Monsieur des Lourdines/Chapitre IX

Bernard Grasset (p. 167-190).
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L’hiver était venu tout à fait. Depuis l’enterrement, c’est-à-dire depuis deux semaines, il avait plu tous les jours. La campagne plongeait dans le murmure sans fin de l’eau, de l’eau qui tombait, de l’eau qui coulait, de l’eau qui s’égouttait. Pas d’autre bruit, si ce n’est celui du vent dans les arbres et sur les toitures.


Le Petit-Fougeray avait pris son aspect de décembre. Des rigoles d’humidité serpentaient du haut en bas des murailles noircies, d’où les ronces et les saxifrages, détachées de la tête par les coups de vent, retombaient et traînaient sur la terre boueuse. Toutes les fenêtres restaient closes. Dans la maison, depuis le moment où le cortège s’était éloigné au chant des prêtres, c’était toujours le même silence, le même recueillement. Il semblait que les habitants ne fussent point encore de retour de la cérémonie. Cependant, sous un hangar, on entendait les coups sourds de la cognée de Célestin, occupé à détailler l’ormeau.


Quand Anthime se réveilla, un jour gris, sale, traversait, à la croisée, les fleurs roses des rideaux de cretonne. Il étouffa le bâillement qui lui venait avec bruit, et glissa ses deux mains sous sa nuque. Puis il abaissa son regard somnolent sur Michka, qui, s’étant levé de dessus la descente de lit, posait sa tête à portée de sa caresse. C’était un grand lévrier qu’il avait gagné au prince Stémof, dans une nuit de jeu, un lévrier russe, de pure race, blanc comme la neige de Sibérie.

— Mon vieux Michka, dit-il d’une voix qui partageait l’ensommeillement de son regard, à quoi penses-tu comme cela ?

Le lévrier poussa une petite plainte : « Je songe, disait-il, à ton cheval anglais et à ton phaéton verni, près duquel j’aime à galoper fidèlement ; je songe aux bons traitements que je reçois là-bas… et à beaucoup d’autres choses encore…, comme à certains fins morceaux… Eh ! mon maître, allons-nous-en !… Je m’ennuie ici !… Et ici, on ne m’aime pas ! »

— Allons ! Je vois ce qui te tourne en tête ! dit Anthime, en se recalant à l’aise sur le dos ; mais, sapristi !… un peu de patience !…

Et lui-même – car il se levait fort tard – remonta les couvertures sous son menton. Il rêva. Il songea à sa mère que, certainement, il avait aimée, mais avec cet égoïsme d’enfant gâté qui rappellerait assez la manière des angoras favoris.

Les trois premiers jours, réellement il avait souffert. Mais, chose curieuse, cette mort, sans qu’à proprement parler il s’en consolât, perdait sur lui de son aiguillon depuis que lui-même se traînait dans cette morne propriété, sans savoir à quoi occuper son corps.

Son père, il le voyait à peine cinq minutes, le matin, en allant prendre de ses nouvelles.

Le pauvre homme, malade, ne sortait plus de sa chambre. Il ne voulait voir personne, pas même le médecin ; il ne pouvait plus parler ; et ses journées entières il les passait dans l’obscurité, défendant qu’on vînt ouvrir ses persiennes.

Anthime le plaignait, lui donnait en son cœur de « l’excellent homme », mais n’en continuait pas moins de le tenir, long comme le bras, pour un original aux idées parfaitement biscornues, opinion que, d’ailleurs, par une insensible et inconsciente progression, il avait contractée de sa mère, dès sa petite enfance. Il s’adressait bien, dans le secret de sa conscience, le reproche de n’avoir rien fait, sept ans auparavant, pour atténuer son désaccord avec lui ; mais l’occasion se présentait si belle, alors, d’aller enfin se donner de l’air à Paris ! Et vraiment, il ne regrettait pas d’être parti ! Le Petit-Fougeray, quand il y songeait de son joli appartement acquis à grands frais, rue de Varenne, au premier étage d’un hôtel princier, c’était deux choses : un hangar obscur empuanti d’une odeur de lapins, et tout un rang de vieux chapeaux accrochés aux patères du vestibule. Rien de plus !

Quant à ses anciennes fredaines de province, quant à ces ébats qui lui avaient valu la réputation du plus joyeux et du meilleur garçon du monde, comme c’était loin déjà, combien vague et fade à son souvenir ! Quelle impression de renfermé !

Aujourd’hui, il était un gandin, un dandy, un pilier de cette jeunesse dorée qui paradait aux soirées du Gymnase, soupait chez Chevet avec des femmes à la mode, et mettait des fortunes sur le trictrac et le reversi !

Or, ce matin, après avoir, sur son oreiller qui sentait diablement l’armoire de campagne, songé à Nelly de Giverny, sa maîtresse, à Stémof, l’ancien maître de Michka, et à d’autres viveurs de ses amis (dont quelques-uns même étaient ses débiteurs), il en vint à s’interroger sur la succession de sa mère. Son père ne lui en avait pas encore parlé. Il ne savait pas au juste quelle devait être sa part, mais il l’escomptait fort belle. Ce qui ressortait de l’opinion générale, mais, surtout, certaines insinuations faites jadis par sa mère elle-même en sa présence, non sans un sourire à son adresse comme pour qu’il n’en ignorât rien, lui donnaient l’assurance qu’il se trouvait en droit de compter royalement.

Quant aux lettres de change…, au diable !… Muller n’était qu’un odieux exploiteur, dont il mettait, à l’exemple de beaucoup d’autres, les menaces sous sa botte. Cependant, oui !… cette fois, il lui verserait un acompte.

En attendant, dès son retour à Paris, il achèterait le poulain du comte de la Garnache. Il avait eu tort d’hésiter ; les naseaux se présentaient bien un peu resserrés pour un cheval de pur sang, mais, véritablement, ce défaut se rachetait par des qualités de premier ordre.

Ce sujet l’occupa une bonne partie de la matinée ; puis, s’étant topé lui-même dans la main pour se confirmer sa décision, il sonna pour qu’on vînt lui apporter de l’eau chaude et allumer son feu.

Quand la flamme eut, à son gré, réchauffé l’atmosphère, il rejeta ses couvertures et, en s’étirant, s’approcha de la fenêtre.

Il ne pleuvait plus, mais l’eau avait bleui les murailles, ravivé les verdures du crépi, dégravoyé la cour.

Il ne demeura pas à contempler ce morose tableau et commença ses ablutions. Tandis qu’un parfum d’eau de toilette se répandait dans la chambre, il pensait qu’il lui serait avantageux de changer d’entraîneur.

— Si je pouvais engager Ansen ! se disait-il ; voilà un débrouillard… à la mode anglaise !

Puis, devant sa glace, les membres à l’aise dans la fraîcheur d’une chemise de fine batiste, avec un fer chaud il façonna en un toupet dit « à la Louis-Philippe » ses cheveux un peu crépelés et qui tiraient sur le roux, ainsi que ses favoris. La haute cravate qui lui empesait le col faisait ressortir son teint blafard, fatigué, çà et là tiqueté de taches de son. Il toussait fréquemment.

Après avoir endossé le vêtement noir qui guêpait sa haute taille un peu voûtée, et s’être assuré du nombre de cigares restés dans son étui, il s’apparut, à lui-même dans toute son élégance de dandy, bien que quelque chose d’indéfinissable accusât quand même cette enveloppe de n’être pas celle d’un roué sans mélange. À son insu, le chasseur campagnard n’était pas en lui complètement mort : il en restait quelque chose, assez même pour que cette silhouette de bon garçon écervelé jusqu’à la démence et tout à la joie naïve de son bel appétit fût, par des yeux connaisseurs, bientôt mise à part dans cette phalange plus ou moins blasée de la haute fête parisienne.

Qu’on se promène, un soir d’été, le long d’un chemin de Gastine. Là-haut, dans la pourpre du couchant, se dresse, nourri d’une terre vigoureuse, un beau pommier. Son corps robuste se tord sous les mousses, il penche ; peut-être ses racines sont-elles rompues ? – Non ; mais c’est qu’il est ivre, le pommier, ivre de l’odeur de toutes ses pommes, vermeilles comme les joues des belles filles !

Eh bien, le grand corps surmené d’Anthime faisait songer à ce pommier, mais à ce pommier qui ne donnerait plus de pommes et qui ne serait plus ivre !


Comme tous les matins, il alla frapper chez son père, et, comme tous les matins, une voix lui répondit qui venait de derrière la porte, de derrière le bois de lit, de derrière les rideaux et, probablement, de dessous les couvertures. Il entra. Les volets étaient fermés. Dans la pénombre se devinait un grand désordre, des vêtements épars un peu partout, un carnier sur la table, et des paperasses pêle-mêle avec des plumes d’oie, et autres objets plus ou moins distincts.

La figure, on ne la discernait que vaguement, dans un fond, sous d’obscurs rideaux bleus, tirés sur le côté.

« Bonjour, mon père… comment vous portez-vous, ce matin ?

– Pas bien, répondit faiblement la voix… non !… pas bien !

– Il fait froid dans votre chambre, voulez-vous que je fasse allumer du feu ?

– Oh !… non… ce n’est pas la peine ! »

Et la voix cherchait à se glisser toujours plus avant sous les couvertures, tant semblait la fatiguer ce dialogue.

« Veuillez vous servir de moi si vous avez besoin de quelque chose ?

– Merci, merci… ah ! oui… je voudrais… envoie-moi Célestin », dit la voix, de plus en plus recouverte.

Anthime se retira.

Il fit la commission de son père, puis sortit dans la cour où, suivi de Michka, il erra de son pas désœuvré. Il en était d’aujourd’hui comme de tous les jours : il s’ennuyait ! Tout lui paraissait, ici, entaché d’une tristesse mortelle. Ce gris ciel campagnard lui lassait les épaules sous son couvercle de plomb.

D’un œil vague, absent, il restait planté devant de grands poulets pattus comme des guerriers indiens, et qui piquaient des vers dans la terre molle. Là-bas, sous un préau qui servait de buanderie, Estelle se tenait à genoux devant un chaudron de lessive. Il la voyait s’arrêter, parfois, d’étreindre son linge, et il lui sembla qu’elle pleurait.

À son approche, elle s’essuya les yeux avec son bras, rougi par l’eau bouillante.

« Qu’est-ce qu’il y a, Estelle ? qu’est-ce que tu as ? » La jeune servante essaya de parler, mais les sanglots la gagnèrent et elle se cacha la figure.

Il la regardait. Le corsage, dégrafé en haut, découvrait la chair délicate de la gorge. Avec plaisir, il regardait cette chair satinée et d’une douce blancheur. « En vérité, pensait-il, n’était ses mains, cette fille serait jolie ! »

Voyons !… petite Estelle – et il était tenté, comme pour la consoler, de mettre la main sur son épaule – enlève ton bras… dis-moi pourquoi tu pleures ?… »

Elle ne répondit pas davantage.

« Pauvre fille ! » murmura-t-il, en s’éloignant, et il entra dans le potager. Derrière un massif, une pelle bêchait, sonnait à plat sur les cailloux. Il se promena dans l’herbe mouillée des allées qui n’avaient pas été parées depuis longtemps, le long des choux d’hiver dont les feuilles pendaient, jaunies. Les poiriers alignaient leurs arides et galeux squelettes ; ici achevait de pourrir l’écorce d’un reste de citrouille ; plus loin, un chat se sauva de lui. En côté, tout du long, s’étendaient les charmilles, roussies, oxydées, semblables aux décombres ferrugineux d’un incendie. Et aussi, au pied d’un mur, il reconnut de vieux vêtements à lui, dont on s’était servi pour fabriquer un épouvantail ; du pied il déplaça cette défroque, comme il eût fait du cadavre d’un renard ou d’une martre.


Jusqu’au déjeuner il se promenait ainsi, d’un cœur distrait, étranger à toutes ces choses ; puis il déjeunait, seul ; puis il allait s’étendre sur le canapé du petit salon. Il ne savait que faire. La seule ressource du Fougeray, la chasse, son deuil la lui interdisait ; dans les châteaux voisins n’habitaient que de vieilles gens. Alors il prenait patience en bâillant et en fumant des cigares. Vers quatre heures, il allait bavarder avec Frédéric qui soignait ses chevaux.


Donc, après avoir passé sur le sofa une partie de cette journée désespérément semblable à toutes les autres, il se rendit, suivi de Michka, dans l’écurie. Il marchait avec un mol ballant, en se donnant, selon son tic, des coups de cravache sur la jambe, une vieille cravache qu’il avait retrouvée dans un coin de la remise.

Frédéric le vit entrer, et continua de tasser à longueur de fourche les bottes de foin dans les râteliers des poméraniens, deux magnifiques chevaux noirs, attelage dont Mme des Lourdines avait été très fière.

Anthime se hissa sur le coffre à avoine, et, assis, le dos rond, les jambes pendantes de chaque côté de Michka, considéra d’un regard amateur les cous puissants qui s’allongeaient vers le fourrage. Puis, l’air dont Frédéric allait et venait aujourd’hui, sans parler, l’étonna.

« Qu’as-tu donc, mon vieux ?… tu as l’air soucieux !…

– Dame !… monsieur Anthime », dit Frédéric, tandis qu’il frottait deux gourmettes dans ses mains, pour les faire reluire l’une contre l’autre.

Anthime interrogeait le visage chagrin du domestique.

« Qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Mais oui ! on a bien de la peine, monsieur Anthime, tous ! L’autre jour, votre papa a dit à Estelle qu’il ne la garderait pas à la maison et… oui, monsieur Anthime… et voilà que pas plus tard que ce matin il a dit la même chose à Célestin !… il lui a dit ! »

Anthime resta pensif, un instant.

« Mon pauvre Frédéric, déclara-t-il enfin, je comprends que tu sois peiné… moi aussi cela m’ennuie de savoir qu’Estelle et Célestin s’en vont… mais que veux-tu ? tu sais le genre de vie qu’affectionne mon père ; le voilà seul à présent… il n’a plus besoin de tant de monde ! n’est-ce pas ? »

Frédéric hocha la tête :

« Hum !

– Que dis-tu ?

– Oh ! rien, monsieur Anthime, rien ! »

Puis, se grattant la joue :

« Seulement, monsieur Anthime, je veux vous demander – ce n’est peut-être pas sur le chapitre de ce qui me regarde – mais vous voudrez bien faire excuse… Je vous ai vu tout petit, dame !… dans le temps. Est-ce que vous allez nous quitter aussi, quitter le Petit-Fougeray ?

– Oh ! répondit, sans hésiter, Anthime…, tu penses bien, Frédéric… non, par exemple !… non !… rester au Petit-Fougeray, je ne pourrais pas !… ça, non ! »

À pas lents, le vieux cocher s’en alla rependre au mur les gourmettes.

« Alors, dit-il, c’est fini !… Estelle partie, Célestin parti, vous parti, monsieur Anthime ! nous n’entendrons plus chanter les oiseaux ! »

Anthime ne tenait pas à pousser plus loin sur ce sujet ; il fit tourner sa cravache. Alors Frédéric chargea sur son épaule son balai, sa fourche, et dit : « Faut que j’aille donner la botte au Comte Caradec. »


Anthime l’accompagna.

Le Comte Caradec, au lieu de languir à l’attache entre deux barres d’écurie, jouissait du privilège de pouvoir se tourner à sa volonté, sans entraves, entre les quatre murs d’un box. Tous les jours, vers cette heure-là, il recevait la visite de son maître, lequel ne se lassait pas de contempler les formes de son ancien cheval de course, occupation à quoi sans doute lui aidaient ses souvenirs, la pauvre bête n’étant plus qu’une ruine. On ne se donnait même plus la peine de l’étriller. Le poil ardait dans tous les sens, par touffes bourrues, tel un gazon dégénéré. L’encolure présentait bien encore quelques vestiges de finesse ; mais les hanches paresseusement chavirées, débordaient, en portemanteau, rejointes aux flancs par un flasque pli de peau tout usée. Ce pli de peau faisait peine. Depuis plusieurs saisons, on n’avait pas tondu les paturons, et les châtaignes lui poussaient aux jarrets comme l’adragante aux troncs des cerisiers.

« Allez, tourne !… le Comte Caradec ! » commanda Frédéric.

Le cheval se rangea, en dirigeant sur les deux hommes son grand œil de race, limpide et foncé. Des frissons parcoururent son épaule nerveuse.

« Le jardinier de Chazay est venu l’année dernière pour l’acheter, disait Frédéric en piquant la litière, il l’aurait mis à porter ses légumes à Poitieri, mais votre papa n’a pas voulu. “Non, non, qu’il a dit, c’est le cheval de mon fils !”

– Il n’a jamais guéri de sa boiterie ; c’est depuis l’échauffement du petit pied.

– Eh ! oui… et il boitera toujours… J’ai essayé de tout, des emplâtres, des brouillaminis d’herbes, ça n’est jamais revenu. C’est un vieil invalide. Les vieux chevaux, c’est comme les vieux soldats, il arrive toujours qu’il ne reste plus qu’à balayer les copeaux !

– Eh bien, tiens ! dit Anthime, ce vieux Comte Caradec, j’ai envie de le monter !.

– Monter le Comte Caradec ! »

Frédéric s’était relevé, la mine ahurie.

« Mais oui ! assura Anthime, en riant de la figure du domestique, mets-moi une selle là-dessus. Naturellement je ne sortirai pas de la propriété, je descendrai par le petit bois, jusqu’à la prairie. »

Le Comte Caradec fut donc sanglé, bridé, et, quelques instants après, Anthime était en selle.

Il faisait un cavalier élégant et fin, bien qu’il affectât de se creuser la poitrine à la façon des jockeys. Au pas il s’éloigna, satisfait de sentir sous lui ce corps de cheval. Malheureusement le Comte Caradec avait perdu toute allure, il marchait mal ; il était devenu maladroit des pieds de derrière.

Anthime s’engagea sous les futaies, accusant mollement de la taille le balancé du pas ; distraitement il sifflotait un air de chasse.

Une petite allée, resserrée entre deux vieux bosquets, conduisait jusqu’au fond de la propriété. Il y mit son cheval et marcha jusqu’au muret couvert de lierres qui formait la clôture.

À cet endroit du bosquet, les arbres, au milieu d’un fourré de ronces et de fougères, s’espaçaient. Ç’avait été, jusqu’à ce rond-point fleurant l’aigre parfum des vieux buis, la promenade de Mme des Lourdines, du temps où il lui arrivait encore de faire quelques pas. Célestin lui avait même construit là, derrière les chêneteaux, au bord de la rivière, un kiosque où elle pouvait se reposer. Non loin, contre le mur, dans une niche, se trouvait un saint Joseph, rongé de rouilles, le bras cassé.

Anthime, arrêté, appuyé sur le pommeau de sa selle, considérait tout cela avec indifférence. Cet endroit cependant eût pu lui rappeler certains faits de son enfance. Mais son enfance avait été trop heureuse pour lui laisser des souvenirs attendrissants. Ces choses-là lui étaient égales ; plutôt, il n’y pensait point, il les ignorait. Le présent seul lui était précieux, et le présent, loin de Paris, se faisait sentir bien morose et bien lugubre !

De l’autre côté du muret, le versant du coteau plongeait dans la vallée triste. Le couchant, couvrant un grand espace, se diluait dans un or pluvieux ; des noires hauteurs descendait un vent humide, qui jouait avec les dernières feuilles mortes, charriait d’âcres senteurs d’hiver, senteurs d’écorces mouillées, de pommes de pin et de glands tournant au terreau ; et aussi ce vent retroussait le poil d’hiver du Comte Caradec, découvrant, par places, la peau plus claire.

« Ah ! Ah ! Frédéric voudrait me voir rester ici ! »

Il calculait plutôt qu’après un séjour de deux mois encore auprès de son père, il aurait rempli tout son devoir et se trouverait en règle avec les convenances.

Et, de son regard perçant, il cherchait là-bas, par-dessus les coteaux, du côté de Paris. Il songeait…

Il songeait à Nelly de Giverny, une chanteuse légère dont il était l’amant depuis dix-huit mois. Jusque-là, il ne s’était adonné qu’aux amours passagères, qu’il sablait comme du champagne, aimant trop le plaisir pour se prendre à la passion qui enchaîne. Mais, dès qu’il l’avait entendue, cette Nelly, sur la scène, il s’était senti possédé, ensorcelé. Pourtant elle n’était qu’à peine jolie ; ce qui l’avait conquis, c’était sa voix, une voix dont chacun parlait d’ailleurs comme d’un maigre filet sans art. À ce sujet, ses amis ne lui épargnaient pas les plaisanteries, surtout lorsqu’il essayait de justifier son enthousiasme. Mais il n’y pouvait rien : c’était dans le timbre, dans la vibration, il ne savait quel insaisissable frémissement, que les autres n’entendaient pas sans doute, sans rapport peut-être avec la musique, mais qui l’enchaînait, lui, le laissait comme un oiseau sous le regard du serpent. Et le charme de son chant, il le retrouvait dans la note claire, trémulante, de son rire. Souvent, à brûle-pourpoint, il lui demandait de rire, d’imiter son propre rire ; et il écoutait. Déjà il ne comptait plus les folies auxquelles cette femme l’avait entraîné.

Et là, sous les arbres silencieux, tout en regardant les coteaux, il pensait à elle ; une nostalgie toute physique irritait en lui le désir de l’entendre chanter, de l’entendre rire.

Et il entendit rire.

Tressaillant, il poussa son cheval à travers un bois de bouleaux jusqu’à l’entrée de la prairie communale, d’où les voix partaient. Deux petites filles, en sarraus bleus, venaient de passer la rivière.

« Bonjour, monsieur, dit l’aînée.

– Bonjour, petite, qu’as-tu donc à rire comme cela ?

– Ah ! c’est ma petite sœur ! monsieur, si vous saviez comme elle est drôle, ma petite sœur ! »

Tandis que la cadette, gamine de cinq ou six ans, gambadait, espiègle, courait tremper ses pieds dans l’eau, sous les saules.

« Mais, demanda Anthime, comme elle revenait, toute piaffante, les galoches trempées, qu’est-ce que tu t’es mis sur les joues, farfadette ?

– Oh ! la vilaine ! » s’exclama la grande, riant de plus belle.

Et elle se dépêcha de lui frotter la figure avec son tablier, sur quoi les joues reprirent leur chaude couleur d’abricot.

« Elle s’est mis de la poudre de froment ; il y en a chez nous tout un boisseau, dans la huche… et voilà à quoi elle passe son temps ! L’autre jour elle s’en était mis sur les pieds ! Ce qu’elle est drôle ! si vous saviez ! À cause d’elle, tout le monde rit chez nous ! »

Anthime les laissa continuer leur chemin.

Les taillis s’assombrissaient. Là-haut, dans une coulée des bois, se profilait la façade terreuse, tous volets clos, du Petit-Fougeray.

Dans le lointain, le rire des enfants se mourait, comme, dans les soirs d’été, le cri d’un grillon solitaire, enfoui sous les hautes herbes.

Il essaya de faire décrire une volte à son cheval, mais le Comte Caradec, rouillé sur le manège, n’appuya qu’avec roideur ; il voulut lui faire prendre le trot, mais le Comte Caradec partit en boitant.

Alors, il le remit au pas, et tout lui sembla plus triste encore.

Il rentra.

Dans la cour, il eut la surprise d’apercevoir maître Paillaud qui, chargé d’une volumineuse serviette, regagnait sa voiture. La pensée de la succession lui revint à l’esprit.


« Eh bien, monsieur Anthime ? demanda Frédéric, en venant recevoir la bride.

– Décidément claqué, le pauvre Caradec ! » répondit Anthime, tandis que Michka, sorti précipitamment de la maison, l’enfermait dans un cercle de bonds et de jappements.

« Oui, oui, tu es un bon chien !… »

Dans le vestibule, arrivait de la cuisine, par la porte entrebâillée, un bruit de conversation ; et il entendit la voix de Perrine : « En voilà tout de même un aplomb d’amener un chien comme ça pour venir enterrer sa mère ! »

« Quelle idée !… sont-ils bêtes !… se disait-il, confus et mortifié… Sont-ils bêtes ! »