Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXIV

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 361-374).


CHAPITRE XXIV,


M. de l’Étincelle oublie deux ou trois fois le rôle
difficile qu’il veut s’imposer.




Serait-il possible que Dorante vînt me chercher en ce lieu, qu’il me rapportât son cœur, qu’il fût touché d’un véritable repentir, et qu’il ne voulût plus désormais vivre que pour moi seule !
L’Esprit de divorce, comédie, par M. De Morand, gentilhomme arlésien.


Les deux personnes qui se trouvèrent ainsi en présence s’observèrent quelque temps sans se parler, décidées à garder aussi fidèlement que possible la condition de leur entrevue ; c’étaient leurs âmes qui cherchaient à se deviner dans ce long regard, et avant de s’envelopper en quelque sorte de la fiction qu’elles allaient adopter, elles auraient voulu échanger, peut-être malgré elles, au moins un sentiment de sympathie douloureuse. Il leur fut aisé de voir que l’expression d’impassibilité de leurs visages n’était qu’une affectation pénible, et que leur émotion ne tarderait pas à se faire jour. Odille, qui rompit la première ce silence significatif, feignit cependant de ne voir dans les yeux du prétendu M. de l’Étincelle que la froideur mélancolique dont il prétendait s’armer ; son instinct de femme eût suffi pour lui inspirer le langage de la plainte alors qu’on lui défendait de se livrer à la naïveté de ses sentiments.

— Vous vous êtiez bien annoncé, monsieur ; vous tenez parole : vous êtes bien celui que vous voulez être, un étranger pour moi, rien de plus. Il était à peu près superflu de me prévenir contre une fausse ressemblance, je n’aurais pu jamais reconnaître en vous celui dont le nom n’existe plus, dont le cœur n’est plus que cendres, je le vois bien.Votre lettre est obscure, monsieur, sur beaucoup de points, mais elle ne m’a paru que trop claire sur celui-ci : après m’avoir crue coupable pendant douze ans, vous pensez que si mon mari vivait, et s’il lui était enfin survenu des doutes en ma faveur, il croirait me devoir peut-être une réparation, mais une réparation dictée par un sentiment de justice, et non par un retour de tendresse. Il viendrait comme un juge me dire : Je me suis trompé, j’ai cru trop facilement ce faux témoin qui s’appelait l’opinion publique ; je vous ai condamnée, mais l’unique et tardive indemnité qu’il me reste à vous accorder, c’est de casser froidement ma première sentence.

— Madame, répondit M. de l’Étincelle, Dieu lui-même ne peut revenir sur le passé. Si votre mari vivait encore, il ne pourrait en effet vous rendre que cette justice froide et incomplète, il vous dirait : Moi qui ai cru être à la fois juste et clément, j’ai besoin à mon tour d’un pardon généreux. Lorsque je me privai volontairement de la compagne qui eût ôté à mon exil toute son amertume, je me croyais seul digne de pitié… elle l’était plus que moi. Je reconnais mon erreur, mais trop tard, hélas ! puisqu’il ne nous reste plus qu’à respecter réciproquement la situation nouvelle dans laquelle cette erreur fatale nous a placés l’un à l’égard de l’autre.

Si votre mari vivait, madame, et que la loi du divorce eût été rétablie, il l’invoquerait lui-même, non plus en sa faveur comme lorsqu’il vous croyait coupable, mais en la vôtre pour vous rendre libre… En l’absence de cette loi, avant de mettre de nouveau la mer entre vous et lui, avant d’aller s’ensevelir dans la solitude où sa destinée lui aurait donné un nouveau nom et une nouvelle compagne, il vous remettrait ces pièces attendues par vous, et qui, constatant sa mort irrévocablement, vous autorisent à vous dépouiller vous-même d’un nom qui ne peut plus être pour vous qu’une sorte de pénible souvenir.

— Voilà bien comme les hommes nous jugent d’après leurs propres cœurs. Au bout de douze ans d’une mort vraie ou supposée, quelle est la femme qui n’a pas oublié son premier lien ? Si cette femme n’a pas joué surtout pendant douze ans le drame tout extérieur d’un deuil d’apparat ; si le sourire a reparu sur ses lèvres ; si elle s’est mêlée de nouveau à la foule ; si, dans son isolement et sa faiblesse, elle s’est moins défiée du monde que de la retraite ; si, victime des convenances et de l’opinion, cette femme a paru se résigner à un lien nouveau ; oh ! sans doute, son cœur aussi est consolé de son veuvage ! c’est une femme légère pour le moins ; on peut évoquer sans danger pour elle le fantôme de son premier amour, ressusciter une image chérie, et lui dire froidement : si celui que vous avez aimé vivait encore, il n’aurait à vous offrir que le sentiment d’une tardive estime, achevez donc de l’oublier.

— Croyez, madame, qu’en se présentant inopinément à votre vue, celui qui vous a effrayé cédait lui-même à un invincible entraînement ; qu’il ne pensait qu’à revoir des lieux où le bonheur lui avait souri autrefois ; et que, sans cette rencontre imprévue, il se fût contenté peut-être de ces secrets adieux, ignorés de vous-même. S’il s’est décidé à venir vous remettre ces papiers qui vous rendent libre, c’est qu’il s’est imaginé avoir été trahi à la fois par son imprudence et par l’indiscrétion d’une fille bien aimée. Cette fille, madame, quand il est revenu en Europe, j’oserai vous le confesser, il avait l’intention de la ravir à sa mère coupable ; il la laisse à sa mère justifiée, en se félicitant d’être d’accord avec elle sur le choix d’un mari qui la rendra heureuse…

— Ma fille ! et son père, croyez-vous, monsieur, renoncerait ainsi facilement à elle en ma faveur, après lui avoir sans doute donné le regret de n’avoir pas toujours aimé et respecté sa mère autant que son institutrice…… Mais je me suis promis de ne faire aucun reproche, et d’être reconnaissante de toutes les grâces dont se composerait la réparation qui me serait accordée par mon mari s’il vivait encore, et si toutes vos autres suppositions étaient des vérités. Je vous remercie, monsieur, d’avoir daigné, au lieu et place de mon mari, me réhabiliter dans la bonne opinion de ma fille….

— La récrimination est amère, madame ; mais je m’y soumets.

— Vous vous y soumettez, monsieur ! Oh ! rien ne troublerait, à ce que je vois, l’heureux calme de celui que vous représentez si bien. Admirable philosophie que celle de l’indifférence ! Que je vous félicite, monsieur, si vous la possédez pour votre compte ! pour moi, je l’avoue, je suis plus modeste : je ne dois qu’à ma légèreté le sang-froid avec lequel je vous écoute… Que les femmes sont heureuses d’être si mobiles et si oublieuses ! Oh ! comme autrefois une seule des suppositions que nous faisons ici en devisant tranquillement eût suffi pour m’arracher des cris de désespoir ! Moi, supporter la froideur de Maurice alors que je l’aimais, oh ! non, non ; et je lui aurais dit : Plutôt votre colère, Maurice, plutôt vos soupçons et votre vengeance que cette réhabilitation sans amour. Maudits soient-ils ceux qui m’ont justifiée à vos yeux avec la logique et les preuves matérielles des avocats ; maudits soient ces hommes compatissants qui vous ont arrêté lorsque vous veniez armé de votre aveugle ressentiment me confondre par votre présence, me reprocher mon crime, ou m’accabler de votre mépris. J’étais prête à vous revoir ainsi, Maurice, sans embarras ; j’avais même rêvé autrefois dans ma douleur que vous pourriez venir, animé d’une jalousie plus terrible, me traîner par les cheveux, me fouler aux pieds, me laisser tout juste le temps de dire une prière, et me poignarder ; oui, je l’ai quelquefois cru possible, et j’envisageai une semblable entrevue sans effroi. Je me voyais expirante dans vos bras sans me plaindre… Mais entre le coup qui me perçait le cœur et mon dernier soupir, j’avais pu prendre le ciel à témoin de mon innocence, je vous avais persuadé… et je vous pardonnais ma mort, parce que votre violence même était une preuve d’amour… Excusez, monsieur, ce souvenir de mes premières angoisses ; douze ans se sont écoulés ; j’ai eu le temps de me consoler, je le répète, le temps de sourire de ce désespoir romanesque qui n’existe que dans les tragédies et les romans…. Vous croyez donc, monsieur, que si Maurice vivait, il aurait meilleure opinion de mon bon sens et me proposerait lui-même de l’imiter, de briser comme lui mon premier lien, d’en contracter un autre ; vous croyez que, par un sentiment de justice et d’impartialité admirables, il me pardonnerait d’avoir accepté la calomnie comme un jugement sans appel, et n’éprouverait aucune jalousie à me voir, lui vivant, faire sans hésiter ce que j’ai tant hésité à faire le croyant mort, ce que je n’aurais fait qu’en pouvant me dire que j’étais à peine infidèle à sa cendre, puisque je me remariais sans amour, et pour prouver au monde que celui qu’on accusait de m’avoir avilie m’estimait cependant assez pour me donner son nom ; car tels eussent été mes motifs, monsieur ; et vous croyez, je vous le demande, que Maurice aurait été assez indifférent, assez juste, si mieux aimez, pour m’engager lui-même à l’oublier dans les bras de l’homme qui a dû jadis, s’il m’aimait jadis, lui inspirer une si horrible jalousie ?…

— Oh ! non, jamais ! s’écria le prétendu M. de l’Étincelle, sortant enfin du cercle de froideur dans lequel il avait cru jusque là pouvoir se renfermer ; jamais, madame !

Les femmes connaissent mieux notre cœur que nous ne le connaissons nous-même ; nous sommes encore jaloux alors que nous n’aimons plus, et Maurice s’était en vain persuadé qu’il n’aimait plus Odille, parce que son cœur, partagé entre deux amours, se croyait tout entier à celui de Dolorès. Odille avait touché la corde sensible.

— Et cependant, reprit-elle, vous qui êtes un autre lui-même, disiez-vous, monsieur, au profit de qui pensez-vous donc m’apporter ces papiers qui me rendent libre ? Quel autre que M. d’Armentières, qui seul sait combien j’ai été calomniée, pourrait m’offrir son nom et sa main ? À quel autre oserais-je moi-même aller dire, si un autre me recherchait : Je vous préviens, monsieur, que je ne me marie que pour changer de nom ; que je vous apporte un cœur qui se réserve de n’être jamais qu’à mon premier mari, fidèle à sa cendre s’il est mort. Voilà quelles eussent été nos conditions avec M. d’Armentières, monsieur, voilà celles qu’il avait acceptées, cet homme qu’on a si légèrement cru coupable de trahison, alors qu’il était tout générosité, tout dévouement.

— Arrêtez ! madame, s’écria l’interlocuteur d’Odille : ce que j’ai entendu jusqu’ici eût percé le cœur de Maurice, ses regrets seraient devenus des remords, n’en doutez pas, lorsque croyant sa femme calomniée, mais devenue à bon droit indifférente pour lui, il apprendrait qu’il a été à la fois injuste et ingrat en disposant de lui-même ; mais quelque froideur qu’il pût affecter pour justifier pleinement la vôtre… quelque liberté qu’il dût laisser à votre nouveau choix, une seule chose lui serait impossible, ce serait de vous désigner lui-même celui dont il resterait toute sa vie jaloux, oui jaloux, même avec un autre amour, puisque telle est la contradiction de notre faible nature. Pour ce qui est de l’homme que vous avez nommé, vous vous trompez, madame, si vous croyez que sa justification soit la conséquence de la vôtre. Une des raisons qui m’ont fait consentir à cette entrevue est mon désir de le démasquer, cet homme sans cœur, cet héritier d’une haine de famille qu’une lâche envie sans l’excuse de l’amour poussa seul autrefois à troubler notre bonheur domestique ; cet homme qui, ne pouvant vous aimer, voulut du moins vous compromettre ; cet homme qui n’a cessé depuis de jouer un rôle de dévouement, de générosité et de sagesse pour mieux masquer son égoïsme infernal.

— Monsieur, dit Odille, cet homme accusé a voulu sauver Maurice proscrit ; cet homme a respecté la femme de l’exilé pendant douze ans ; cet homme a mis l’épée à la main pour punir un de mes accusateurs, et il eût lavé avec son sang la tache faite à votre nom, si une tache pareille se lavait avec du sang ; cet homme a sacrifié pour moi son état, il a refusé pour moi des établissements qui lui étaient offerts, et pour moi encore après douze ans de délais dont je suis seule responsable, il est prêt à réparer la calomnie dont il fut la cause innocente… J’aurais cru, monsieur, que de pareils titres devraient vous forcer sinon à l’aimer, du moins à ne pas le flétrir….

— Madame, je ne saurais admettre une pareille solidarité. Je viens, vous dis-je, pour démasquer les faux semblants de cet homme, son faux dévouement, sa fausse sagesse, sa fausse chevalerie qui se donne l’apparence de défendre une femme, et ne défend que sa propre vanité ; ses fausses promesses enfin, derrière lesquelles son égoïsme prévoyant tient toujours en réserve un prétexte évasif pour les éluder au moment de les accomplir ; trompant tout le monde autant par nécessité que par esprit d’intrigue, et qui vous trompe vous-même doublement aujourd’hui s’il n’a pas encore retiré cette offre de sa main ; car il a osé déjà essayer une nouvelle séduction contre votre fille.

— Contre ma fille ! s’écria Odille.

— Rassurez-vous ; il n’avait d’autre but que de se faire dénoncer à vous par votre fille elle-même, je dois le présumer, d’après ce que je sais d’ailleurs. Mais je tiens à prouver que je n’ai rien avancé de trop, et j’ai fait indirectement prévenir M. d’Armentières qu’il était attendu par vous ici ce matin Écoutez… c’est probablement lui qui sonne ; faites-le monter, et montrez-lui ces pièces ; vous verrez s’il est toujours disposé à être le successeur honoraire de votre premier mari.

— Je ne me prêterais pas volontiers, monsieur, à une pareille épreuve ; mais vous avez si long-temps cru à la calomnie qui a fait de moi une épouse coupable, que je ne puis trop vous convaincre de mon innocence. Entrez donc dans cette chambre, d’où vous pouvez tout écouter ; mais d’abord, quelque convaincue que je sois de la loyauté de M. d’Armentières, ou plutôt parce que j’en suis convaincue, je veux écrire d’avance ce que je serais maintenant déterminée à lui répondre, si c’était de lui-même qu’il renouvelât son offre d’ami dévoué.

En parlant ainsi, Odille écrivit quelques mots sur une feuille de papier à lettre, la cacheta, et la remit à M. de l’Étincelle. — Vous l’ouvrirez, dit-elle, quand vous aurez entendu la réponse de M. d’Armentières.

C’était en effet celui-ci qui entrait par la porte de la ville. Odille, paraissant sur la galerie, lui fit signe de monter, pendant que M. de l’Étincelle passait dans la chambre attenante à la sienne, et qui, comme toutes celles du pavillon, avait double porte, l’une sur un corridor, l’autre sur la galerie.