairant de poésie leur mémoire.

Certes, leurs deux esprits ne s’étaient jamais épousés ; elle s’était toujours montrée indifférente, sinon hostile, aux sentiments qui le dirigeaient. Mais il ne voulait pas la juger. Bien qu’elle eût été sa compagne pendant plus de trente ans, il se refusait le droit, comme d’ailleurs le pouvoir, de sonder le cœur de cette femme ; car chaque cœur est un règne impénétrable ; nous n’en pouvons rien comprendre, si ce n’est au travers des mensonges de l’imagination, en cela tout semblables aux petits enfants qui écoutent le vent aux portes.

La bouche, railleuse, lui rappela le cri qu’elle avait jeté, en étouffant, dans ses bras. Ce mot – le nom de son fils – avait été, pour ainsi dire, le dernier. Ah ! puisque sa pensée ne s’était pas tout de suite obscurcie, dans quelles affres avait dû l’abîmer la révélation de cette ruine ! Et, fondant de pitié, il soupira : « Émilie ! »

Et, brusquement, sa pensée se reporta vers son fils « Que faisait-il ? que se passait-il en lui ? »

Il ne cessait de se torturer de ces questions.

« Quelle serait la fin de tout cela ? »

Il s’était bien promis de lui parler après l’enterrement, d’aborder enfin son réquisitoire ; mais, au dernier moment, épuisé par le chagrin, il n’en avait pas été capable ; le courage des paroles sévères lui avait manqué : il ne s’était plus senti qu’un invincible, qu’un infini besoin de repos et d’oubli. Car, toujours, il revoyait la scène qui, dans le temps, avait amené la fuite d’Anthime ; dans son esprit elle n’avait rien perdu de ses couleurs violentes. Or, cette fois, qu’allait-il se passer ? « Et à quoi bon ? se disait-il, puisqu’il n’est aucun remède possible, à quoi bon ?… attendons quelques jours… oui !… encore quelques jours ! » Alors, seul moyen d’éviter le tête-à-tête, il s’était mis au lit, s’était dit malade, trop faible pour supporter une conversation. Et, depuis ce moment-là, partagé entre son deuil, sa douleur de père, de soudaines poussées d’animosité et l’effroi que lui inspirait l’explication inévitable, il restait dans sa chambre, caché derrière ses rideaux, pareil à un animal blessé. Tous les matins, la visite de son fils le mettait au supplice. Plusieurs fois il avait été sur le point d’ouvrir la bouche, mais toujours il l’avait laissé partir, stupéfié de n’avoir encore rien dit, honteux de sa faiblesse, et la justifiant par mille bonnes raisons : « Le silence est un levier d’énergie ; ce délai lui laissait les loisirs de la réflexion ; le mal accompli ne s’efface pas avec des reproches ! »

Mais s’il craignait ainsi les mots c’est que, malgré tout, en dépit de tous ses griefs, il ne pouvait s’empêcher d’aimer son fils. Quelque chose, quand même, dans son cœur, échappait aux ravages des faits, et de toute cette destruction se dégageait encore une âme de tendresse qui ne voulait point mourir.

Et à mesure qu’il attendait, qu’il temporisait, un apaisement s’opérait en lui :

« Comment, se disait-il, aurait-il appris à lire dans une âme comme la mienne, une pauvre âme qui ne sait que se renfermer ? Il ne me connaît pas, je ne le connais pas beaucoup mieux ! C’est de ma faute ; je ne me suis pas efforcé de posséder son âme. C’est qu’aussi cette pauvre Émilie me découragea !… En vérité, il semblait qu’elle n’eût un fils que pour jeter de la poudre aux yeux des autres !… mais je n’aurais pas dû céder… j’aurais dû lutter contre ce faux amour-propre… tenir jusqu’au bout ! »

Il se repentait de n’avoir pas pris son fils par la main, de ne l’avoir pas emmené avec lui dans la campagne, au lieu de le laisser dès son jeune âge s’éprendre de vaines dissipations !

Il lui aurait appris à aimer les animaux, les arbres, il lui aurait dit devant les choses simples de la nature de ces paroles qui sont des semences éternelles.

« Car il n’est pas méchant ! s’affirmait-il à lui-même, il est spontané, généreux… alors ? » Alors, maintenant, pendant des journées entières, il construisait des projets, il échafaudait des rêves.


Depuis quelques jours une idée le hantait, qui, du même coup, dans son effervescente solitude, avait pris des proportions prodigieuses. Il ne songeait plus qu’à cela ; cette idée le nourrissait. Enfin, ce soir, elle avait atteint ce degré d’épanouissement qui fait éclater l’action. De toute la nuit il ne put dormir. À tout instant, il se levait, faisait le tour de sa table, allait voir l’heure ; son imagination s’exaltait, il avait la fièvre et, à un moment donné, il s’écria : « Oui, oui !… le mal est plus fort que nous !… il nous fait mordre la poussière !… Mais l’instant d’après, nous nous relevons, nous rions dans le soleil, nous chantons parmi les feuilles vertes ! »

Le lendemain, quelques instants avant le déjeuner, son fils, en entrant dans sa chambre, le trouva non plus sous ses couvertures, mais assis sur son séant, et le visage clair sous ses rideaux relevés.

« Bonjour, mon père, comment… ?

– Oh ! bien mieux, interrompit-il, beaucoup mieux, Anthime… Je suis même, sais-tu, fatigué de cette chambre… Je voudrais prendre l’air, sortir… Dis-moi ? veux-tu me faire le plaisir de m’accompagner ?… Nous irions dehors… là-bas ?

– Bien volontiers, répondit Anthime, tout surpris, mais vous n’êtes certainement pas rétabli, et ce peut être une imprudence… ?

– Non, non !… j’ai besoin de lumière… sûrement… j’ai besoin de… de respirer l’air des arbres… de… et puis, je ne serai pas seul, n’est-ce pas ?… nous serons ensemble !… Ah ! vois-tu… j’ai besoin de lumière ! »

Dès que son fils fut parti, il se leva, passa sa robe de chambre et alla ouvrir sa fenêtre.

L’air, frais, piquant, se chargeait d’odeurs de terre, de lait et de paille. Dans le jour gris, les feuilles dernières des platanes remuaient à un vent léger. Les toitures de tuiles dégouttelaient. Et il resta là un instant, le regard perdu vers un coin de forêt que, de cette place, on pouvait apercevoir.

Quand, l’après-midi, il parut dans la cour, vêtu comme pour ses chasses aux champignons : ses bottes et sa longue lévite, et son vieux chapeau, Anthime, qui l’attendait, siffla fortement. Michka bondit hors du bûcher, puis s’arrêta net, les oreilles pointées vers son maître.

« Non, Anthime, n’emmène pas ton chien.

– Pourquoi ?… cette promenade ne lui ferait pas de mal. »

Mais le père insista : « Je préfère que tu ne l’emmènes pas.

– Alors, va coucher ! » jeta Anthime, qui suivit son père, en se retournant pour voir si le lévrier obéissait.

Michka, replié en demi-cercle, les oreilles en auvent, semblait vouloir, avant de regagner ses falourdes, élucider le motif de cette rebuffade. Enfin il bâilla et, résigné, s’en retourna, en se berçant paresseusement sur ses reins hauts et minces.

Les deux hommes s’avançaient sur le milieu de la route, d’un pas relevé, conduit par M. des Lourdines.

« Nous n’aurons pas de pluie, déclara-t-il.

– Je ne pense pas », répondit distraitement Anthime, à qui cette promenade à pied, les bras ballants, sans son chien au moins à siffler de temps à autre, ne souriait guère : ennui pour ennui, il eût préféré cent fois flâner autour de Frédéric et du Comte Caradec.

« Singulière idée ! » se disait-il, car son père lui semblait loin d’être guéri ; sa grande lévite et son grand chapeau le faisaient paraître plus maigre encore. De plus, il s’étonnait de le voir marcher si vite, la tête en avant, comme lourde de l’idée d’un but à atteindre, la fourchetine frappant le sol à chaque pas, tout à fait la tournure de ces hommes qui s’en vont à pied, le bissac au dos, d’une ville à une autre ville.

« Sans doute, pensait-il encore, il va me toucher un mot de mon héritage. Pauvre père !… mais c’est vraiment mal juger de la discrétion de Michka ! » Il s’en fallut de peu que, gaiement, par légèreté d’esprit, il ne laissât échapper cette boutade ; et, nonchalamment, il tourna la tête vers les côtés de la route, où ce n’était, des deux bords, qu’un interminable tableau de l’hiver : des prés, toujours des prés, jaunis, marécageux, enclavés des mêmes arbres de coupe, des mêmes haies monotones ; et à droite, à gauche, dans le fond des traverses, devant leurs placis boueux, de vieilles fermes roussâtres, à la porte desquelles, immanquablement, s’égouttaient des bidons. Tout l’horizon se hérissait d’arbres tors et coudés, des branches fourchues, hersant les bords du ciel, d’un vaste ciel pâle où se boulaient, en des cernes ardoisés, de grands nuages pénétrés de lumière diffuse, vitrifiée, blanche comme l’amiante, Et ces grands nuages, poussés par la brise, très bas, balayaient la campagne.

M. des Lourdines allait toujours sans ralentir son pas. Anthime, un peu en arrière, l’observait :

« Il a joliment la tournure d’un campagnard ! se disait-il, un vrai paysan ! Naturellement !… à force de vivre au Petit-Fougeray ! »

Mais jamais cette particularité ne lui avait sauté aux yeux comme aujourd’hui.

« Ne sommes-nous pas rendus, demanda-t-il, au placis des corbeaux ? Est-ce qu’on s’y bat toujours ?

– Toujours ! » répondit M. des Lourdines, qui s’arrêta aussitôt,

C’était une clairière. De temps immémorial, les gars du Douet et ceux des Frêlonnières s’y rencontraient à la Saint-Christophe ; et là, sans autre raison d’en venir aux coups que la coutume, ils s’acharnaient les uns sur les autres, et on en citait qui avaient été tués.

« N’est-il pas vrai, demanda encore Anthime, en indiquant, sur le bord du chemin, de ces chênes qui, étêtés et rognés, ont pris figure de monstrueux cynocéphales, n’est-il pas vrai que l’ancien évêque de Luçon, Mgr Corlazeau, les prenait pour des hommes ?

– Tu te souviens donc de cela ? fit entendre, d’une voix tout heureuse, M. des Lourdines en regardant son fils avec émotion ; cela est, ma foi, vrai !… très vrai !… Mgr Corlazeau avait la vue basse, et quand il rentrait, le soir, de ses tournées pastorales, il prenait ces arbres pour des paysans accourus sur son passage, et il les bénissait. Ah !… vraiment ?… tu te rappelles cela ? et… et ce chêne, le reconnais-tu ?

– Ce chêne, dit Anthime…, mais c’est le chêne des agaces, le chêne des pies. Je me souviens d’y être venu autrefois avec mes petits camarades. »

On eût juré que dans le triste jour de ce ciel enneigé il y avait en ce moment du soleil sur la figure de M. des Lourdines.

« Ah ! dit-il, cette bonne lumière me fait du bien ! »

Et, avec plus d’énergie encore, il reprit sa marche.

Ils étaient en pleine forêt, dans les allées, par les brousses. Ils marchaient, marchaient, traversaient des troupeaux de vieux chênes, des bois de bouleaux argentés, des sapinières où, dans une nuit de murmures, dormaient des tas de bois écorcés sur des sols de copeaux roussis par les pluies.

Ils gravissaient des pentes minées de terriers de renards, dévalaient au bruit, lointain sur les cailloux, d’un cours d’eau gonflé par les averses.

Parfois, la forêt s’éclaircissait, semblait déclarer sa limite, mais c’était pour se reformer, pour les ressaisir encore ; et c’était toujours aussi, dans le clair des cimes, les grands nuages, qui marchaient dans le même sens qu’eux, tout près d’eux.

« Mais où m’emmenez-vous donc, mon père? demanda Anthime, que cette marche, à la fin, par des raccourcis souvent incommodes, intriguait fort.

– Viens, Anthime, suis-moi toujours.

– Ah ! vous la connaissez, votre forêt ! vous la connaissez mieux que moi !

– Eh ! oui… je la connais mieux que toi ! »

Un chemin creux, qu’il leur fallait prendre, se présenta, empâté d’un talus à l’autre d’une boue profonde.

M. des Lourdines, sans hésiter, y entra, enfonçant jusqu’à la cheville. Anthime préféra grimper sur le talus, où il ne s’avança que lentement, dans un bruit d’étoffe accrochée. La terre grasse s’éboulait sous ses semelles, il glissait sur des mousses visqueuses, les épines de la haie lui entamaient les mains, tandis que, plus loin, son père avait depuis longtemps touché le terrain solide.

« Anthime ! appela M. des Lourdines dont la voix, dans l’étroit couloir, résonna comme sous un caveau, descends donc dans le chemin… Ah ! si tu étais un petit enfant, je te porterais sur mes épaules ! »

Anthime rit et déclara qu’il préférait poursuivre dans les épines – dont il se tira à grand-peine.

« Tiens ! remarqua-t-il, nous voici hors de la forêt ! »

Ils débouchaient, en effet, en plein espace, devant un ciel immense.


Là-haut, très haut, sur la gauche, au sommet d’un coteau dénudé qui découvrait de toutes parts son ossature de granit, au faîte d’une âpre montée, drapée de l’or calciné des fougères, se dressait une croix.

« Qu’avez-vous donc, mon père ? »

Le vieillard s’était arrêté, comme si le souffle lui manquait.

« Ce n’est rien, dit-il, en posant sa main sur le bras de son fils… mais, viens !… je voudrais t’emmener là-haut. »

Il indiquait la croix.

Alors, d’un pas ralenti, ils se remirent en marche et montèrent, parmi les rochers, jusqu’à ce plateau qui était le lieu le plus élevé du pays.

Il s’appelait « le mont de la Croix Verte ».

M. des Lourdines y rattachait le souvenir de ses plus chères solitudes. Il était resté là des journées entières, assis dans les fougères, regardant, de là-haut, passer l’ombre des nuages, comprenant des choses que nulle part ailleurs il n’eût comprises. C’était sa montagne des Oliviers.

Au sommet, sur un socle brut, une antique croix de granit s’élevait dans l’atmosphère, haute, avec ses bras courts, dégarnis comme après la mise au tombeau. Sereine, elle semblait planer là de toute éternité, sous les coups d’aile du vent et dans les rayons de l’air.

Mais la terre, la vieille terre limoneuse, comme jalouse de ce jet dans l’indépendance du ciel, l’avait rattachée à son empire, en soudoyant contre elle une lèpre ardente de lichens. Tous ces parasites, mêlés aux frisures des mousses, au safran sanguin des rouilles végétales, agrippés à ses flancs et collés sur sa face, lui faisaient une gaine croûteuse de verdure et de vieil argent.

Et c’était, sous elle, en se tournant vers le sud, un pays immense, presque illimité, vingt lieues d’horizon, vingt lieues de collines nues.

Les plus proches, massives, sans une végétation, rayées de petits sentiers de chèvres, s’embrunissaient sous la bure des herbes d’hiver ; et les autres, plus loin, entrecroisaient leurs monstrueuses épaules, s’allégeaient dans le bleu, plus pâles toujours, prolongeaient dans l’au-delà des brumes le fil de leurs contours onduleux, inapaisés, qu’on eût dit à la recherche d’un introuvable repos. Et, à l’extrême horizon, là où la réalité devient songe et n’est presque plus que de l’air, on voyait les plus lointaines se soulever encore.

Les deux hommes n’étaient plus, là-haut, que deux petits points noirs, à peine visibles.

L’ascension avait été fatigante. Au pied du calvaire, ils s’arrêtèrent. Les grands nuages brillants qui les avaient accompagnés continuèrent leur chemin.

M. des Lourdines, essoufflé, s’assit sur une pierre qui gisait là, avec beaucoup d’autres, parmi des chardons. Recroquevillé dans sa lévite et sous son grand chapeau, il ne bougeait plus. Il regardait devant lui, dans le sud ; il ressemblait à un vieux berger qui attend le soir.

Anthime, resté debout, voyait un peu de son profil, un coin de joue et de pommettes décharnées. Après cette marche forcée, maintenant son père lui semblait bien lourd sur cette pierre, lourd d’une façon étrange, et absent aussi, comme s’il venait d’oublier que quelqu’un fût près de lui.

« Il s’est épuisé !… pensait-il ; quel besoin de venir si loin ? Certainement on respire ici… mais il faudra s’en revenir !… »

Son père, sans doute, allait lui parler de son héritage ; il avait même préparé une entrée en matière qui, habilement, l’eût amené à s’en expliquer. Mais, pour le moment, il n’osait pas. Il y avait dans l’immobilité du vieillard, dans son silence, dans l’effort méditatif de ses maigres mains croisées sur ses genoux, quelque chose qui le retenait d’élever la voix.

« C’est qu’il a l’air d’être en prière ! » se dit-il.

Et, à son tour, il regarda l’horizon, se demandant si, tout simplement, son père n’apercevait pas quelque chose et ce que cela pouvait bien être.

Lentement, M. des Lourdines se leva.

« Regarde, dit-il, en s’approchant de son fils, regarde !

– Je n’étais jamais monté jusqu’ici », répondit Anthime, en parcourant l’horizon, gêné tout à coup par la lumière rayonnante des yeux qui se fixaient sur les siens.

Mais le père le dévisagea de plus près encore :

« Ton pays ! dit-il doucement, la brise !… aspire !… elle sent bon, hein ?… elle sent nos vieux arbres, la fumée des brûlots… vois-tu ?… elle suit le même chemin que nous, tout à l’heure… elle vient du Petit-Fougeray… écoute aussi… écoute ! »

De toute sa personne débordait un fébrile enthousiasme.

« Anthime…, continua-t-il…, je t’ai amené ici… eh bien, je vais te dire… voici… voici, répéta-t-il, la gorge serrée : c’est un endroit que j’aime ! voilà, j’y suis venu tout enfant, puis quand j’avais ton âge… et toujours, toujours… Tu vois ? tout ça, c’est nous, c’est notre petite chevance… regarde tout là-bas !… comme… on ne sait pas ! hein ? on voudrait ! ah ! je ne peux pas, je n’arrive pas à dire, mais tu sens bien, n’est-ce pas ? tu vois ?… tu entends ? est-ce que tu n’entends pas quelque chose, hein ?… comme une belle musique ? »

Anthime, qui aussitôt pensa à Nelly, ne répondit pas.

« Maintenant, je vais te dire : je ne reviendrai plus jamais ici !… non, je ne pourrais pas ! J’avais l’habitude, toujours, en rentrant, de monter dans la chambre de ta pauvre mère… maintenant qu’elle est… je ne pourrais pas !… non, non, je ne reviendrai plus jamais… ce n’est pas possible !

« Eh oui !… aujourd’hui, j’y suis revenu, poursuivit-il, les yeux baissés, j’y suis revenu quand même… c’est que, voilà… je me suis dit : “Anthime ne demandera pas mieux que de faire route… nous irons jusqu’à la Croix Verte… Je lui montrerai l’endroit où j’aimais tant.. où pendant de longues journées, longues journées, je venais…” Ah ! Anthime !… petit !… si tu savais les belles musiques, les musiques divines, que j’ai entendues ici !

– Vraiment ? dit Anthime.

– Oui !… les jours d’orage… puis, quand le vent sort de la forêt et se répand sur les collines… Et je me suis dit en pensant à toi : “Il faut que j’emmène là-bas cet enfant ; cela lui fera du bien… son âme a besoin de cela !” »

Il y avait dans cette effusion quelque chose qui décontenançait Anthime, et il ne savait trop que répondre :

« Eh bien, mais… voyons !… voyons, mon père !… il faudra revenir ici… voyons !

– Non ! interrompit sombrement M. des Lourdines en secouant la tête, non !… depuis la mort de ta mère… il s’est creusé… il y a derrière moi trop de souvenirs qui me feraient du mal !… Je suis vieux maintenant… vieux !

– Mais non, mon père, vous n’êtes pas vieux, protesta Anthime, avec le désir de faire prendre à l’entretien une tournure plus gaie ; si, tout à l’heure, vous vous étiez vu marcher, je ne pouvais pas vous suivre !

– Si, Anthime, si, reprit gravement M. des Lourdines, tu ne sais pas ce que c’est que d’être vieux !… surtout tu ne sais pas ce que c’est, quand on devient vieux, que d’être seul. Quand je compte les jours qui me restent peut-être à vivre, sans ta mère, sans… sans… personne !… tout seul dans mon Fougeray, tout seul !… Je suis pris là… oui !… je me demande… »

Il n’acheva pas ; le cœur lui battait ; ardemment, il épiait la bouche de son fils ; son visage ressemblait à celui d’un croyant qui s’attend à voir éclater un miracle.

Anthime égalisait la terre sous sa semelle.

« Mon pauvre père… je vous plains !… mais…

– Mais ? demanda fiévreusement M. des Lourdines, qu’allais-tu… qu’allais-tu dire ? »

Anthime ne savait pas au juste ce qu’il voulait dire, et, embarrassé, il plaça ces mots :

« Il ne faut pas vous désespérer ainsi ! »

M. des Lourdines se détourna.

Sur une colline, fondue au loin dans la substance du ciel, brillait un fugitif atome de soleil. Un instant, de dessous ses sourcils gris rapprochés, il parut s’absorber dans la contemplation de cette petite flamme, et aussi il jeta un regard aux grands nuages qui passaient toujours au-dessus d’eux. Il avait enlevé son chapeau, car une cuisson lui ceignait le front et les tempes.

Enfin, lentement, il fit de nouveau face à ce grand garçon, à la figure distinguée mais amollie par les veilles, qu’il revit tout à coup dans ses souvenirs : petit garçon vêtu d’une veste à brandebourgs et chaussé de bottes à la Souvarov. Et, avec l’atroce sensation que toute son âme, d’un seul coup, se déchirait, il reconnut qu’aucun geste ne se préparait dans ces bras tombants, qu’aucun élan ne se faisait jour dans la paix de ces yeux verts.

Sa voix trembla :

« Anthime !… tu ne sais pas ce que c’est que vieillir !

– Mais… mon père…

– Oh ! non, Anthime, sûrement !… et voilà… tu ne sais pas non plus ce que c’est qu’aimer !

– Mon père… pourquoi me dites-vous cela ?

– Et tu as, naturellement, questionna-t-il d’une voix étranglée, l’intention de retourner à Paris ? »

Anthime ne répondit pas. Son père le regardait, le fixait au front, comme s’il voyait, à cette place, se dessiner une marque. Puis, tout à coup, ses joues se marbrèrent de rougeurs, ses narines blanchirent :

« Misérable ! » cria-t-il.

Car, ce qu’il n’avait pas prévu, une colère subite s’était coulée en lui, l’avait envahi de son flot violent.

« Misérable !

– Quoi !… qu’est-ce que vous avez ? balbutia Anthime, tout pâle.

– Ah ! je te tends mes deux vieilles mains et tu ne veux pas les voir !… tu te refuses !… Eh bien, non ! je ne puis plus me taire !… Muller m’a écrit… oui ! je te le cachais… Cet homme, cet usurier, il m’a écrit !… ne nie pas, ne nie pas ! malheureux !… l’enquête est là… nous savons tout… ne nie pas ! tu as refait des dettes… six cent mille francs ! Sans savoir comment tu paierais !… sans savoir !… C’est infâme ! Je ne te disais rien… je gardais ça… j’avais honte de parler !… Enfin, je me disais : “Il n’a pas pensé à nous !… c’est mal, oh ! mal !… mais, tout de même, s’il lui restait là quelque chose ?… si son âme ?…” Ah ! malheureux ! je m’étais raccroché à un rêve ! oui !… Je t’ai amené ici… je me disais : “Il verra cela, il sera ému… il aura un geste filial, un élan !” Ce seul mouvement de tendresse aurait tout racheté, tout payé ! Oui, oui, c’est bien sûr !… Et si, là, tout à l’heure, convaincu de disposer encore de tes moyens d’indépendance, tu m’avais dit… seulement dit : “Mon père, puisque ma mère est morte, que vous souffrez d’être seul, je vivrai près de vous, je serai votre fils !” Oh ! alors !… alors !… quelle compensation tu m’aurais donnée !… quelle joie tu m’aurais donnée ! “Tu m’as ruiné, je t’aurais dit, tu t’es ruiné, mais au moins ton cœur te reste, enfant prodigue… et viens-t’en dans mes bras !” »

Il se tut ; il était à bout de souffle et de forces.

Anthime l’avait écouté, en tenant braqués sur lui des yeux d’effarement, l’esprit dispersé par tous les sentiments qui se le partageaient à la fois : la stupéfaction, l’indignation contre son créancier, un profond malaise à se voir rejeté si loin de la façon dont il avait coutume de traiter toutes les questions d’argent.

« Mais, mon père, s’écria-t-il, vous vous exagérez les choses !… Il est vrai, oui, j’ai fait quelques emprunts, nécessités du reste par les besoins d’une entreprise… d’un haras, justement… Mais ne vous mettez pas pour cela dans un état pareil… ces choses-là se font tous les jours !… Je rembourserai.

– Il y a encore ceci, reprit, plus bas, d’une voix entrecoupée, épuisée, M. des Lourdines, sans s’arrêter à ce qu’il savait être un mensonge, et sentant que, décidément, tout un monde les séparait : … Pour nous sauver l’honneur !… pour t’épargner la prison !… j’ai mis en vente les métairies… ton héritage… tout le bien de famille… Ce Muller sera payé… c’est une affaire entendue… bientôt nous n’aurons plus que trois petits milliers de francs de revenus… nous vivrons comme des paysans… Ah !… tu nous croyais donc bien riches ! »

Anthime verdit et dut s’appuyer contre le socle de la croix.

« Qui donc t’avait mis cela dans la tête ? »

Le visage d’Anthime se décomposait.

« Trois mille francs !… Vous me dites cela pour m’effrayer !

– Hélas !… non !… non ! fit M. des Lourdines avec un accent si douloureux qu’aucun doute n’aurait dû subsister dans l’esprit d’Anthime.

– Vous me dites cela… pour me punir !

– La Charvinière et deux borderies… voilà tout ce qui nous restera !

– Vous n’avez pas fait cela !… mon père !… Vous ne ferez pas cela !

– C’est presque fait, Anthime.

– Ah !… ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai ! »

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Le vent s’élevait et fraîchissait. Le jour touchait à sa fin, mais ce n’était pas la pourpre des belles soirées. De par tout un ciel de cendre planaient de hautes envergures vertes, d’immenses déchirures glauques, qui se déployaient en des champs de lumière attristée, dans d’infinis lacs d’amertume. Un grand fleuve de brouillard submergeait les collines.

Anthime, courbé sur le socle de la croix, pleurait.

Enfin, ces sanglots, que le vieil homme écoutait, lui baignaient le cœur d’une pluie douce et tiède. Pour la première fois, il voyait des larmes couler des yeux de son fils. Il ne restait plus en lui trace de colère, tout s’était apaisé, et il se félicitait d’avoir réprimé, au moment où il lui venait sur les lèvres, le reproche sanglant pour le coupable d’avoir tué sa mère.

Lorsque, soudain, découvrant son visage, Anthime voulut se jeter à ses genoux :

« Pardon ! mon père, pardonnez-moi ! »

Il l’arrêta aussitôt :

« Non ! lève-toi, lève-toi !… Je ne veux pas !… pas à genoux ! pas à genoux ! Aussi moi, j’aurais dû, dans le temps… c’est de ma faute !… Nous sommes deux malheureux ! »

Il leva les yeux sur la croix qui, maintenant, dans le crépuscule, s’élevait toute noire vers les grands nuages verts qui s’assombrissaient ; et elle lui apparut si sépulcrale, si menaçante au-dessus de son fils, replié en un tas et noir comme elle, qu’il s’écria : « Viens !… viens !… Anthime !… Allons-nous-en… allons-nous-en ! »

Et il l’entraîna.

Il l’entraîna par la descente, dans les rochers.

Anthime butait contre les pierres, contre les racines, comme un homme ivre. À chaque faux pas, il se rapprochait de son père. Celui-ci le sentait près de lui, faiblissant, se rendait compte que, seul, il s’en fût sauvé à l’aveugle, devant lui. Ils allaient côte à côte, sans se rien dire.

Dans le chemin creux, Anthime marcha en pleine boue.

« Serait-il sauvé ? » se demanda M. des Lourdines.

Peu à peu, l’obscurité avait envahi la forêt. Ils marchaient, presque sans rien voir, contre le vent, qui agitait les pans de leurs manteaux.

Dans les branchages, la lune se levait, lentement.


Ils arrivèrent au Petit-Fougeray très tard et harassés. Les domestiques, inquiets, les reçurent avec plusieurs lampes, comme pour mieux les voir. Anthime se cachait la figure dans son col relevé. Ce que disait M. des Lourdines, pour expliquer leur retard, n’avait pas grande suite. La maison, avec une odeur de soupe aux choux, était chaude à leurs visages pincés par la bise de décembre.

Anthime refusa de manger, il n’avait pas faim ; et tandis que son père, défaillant du besoin de réparer ses forces, s’attablait dans l’office, devant une soupière, il monta dans sa chambre et s’y renferma.

Un feu brûlant lui desséchait la gorge ; il avala une pleine carafe d’eau.

Puis il se jeta sur son lit, tout habillé, et resta là, sur le dos, les yeux ouverts, la bouche ouverte. Il ne pleurait plus. Il avait la sensation d’être enterré vivant. Tout son être sombrait dans un abîme d’épouvante !… Plus un sou !… plus rien !… la ruine ! Il ne savait pas bien en quoi cette chose-là consistait, mais c’était là une chose effroyable ! À lui, qui n’avait jamais connu que le plaisir, il lui fallait le plaisir ! Et, tout d’un coup, brutalement, cela s’arrêtait, dans une nuit noire ! Il ne voyait pas, il ne comprenait pas autre chose !…

Une fièvre intense s’était emparée de lui ; et il répétait : « Je-n’ai-plus-d’argent !… Je-n’ai-plus-d’argent !… »

Ses poumons manquaient d’air ; il avait perdu le souffle de la vie, ce qui la soutient, ce qui en forge l’unique raison d’être… Sans argent ! sans crédit! comment vivre ?… pourquoi vivre ?… Il perdait pied dans des ténèbres !…

Des convulsions nerveuses le secouaient tout entier.

« C’était donc cela ! » Ah ! oui… maintenant il se rappelait, il n’y avait jamais pris garde, plus qu’aux faits de la rue, plus qu’à ces menus événements qui se passent en dehors de nous, regardés un instant, et qu’on oublie en tournant la tête !… « C’était donc cela ! Le petit de Mellière s’était ruiné, et il s’était brûlé la cervelle ! de Mierne s’était ruiné, et il s’était fait soldat ! de Flibure s’était ruiné, et il avait disparu ! et d’autres, d’autres encore ! on n’entendait plus parler d’eux ! ils étaient ensevelis !… et lui ?… lui aussi était ruiné !… ruiné !… »

Comment ? Que lui était-il arrivé ?

Il ne le savait plus, il avait joué… il avait passé des nuits… il avait comblé ses maîtresses… l’argent avait fondu !… il ne savait plus !

Et maintenant, il lui faudrait vivre au Petit-Fougeray, près de son père ! Et les autres, là-bas, diraient : « Tu sais bien, des Lourdines ? Eh bien,… il est rasé ! »

Mais non !… Cela ne se pouvait pas !… C’était là une chose aussi impossible que d’aller réveiller sa mère dans son cercueil !

Et il gémissait : « Mon Dieu !… Oh !… mon Dieu ! »

De l’autre côté de la cloison, M. des Lourdines écoutait.

« Il se plaint, s’inquiétait-il, il se plaint !… le pauvre petit bougre ! »