Monsieur des Lourdines/Chapitre VIII

Bernard Grasset (p. 151-164).
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Dans la chambre sévissait une chaleur étouffante, depuis près de deux semaines qu’un grand feu y brûlait jour et nuit. Assises contre le mur, près de la veilleuse, la religieuse, Perrine et Estelle disaient le chapelet. Tous les quarts d’heure, la sœur venait rafraîchir sur le front de la malade la compresse d’eau de Cologne conseillée par le médecin.

Dans l’après-midi, le curé du village était venu administrer les saintes huiles. Il ne restait plus d’espoir.

D’ores et déjà, l’hémiplégie s’était généralisée, paralysant, affirmait le docteur Lancier, les facultés de la conscience. Ce n’était plus, comme disait Perrine en pleurant, qu’un pauvre corps cloué sur le dos, comme un crucifix.

À ce moment, la pendule, dont on avait arrêté la sonnerie, marquait neuf heures.

Dehors, le vent faisait rage dans les arbres, ébranlait les croisées. Une pluie, armée de grêlons, fouettait les vitres, par rafales, coulait sur le verre comme d’une source ; et les femmes, troublées, surveillaient d’un regard soupçonneux, tout en remuant les lèvres : « … le fruit de vos entrailles est béni… » le grand bruit de purgatoire qui se faisait dans la cheminée.

M. des Lourdines s’obstinait à ne pas quitter le chevet. Ces derniers temps avaient fait de lui tout à fait un vieillard. En vain le médecin le suppliait d’aller prendre du repos, il ne voulait pas. Dans la débâcle de ses sentiments, de ses idées, c’était lui qui avait tué sa femme ; et ce remords le lancinait, s’acharnait sur le peu qui lui restait de vie consciente.

Effondré, le front sur le drap, il s’accusait, bégayait au ciel des prières, jetait sur l’oreiller des regards douloureux, tressaillait au moindre bruit :

Son fils n’arrivait pas.

Il lui avait écrit, dès la catastrophe. Si Anthime avait pris la première diligence, il aurait dû être arrivé maintenant. Quel que fût le passé – à cause du passé ! – n’était-il pas monstrueux que sa place restât vide devant le lit de mort de sa mère ?

Elle lui avait pardonné. Plusieurs fois, alors qu’il ne lui était pas impossible encore de se faire comprendre, elle l’avait demandé.

Le malheureux homme, en proie à l’instinctive et poignante folie de l’espoir quand même, tendait l’oreille, se tenait à l’idée d’une guérison miraculeuse amenée par l’apparition du fils au pied de la mère. Mais son front retombait, découragé, car ce n’était jamais que le vent dans les arbres, ou une ardoise dégringolant de la toiture, ou une persienne qui criait sur ses gonds.

Le docteur Lancier entra, s’approcha de l’agonisante, et, sans soulever le poignet de dessus les couvertures, lui tâta le pouls. M. des Lourdines ne perdait rien de ses expressions ; il le vit lâcher doucement la main et faire une grimace, tout en tournant une cuiller dans une potion.

« Notre monsieur, vint annoncer une voix essoufflée…, une voiture !… elle arrive dans l’avenue…

– Une voiture !

– On voit les lanternes… »

Il se mit debout ; la tête lui tourna, il dut s’appuyer sur le lit.

« Du calme ! je vous en prie, intervint à voix basse le médecin ; voulez-vous que je vous accompagne ? »

Il secoua la tête, la respiration coupée, fit signe que non. S’étant ranimé un peu, il s’avança vers la porte avec peine. Il lui semblait que, cette porte, il ne l’atteindrait jamais !

Dans l’escalier, il dut s’arrêter pour reprendre haleine. En bas, il se trouva sans lumière et seul.

Il frissonna. Il n’osait pas s’avancer.

Par la porte ouverte du vestibule, le vent et la pluie s’engouffraient. Au pied de l’escalier il restait, incapable de faire un pas, scrutant ce qui allait se passer dans ce noir, derrière toute cette eau qui bouillait sur le perron.

Dehors, les falots de Célestin et de Frédéric se haussèrent et s’abaissèrent en manière de signaux ; puis, soudain, deux feux éclatants, deux phares, un cliquetis d’acier ; les ténèbres fumèrent, et une berline, dans un nuage de sueur, tourna pour ranger les marches.

La portière s’ouvrit, un lévrier blanc sauta… puis une tête, des épaules… et ce fut lui… lui… debout… grand… dans un carrick… Il le voyait, il voyait aussi les toiles cirées ruisselantes, et le tremblement de fatigue qui agitait la jambe d’un des chevaux. Tout dansait devant ses yeux, tout se brouillait dans sa tête !… Ce fils, qu’il attendait tout à l’heure si anxieusement, dont la présence devait ranimer le regard de sa mère, c’était surtout, maintenant, le fils qui les avait ruinés. Il en oubliait qu’il venait de l’appeler de toutes ses forces, et il restait là, anéanti, broyé par les coups de son cœur.

Déjà le lévrier s’était introduit, promenait, dans l’obscurité du vestibule, le bruit sec de ses griffes, sur le carrelage.

« Michka, ici !… ordonna Anthime, un pied à l’intérieur de la maison… Frédéric, enferme mon chien dans l’écurie… Est-ce que mon père est dans la chambre ? demanda-t-il plus bas.

– Anthime !… prononça une voix, faiblement, tout près de lui.

– Ah ! c’est vous, mon père ! tressaillit Anthime, dont les bras cherchèrent dans le noir et se refermèrent sur des épaules, des épaules inertes.

– Comment est-elle ?… questionna-t-il… quelle est sa maladie ?… Votre lettre était si courte ! »

Célestin, avec des bagages sur son dos, entra, porteur d’un feu, et Anthime entrevit avec effroi le visage paternel, des yeux fous… fixes.

« Mon père !… mon père !… vous ne me dites rien ! »

Il crut qu’elle était morte. M. des Lourdines dégagea doucement ses mains de celles de son fils, eut un geste désespéré, et lui fit signe de le suivre.


La chambre, chaude, sentait l’éther, fortement. Impressionné par cette odeur, par le mystère funèbre dont s’enveloppait dans l’ombre la masse confuse du lit, Anthime, un moment, hésita ; quand une flamme plus haute du foyer éclaira dans les oreillers une broussaille immobile.

« Maman ! »

Il se jeta au pied du lit et embrassa une main. Stupidement, M. des Lourdines regardait se traîner sur le plancher les bottes molles et brillantes de son fils. Puis Anthime se leva, pour tâcher de se faire reconnaître à la lumière d’une lampe, avancée à la fois par la religieuse et par le médecin.

« Maman ! »

Les paupières, tirées dans l’orbite, se tenaient presque closes sur une atone et pâle lueur.

« Émilie ! cria M. des Lourdines, penché sur elle, suppliant… Émilie !… C’est Anthime !… C’est lui !… il est revenu ! »


Elle mourut, au matin, vers les six heures.

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Dans sa chambre, une grande pièce tapissée de têtes de sangliers et de chevreuils – à l’une desquelles pendait une trompe de chasse –, Anthime pleurait. Il pensait bien que cette mort n’était pas sans lien avec la première attaque d’hémiplégie dont il avait été la cause. Et cet homme, dont la vie n’était qu’un long plaisir, qui n’avait jamais reçu l’enseignement de la douleur, cet homme pleurait aujourd’hui, un peu comme un tout petit pleure « sa maman ». Larmes sincères, au fond larmes puériles, peut-être peu durables !

Ce spectacle l’avait fortement secoué. Il avait toujours redouté de se trouver en présence des pommettes de la mort.

Assis à sa table, le front dans une main, tandis que, pensivement, ses doigts prenaient et lâchaient une petite soucoupe de porcelaine, des larmes lui coulaient. Il se rappelait pourtant avoir vu mourir quelqu’un, sa tante Désirée. Il avait dix ans alors. Dans un mouvement de détresse, il s’était jeté en larmes au pied du lit. Les parents disaient : « Il faut faire sortir cet enfant » ; il n’avait pas voulu. Frédéric lui avait mis la main sur l’épaule : « Monsieur Anthime, venez voir les chevaux… » Il n’y était pas allé ; et soudain il avait vu s’ouvrir la bouche et se violacer les traits.

Mais l’événement qui venait de se produire déconcertait son esprit, formé depuis à des émotions moins cruelles ; et même, à certains moments, cette mort ne lui paraissait être rien de plus que la terminaison d’un rêve, du rêve harassant qui, pendant six jours et six nuits, l’avait emporté à travers les campagnes.

Un repentir, bien réel cependant, le troublait : le soir où son domestique lui avait apporté au cercle la lettre, urgente qui contenait ces mots : « Reviens tout de suite, ta mère est très malade », il se trouvait en train d’une partie de baccarat avec plusieurs de ses amis, dont le prince Stémof, son intime. Eh bien, il n’avait pas jeté ses cartes, il avait continué de jouer ; et cela, précisément parce qu’il perdait, parce qu’il eût craint que ses partenaires ne le soupçonnassent d’avoir saisi, avec un empressement secret, l’occasion de sauver les deux mille francs de son enjeu !

Mais comme, véritablement, ce souvenir lui donnait du remords, il le chassa vite, car son esprit excellait à écarter de soi toute idée quelque peu importune.

Il quitta son vêtement, et se trempa la figure dans de l’eau froide.

Sans doute, maintenant, les femmes avaient fini d’habiller sa mère. Il se dépêcha, passa rapidement le peigne dans ses cheveux crêpelés, et endossa une redingote de teinte sombre, qui dessina sa taille fine et ses larges épaules. Puis encore, il essuya ses yeux, qui étaient petits et brillants, tout semblables à ceux de sa mère, dont il avait aussi la main longue, blanche et molle.

Il la retrouva, étendue sur son lit. On lui avait mis une robe de satin et, sur les cheveux, la dentelle noire dont elle faisait usage. À ses mains jointes sur sa poitrine s’enroulaient les gros grains d’un rosaire. La figure plombée, bouffie, ne dormait pas. Mais, malgré le trouble qui, à la vue de cette dépouille, lui fit fléchir les genoux, la figure de son père le frappa : le grand jour démasquait toute la ruine de son visage, meurtri, ossifié, méconnaissable. Il se tenait près du lit, les yeux baissés.

Tous les domestiques entrèrent, suivis de quelques personnes des environs, parmi lesquels Joseph, le tourneur de rouet.

On avait ouvert la fenêtre ; il ne pleuvait plus. Un torrent d’air rafraîchissait la pièce.

Suivant l’usage, Mme des Lourdines allait être exposée sur un lit de parade ; mais, afin de faciliter aux paysans l’accès de la chambre mortuaire, ce lit venait d’être dressé dans le petit salon du rez-de-chaussée.

Restait à descendre le corps ; il était même nécessaire de ne point tarder. La religieuse ramena délicatement sur lui les côtés du drap, et il y eut un remuement dans l’assistance ; on se reculait.

D’elles-mêmes, comme jalouses d’être les premières à rendre cet hommage à leur maîtresse, Perrine et une femme de charge s’avancèrent, et de leurs fortes mains rouges de laveuses tordirent la toile du côté des pieds.

Frédéric aussi s’approcha.

« Non !… intervint M. des Lourdines, Anthime ! » et, montrant le haut bout du drap, il répéta: « Anthime ! »

Anthime tressaillit, regarda son père, regarda les deux femmes qui attendaient.

Il alla ; il était blême.

Le corps fût soulevé.

Qu’il vînt d’être choisi pour transporter sa mère, obscurément sa pensée lui représentait qu’il était dans l’ordre sans doute que cela se fît ainsi.

Impressionné au dernier point, il piétinait, les reins ployés sur un poids qu’on eût dit infini, et il se roidissait pour ne pas chanceler. Tout le monde suivait.

La descente de l’escalier fut particulièrement pénible.

D’une marche à l’autre marche, il était obligé de s’arrêter, comme s’il n’y voyait plus, de sonder le vide avec la jambe. Ses pas tombaient lourdement. Il n’avançait qu’en tirant en arrière. Son visage, amaigri en quelques minutes par l’effort, par l’émotion, se mouillait d’une sueur de lutte.

Il ne voulait pas, par un scrupule naturel, que le corps touchât ; mais surtout, il essayait de ne pas voir, de s’abuser sur l’identité de son fardeau ; il avait beau faire : sans cesse, sous ses yeux, sortait par un entrebâillement, se montrait une touffe de cheveux gris !

Un instant, il dut s’appuyer contre le mur, il défaillait, et il ne vit pas, il n’entendit pas Estelle qui, toute sens dessus dessous, les mains tendues, prête à le secourir, le rejoignait, disant :

« Oh ! monsieur Anthime, pourrez-vous ?… vous êtes pâle !… pourrez-vous ?… »


Derrière, M. des Lourdines souffrait d’avoir infligé cette tâche à son fils. Mais il avait en même temps l’impression d’être, sans qu’il s’en pût défendre, l’instrument d’une mystérieuse et toute-puissante Volonté. ==Page:Châteaubriant, Alphonse de - Monsieur des Lourdines, 1912.djvu/177==