Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXV

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 375-391).


CHAPITRE XXV,


Où M. de l’Étincelle fait une réapparition
dramatique.




She is persuaded I will marry her, out of her own love and flattery, not out of my promise[1].
Shakspeare. Othello.


L’attente de la nouvelle scène qui se préparait pour Odille entretint l’énergie nerveuse qui venait de la soutenir dans cette explication pénible ; il y avait des larmes sur son visage quand entra M. Théodose d’Armentières ; mais ses yeux n’en étaient que plus animés, et ses lèvres frémissaient encore des dernières paroles qu’elle avait prononcées avec l’accent d’une vive émotion. Ignorant ce qui se passait, et se croyant attendu par Odille, M. d’Armentières pressentit en la voyant qu’il était menacé d’une scène orageuse ; mais, en homme qui s’y préparait depuis quelque temps, qui s’étonnait même qu’elle n’eût pas eu encore lieu après l’avoir provoquée à dessein plus d’une fois, il s’arma de tout son sang-froid naturel pour pouvoir être affectueux impunément.

— Chère cousine, dit-il, quelque triste nouvelle vous affecte ? Je vous demande ma part de vos chagrins.

— Depuis long-temps, Théodose, vous prenez cette part aussi large que possible ; vous avez aussi, j’aime à le dire bien haut, oui, vous avez accepté, avec un noble courage, toutes les charges de notre amitié, tous les périls et tous les sacrifices auxquels elle vous expose. Lorsque la calomnie vous atteignit comme moi de ses traits empoisonnés en dénaturant l’acte le plus loyal de votre dévouement pour votre cousin, vous n’hésitâtes pas à offrir votre sang à l’homme qui, sous prétexte de défendre l’honneur de son ami, ne fit que confirmer toutes les préventions qui s’élevaient contre moi : je ne l’ai point oublié, Théodose. Sachant bien que je n’ai au monde que vous qui puisse attester que je n’ai jamais trahi non seulement mes devoirs, mais encore mes sentiments de femme, vous vous êtes toujours tenu à mes côtés pour me couvrir de votre estime, et plus d’une fois vous avez, je l’ai su par d’autres que par vous, refusé d’unir votre sort à une compagne riche et belle, uniquement parce que vous n’avez jamais cessé de vous croire obligé d’être prêt à m’accorder la réparation d’une calomnie dont votre générosité même avait été le prétexte. Mes délais, mes hésitations, ma fidélité à la mémoire de l’homme qui avait eu mon premier amour, n’ont pu vous rebuter. Vous avez respecté tous mes scrupules, toutes mes superstitions ; eh bien ! Théodose, au moment où ces scrupules devraient se taire, où ces superstitions devraient enfin s’évanouir devant la preuve d’un événement dont j’aimais tant à douter, au moment, dis-je, où je reçois les papiers authentiques qui me rendent libre de disposer de ma destinée, une nouvelle accusation, qui vous attaque seul, cette fois, Théodose, cherche à m’inspirer la méfiance sur votre sincérité. Oui, Théodose, habitué comme vous l’êtes aux lâches calomnies, vous pouvez m’entendre vous répéter sans détour par quel travestissement de vos intentions on voudrait me persuader que le seul ami qui me soit resté dans mon malheur, n’a fait, depuis quinze ans, que se parer d’un masque hypocrite, m’abusant d’une fausse amitié, d’un faux dévouement, et de toutes les fausses vertus que lui prête ma crédule reconnaissance.

Dans la longue comédie que M. d’Armentières jouait en effet depuis quinze ans, il faut bien le dire, ce comédien consommé, complètement identifié à son rôle, avait prévu toutes les formes possibles de cette scène critique, et il avait sa réplique prête pour toutes les réclames.

— Il semblerait à vous entendre, ma cousine, dit-il, que depuis que nous nous connaissons, c’est la première fois qu’on essaie de me représenter comme indigne de votre aimable partialité pour moi.

— Non sans doute, Théodose, mais c’est la première fois que la calomnie fait sur mon esprit une impression si pénible, et heureusement aussi la première où je puisse du moins vous justifier aux yeux de celui qui vous attaque.

M. d’Armentières crut prudent de préparer ici sa retraite en ayant l’air de ne répondre qu’à cette dernière phrase.

— Justifier quinze années d’une amitié aussi tendre et aussi chaste, aussi intime et aussi pure que la nôtre, répondit-il, je n’y sais qu’un moyen, ma belle cousine, c’est de nous aimer quinze ans encore avec les mêmes sentiments. Je suis tout disposé pour ma part à n’y rien changer, et je me félicite, après avoir rêvé quelquefois quelque chose de plus, je l’avoue aujourd’hui, que nous nous soyons tenus dans le cercle d’une amitié toute platonique. Je ne serais pas sûr d’avoir été aussi fidèle que vous à une passion moins raisonnable : amant ou mari, qui sait si je mériterais votre persévérance à repousser toutes les insinuations par lesquelles on me poursuit dans votre estime ? Ah ! combien vous avez été plus sage et plus prévoyante que moi avec ce que vous appeliez vos scrupules et vos superstitions, ma chère cousine ? J’ai cru même parfois, vous le dirai-je, que vous auriez été fâchée de recevoir ces papiers tant exigés par vous, et dont l’absence servait d’excuse à vos refus, quand je croyais de mon devoir de vous proposer une union qui, tout en justifiant peut-être la calomnie pour le passé, l’aurait fait au moins peut-être taire pour l’avenir.

— Ces papiers sont arrivés, les voici, Théodose.

M. Théodose d’Armentières examina les attestations consulaires laissées par M. de l’Étincelle sur la table d’Odille, et qui établissaient le décès de Charles-Maurice Babandy sur le brick la Zéphyrine, etc., etc. Voilà un argument direct, pensa-t-il, il s’agit de l’éluder le plus tendrement possible.

— Je comprends, chère cousine, que vous soyez émue, fidèle comme vous l’avez été à cette mémoire chérie. On n’aime pas deux fois comme vous aimiez Maurice, comme vous l’aimez encore, et, malgré la docilité avec laquelle je souscrivais à toutes vos conditions lorsque j’offris de remplacer son nom par le mien, vous avez bien deviné que le mari aurait été plus jaloux que le cousin et l’ami. Aujourd’hui même que ces pièces écartent tous les doutes qui me restaient à moi comme à vous… je ne sais si je serais assez sûr de mon cœur pour n’être que de nom le successeur de Maurice. Il n’est plus ! ! je puis maintenant vous le dire, Odille, sans savoir si par cet aveu je n’ôterai pas à mon dévouement si calme une partie de son mérite… et pourtant je croirais plutôt en avoir montré un plus grand, un plus difficile Ah ! je ne vous l’aurais jamais révélé si vous ne m’en aviez guéri vous-même à la longue par votre sage et pudique fidélité à un autre ; mais, quelque insensible que j’eusse pu vous paraître, mon amitié a eu besoin d’efforts bien héroïques pour se contenir dans les bornes où vous l’avez toujours circonscrite ; et tout en maudissant la calomnie d’avoir troublé votre mutuelle confiance, que de fois j’ai envié à Maurice proscrit, errant, mort même, le bonheur d’inspirer de pareils regrets ! Jugez donc, chère cousine, si je suis aujourd’hui excusable de sentir renaître en mon cœur ces sentiments étouffés naguère par l’honneur et le devoir, de les sentir renaître pour celle que j’ai vu croître et grandir, votre vivante image…

— Pour ma fille ! s’écria Odille, qui aurait pu être en tout temps blessée, comme femme, de cette contre déclaration, mais qui, en un pareil moment, y trouvait la confirmation cruelle des doutes injurieux qu’elle venait de repousser avec tant d’énergie ; pour ma fille ! répéta-t-elle avec une amertume dont M. d’Armentières s’étonna, ayant donné à ses paroles ce qui lui semblait un tour si adroit et si galant.

— Oui, pour Isabelle, poursuivit-il, baissant la voix en commençant à craindre d’avoir dépassé le but ; je ne saurais dissimuler plus long-temps un amour qui vous explique pourquoi je me suis quelquefois plaint à vous de n’avoir pas été consulté dans certains de vos projets, auxquels j’ose croire que vous n’auriez pas donné suite, si j’avais voulu parler plus tôt. Mais j’ai long-temps hésité à vous faire part des miens, quelque persuadé que je fusse qu’ils pourraient heureusement s’accorder avec notre situation mutuelle, et que nous y trouverions, vous et moi, la réalisation si complète de tous nos plans de bonheur. J’espère, en parlant si tard, ne pas être accusé par vous de n’avoir songé égoïstement qu’à moi seul…

Odille gardait le silence, accablée de la vérité qui luisait à ses yeux. M. d’Armentières continua donc de traiter seul cette question délicate, et de la résoudre brusquement contre lui-même avec sa générosité habituelle : — Mais je savais toutes les objections que vous pouviez m’opposer, ma chère cousine, je craignais que M. Paul n’eût profité de tous les avantages que devait lui donner votre consentement ; peut-être a-t-il déjà su parler au cœur d’Isabelle…. ; dites-le-moi franchement, mon amie…, renonçant à jamais au mariage, je saurai alors dissimuler cette dernière passion comme j’ai dissimulé l’autre, j’aurai le courage d’en faire le sacrifice à votre repos et à celui d’Isabelle. Je vous ouvre mon cœur sans espoir, décidez de mon sort et croyez que……

— Assez, monsieur, assez, dit enfin Odille en l’interrompant avec dignité ; je n’ai pas besoin que vous veniez si obligeamment à mon aide pour me dicter refus pour refus. Votre générosité, qui ne vous abandonne pas dans cette dernière feinte, veut que la partie soit égale entre nous, que nous soyons également à plaindre, n’est-ce pas ? moi, de ne plus trouver ce second mari qui s’offrait à moi jadis avec une abnégation si touchante ; vous, d’être malheureux dans cette nouvelle passion ? Vous serez long-temps un problème pour moi, mon cousin ; depuis un quart d’heure, je vois pourquoi j’étais obligée de vous croire sur parole quand vous me répétiez autrefois qu’il y avait entre nous mille liens de sympathie, car je n’en trouvais aucun, il faut bien vous le dire. Je m’explique enfin l’ingratitude dont je me reprochais souvent de payer une amitié aussi dévouée, aussi attentive que la vôtre ; car nous autres femmes, nous nous estimons bien froides quand notre amitié ne ressemble pas un peu à l’amour. Tout s’explique enfin, Théodose : lorsque votre main était dans la mienne, nos cœurs étaient aux antipodes ; je ne pouvais vous comprendre, parce que j’étais la franchise et vous la dissimulation même. Quels ont été vos motifs dans cette longue comédie ? je ne veux pas les connaître. Quant aux miens pour vous soumettre à l’épreuve où vous vous démentez, apprenez qu’ils sont involontaires, et que je n’eusse tiré de votre dévouement d’autre avantage que de pouvoir l’opposer à ceux qui m’ont forcé de vous démasquer malgré moi.

Nous comparions tout à l’heure M. d’Armentières à un comédien : c’était en effet un comédien fort habile ; mais plus il était à son rôle, plus son embarras fut grand de se voir ainsi arrêté au milieu d’une de ses plus belles tirades, par une femme qui depuis douze ans se prêtait si naïvement à toutes les fables dont il composait ses rapports avec elle. Le comble de l’art eût été, selon lui, de finir le roman de leur intimité, comme il se vantait de l’avoir commencé, en martyr de l’amour et du devoir, qui savait souffrir et se taire, aimer et sacrifier sa passion. Jusque là, tels avaient été les bénéfices du personnage, héros sentimental dans certains salons, homme à bonnes fortunes dans d’autres, confondant amis et ennemis par ses réputations contradictoires, mais certain partout de fixer l’attention, unique but de sa stérile vanité. Qu’Odille eût jusqu’ici refusé de s’alarmer des indices de la passion nouvelle de M. d’Armentières, il ne s’en était pas inquiété : c’était une preuve qu’elle avait toujours foi en lui ; mais qu’elle refusât de croire à sa propre confession du fait, et qu’au lieu de le plaindre d’être si malheureux dans ses amours, elle y trouvât tout-à-coup le secret de sa longue comédie, c’était pis qu’un coup de sifflet pour l’auteur et le comédien, c’était la toile qui se baissait avant le dénouement au milieu des huées de la foule. Ne pouvant, comme Tartufe, s’emparer de la maison, il n’avait plus qu’à se retirer de la scène et aller recommencer ailleurs une autre pièce. Il ne resta donc à M. d’Armentières que la ressource de faire de son dépit un dernier faux semblant de résignation philosophique : — Madame, dit-il, je n’avais jamais eu besoin de réfuter la calomnie qui s’adressait à vous pour dénaturer une de mes actions ou un de mes sentiments ! vous lui opposiez vous-même mon caractère en démenti ; il paraît qu’aujourd’hui la calomnie a été plus heureuse, c’est mon caractère entier qu’elle a su travestir. Je suis de trop ici, recevez mes adieux : je désire que le monde juge plus favorablement notre rupture qu’il n’a jugé notre intimité. Puissiez-vous n’avoir aucun remords de m’avoir méconnu. Quant à moi, madame, je ne me résignerais pas ainsi à perdre votre bonne opinion, si je ne croyais qu’avec celui qui a le bonheur de m’être préféré, je vous deviens chaque jour moins utile, comme ami et comme protecteur.

À peine ces mots étaient-ils prononcés que la porte de la chambre où s’était jusque là tenu le témoin muet de la scène s’ouvrit, et montra à M. d’Armentières un visage qu’il reconnut, quoique bruni et altéré par le soleil du Nouveau Monde : — Rassurez-vous, monsieur, dit ce personnage qui venait démentir lui-même les pièces si bien rédigées pour attester sa mort ; — rassurez-vous, les amis et les protecteurs ne manqueront plus à madame Babandy, et si son nom lui pèse, j’en ai un autre à lui offrir ; le voilà avec mon adresse, monsieur. Soyez plus calme, Odille, ce n’est point une provocation en duel que je remets à M. d’Armentières : cette carte lui indique seulement que l’ami et le protecteur qui le remplace n’est pas celui qu’il a cru revoir… et qui seul aurait à lui demander raison de sa prétendue générosité… Faites trêve à cet effroi, monsieur ; je ne suis pas un spectre sorti du tombeau pour personnifier le remords. Ce que je viens d’entendre effacerait pour votre cousin lui-même, s’il vivait encore, douze ans d’injustes soupçons : vous lui rendriez sa femme, non pas seulement avec la chasteté du corps, mais encore avec celle du cœur. Cependant, monsieur, comme cette double réhabilitation ne pourrait être admise par le monde qu’en lui révélant un secret dont je ne veux pas abuser, souvenez-vous que M. de l’Étincelle consent à laisser ce secret sous le linceul de Maurice Babandy, qui pourrait en revenant à la vie ne pas se croire lié par la promesse que j’ai faite de le taire. Enfin, monsieur, comme vous seriez embarrassé dans le monde pour expliquer comment la mort de votre cousin peut vous dispenser d’épouser sa veuve, voici une déclaration signée par elle, et attestant d’avance qu’elle refuse l’offre de votre main et vous dégage de toutes vos promesses, tout en restant reconnaissante de votre fidèle dévouement. À vous tout l’avantage d’une honorable retraite, monsieur. Vous ne vous plaindrez donc pas de nous.

M. d’Armentières était attéré par cette apparition ; il se remit toutefois de son trouble pour répondre :

— Ce n’est pas ici le moment de nous expliquer, monsieur ; je serai à vos ordres partout où vous voudrez, et il sortit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Je vous le répète, Odille, dit Maurice, il n’y aura pas de duel entre nous, il y a deux mois, je vous aurais pas parlé ainsi ; mais ne m’interrogez pas là-dessus, et permettez-moi d’aller rejoindre dans le jardin quelqu’un qui aura comme moi à vous faire une loyale réparation…

Avons-nous besoin de dire au lecteur qu’avant de parler ainsi, Maurice avait serré Odille dans ses bras ?

Ce n’était pas assez peut-être, diront mes lectrices ; mais, héros de roman malgré lui, Maurice se défiait de tous les sentiments exagérés et de toutes les situations romanesques : que les dames lui pardonnent si, après ce qu’il venait d’entendre, il ne tomba pas aux genoux de la femme qui lui avait conservé douze ans cette double fidélité sur laquelle il ne comptait plus.

Quant à M. Théodose d’Armentières, nous le laisserons livré au dépit d’un homme qui sent trop tard qu’il a pendant quinze années, dépensé à de petites passions et à de petites intrigues une imagination et un esprit capables de faire la fortune d’un courtisan politique. Pour terminer notre comparaison de tout à l’heure, son désespoir était celui d’un comédien-auteur qui, au lieu d’être proclamé le rival de Shakspeare ou de Molière, se voit chassé d’un théâtre de vaudevilles. — Heureusement pour son activité il était assez jeune encore pour changer de scène, et au moment où nous écrivons, ses nouvelles aventures suffiraient pour nous fournir la matière d’un roman politique… Mais nous attendons son autorisation pour le publier.




  1. Elle est persuadée que je l’épouserai, parce qu’elle m’aime et se flatte, et non parce que je le lui ai promis.