Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XXIII

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 351-360).


CHAPITRE XXIII,


Où les uns trouveront que cette histoire devient bien romanesque, et où d’autres daigneront faire la réflexion que sans cette ressemblance avec un roman l’auteur ne se fût pas donné la peine de l’écrire malgré son amour pour le naturel et le vrai.




He then described the gloom, the dread he found.
When first he landed on the chosen ground,
Where indefin’d vas all he hop’d and fear’d,
And how confus’d and troubled all appear’d ;
His thoughts in past and present scenes employ’d,
All views in future blighled and destroy’d :
His were a medely of hewild’ring themes,
Sad as realities, and wild as dreams[1].

Crabbe. The parting hur.


C’était un message embarrassant que celui dont Paul se trouvait chargé. Ce qu’il venait d’entendre lui paraissait le plus fantasque des romans. Il se demandait, par réflexion, si cette longue confidence faite au clair de la lune n’était pas le produit de sa propre imagination, ou du moins un conte inventé à loisir, sinon pillé dans quelque chronique castillane et arrangé pour une Revue par don Antonio de Scintilla, qui aurait voulu en essayer l’effet sur son jeune ami, en vrai professeur de langue et de littérature.

— Mais abuser à ce point de la personnalité ! oh ! non, impossible ! Puis quelle invraisemblance, si ce n’était la vérité même… une vérité palpable et logiquement prouvée… que cette triple individualité d’un homme qui est à la fois Don Antonio Scintilla, M. de l’Étincelle et Maurice Babandy ; hier le spectre de mon oncle, aujourd’hui mon oncle vivant. Non, ce n’est ni un rêve, ni une apparition, ni un conte…. Mais qu’il a bien raison, quelle fortune singulière est la sienne ! quelle suite de coups de théâtre pour un homme qui ayant, jeune encore, soumis son imagination à son bon sens, ne demandait qu’à vivre prosaïquement comme un bon bourgeois affligé de trente mille livres de rente, et qui se trouve être depuis quinze années un héros de roman malgré lui. On n’invente pas ces contradictions perpétuelles entre le caractère et la destinée…. Mais ma pauvre tante, quel contre-coup pour elle ! Hélas ! c’est pour elle surtout que saigne mon cœur. Comment lui annoncer une pareille entrevue ! comment l’y préparer ! comment lui dire en même temps : Espérez et n’espérez pas !… Consultons la lettre que je dois lui remettre, puisque j’y suis autorisé, afin que je puisse mieux retenir sans doute les instructions dont je ne dois pas m’écarter.


À Madame Odille Babandy.
Avenue de Bellevue, n° 12,

« Vous désirez me voir, madame… Ce qui est arrivé, lorsqu’une imprudente indiscrétion m’a déjà offert à vos regards, devrait peut-être vous faire redouter comme à moi une entrevue qui ne saurait évoquer que de funèbres images…. Lisez le nom que je signe au bas de cette lettre. Je ne puis être celui dont une vaine ressemblance a réalisé pour vous l’apparition d’un fantôme. Cependant à cause de cette ressemblance même, je ne veux point vous fuir et refuser de vous donner de vive voix une explication pénible, mais nécessaire. Je suis porteur de papiers qui démentent suffisamment toute fausse espérance ; ces papiers vous rendent veuve, mais libre. Il y a plus, celui que je représente, celui dont je vous transmettrai les volontés dernières vivrait encore, qu’il y aurait entre lui et vous une barrière infranchissable. Supposez-le vivant, les rôles seraient intervertis ; il reviendrait convaincu de votre innocence, mais ayant à son tour besoin de votre pardon…. Seriez-vous prête à le lui accorder…. ce serait trop tard pour l’un comme pour l’autre, lorsque, erreur ou crime, partagé entre deux consciences et entre deux devoirs, ne pouvant rappeler l’irrévocable passé, esclave pour l’avenir d’une parole donnée en quittant l’Amérique, ne s’appartenant plus, en un mot, il ne vous reverrait que pour prononcer avec une indifférence feinte ou réelle l’adieu d’une éternelle séparation. — Décidez maintenant.

» Quant à moi, je regretterais plus vivement l’indiscrétion qui me rapproche de vous, si au moment où vous devenez libre de toutes vos affections comme de tous vos liens, je n’avais à vous éclairer sur une liaison déjà trop funeste…. Je vous verrai donc, madame, et je vous expliquerai ce que ma lettre contient d’obscur, mais à cette condition que vous ne reconnaîtrez en moi que

« Antoine de l’Étincelle. »


En effet, cette lettre mystérieuse indiquait à Paul dans quelles limites il devait se tenir pour rester l’intermédiaire de son oncle et de sa tante. Il la cacheta, et attendit avec anxiété que le jour se levât, ne pouvant fermer l’œil, tant cette péripétie du drame, dont il se trouvait un des acteurs involontaires, agitait et troublait ses esprits.

Le matin, lorsque Odille vit son neveu l’aborder d’un air sinistre, pâle, les yeux fatigués par l’insomnie et la fièvre, elle aurait pu lui demander sérieusement si à son tour il avait aperçu aussi un spectre dans le jardin. Paul lui remit la lettre. Odille la lut deux fois, frappée d’une sorte de vertige. Ce fut pour elle comme une de ces énigmes lugubres que le sphinx de Thèbes proposait à ses victimes avant de les dévorer.

Elle passa plus d’un quart d’heure absorbée dans ses réflexions, oubliant qu’elle n’était pas seule.

— Paul, dit-elle enfin, je vois à votre air que vous savez ce que contient cette lettre. L’on vous a bien recommandé, sans doute, de n’en pas dire plus que je n’en puis deviner, mais je n’ai rien à vous demander. Paul, écrivez que je respecterai le mystère qu’on m’impose : le ciel exauce un peu tard la prière que je lui adressai jadis, d’être entendue une fois, une seule fois, de mon juge, avant d’être condamnée. Je me serais soumise à tout alors !… Dieu soit loué de son retour ! quoiqu’il revienne plus effrayant pour moi par cette indifférence dont il me parle, que par la colère de sa première sentence…. Dieu soit loué de son retour !… Mais tâchons de nous accoutumer à la condition qu’on nous impose : ne parlons que de M. de l’Étincelle, Paul….

Affectant l’apparence de cette légèreté qui jusqu’ici lui était naturelle, Odille ajouta :

— J’ai connu ce nom : pendant le peu de temps que je demeurai chez madame Duravel, je me souviens d’avoir entendu raconter à une sous-maitresse qu’elle remplaçait une jeune orpheline qui, au grand scandale de la grave institutrice, s’était fait enlever par un créole de la Havane appelé M. de l’Étincelle ; et votre ami, le professeur espagnol dont ma fille nous parlait si souvent quand elle était avec nous, ce M. de Scintilla que je n’ai jamais pu voir, ni au pensionnat, ni à Paris, ni ici, son nom traduit en français se trouve être celui qui est au bas de cette lettre…. Ah ! je comprends tous les mystères de madame Duravel et d’Isabelle ! les mots à double sens qu’elles chuchotaient souvent…… Quelles précautions !… Mais vous aussi, Paul, vous étiez donc du secret ? pauvre enfant ! qui vous êtes fait blesser, qui avez risqué votre vie comme témoin à décharge dans cette enquête que le hasard seul, à ce qu’il paraît, m’a rendu favorable.

— Je vous jure, dit Paul, qu’il y a deux jours encore j’ignorais qui étaient M. de Scintilla et M. de l’Étincelle ; l’un, je le croyais un créole espagnol, l’autre, je n’en avais jamais entendu parler.

— Je vous remercie, Paul, je vous remercie ; écrivez à M. de l’Étincelle que je l’attends demain à neuf heures, et que je n’y serai que pour lui. Jusque là, Paul, vous approuverez que je n’y sois pour personne. J’ai besoin de me recueillir, de demander du calme, de l’indifférence même.

Odille se retira à ces mots dans sa chambre, et Paul écrivit à M. Antoine l’Étincelle que sa condition était acceptée.

Le lendemain matin, Paul descendit sur les huit heures dans le jardin, répétant pour la centième fois depuis la veille : — Pauvre tante ! sa tête résistera-t-elle à une pareille épreuve ?

Lucile lui avait dit que madame Babandy avait passé une partie de la nuit en prières. — Le ciel est juste, pensait Paul ; il est impossible que celui qui l’a tant aimée ne vienne lui offrir que les adieux d’une séparation éternelle en réparation de douze années de deuil et de calomnies ! Ah ! sans doute il accorde malgré lui plus qu’il ne le pense au réveil de ce premier amour que n’ont pu étouffer une si longue absence et les consolations de la belle créole.

Pendant que Paul se livrait à ces conjectures, l’heure fixée pour cette singulière entrevue était sonnée ; il monta donc au kiosque, et là il attendit encore dix minutes avec un battement de cœur qui redoubla lorsqu’il vit s’arrêter au tournant de la route une voiture d’où descendit le prétendu M. de l’Étincelle, accompagné du général Mazade. Ils avaient à peine mis pied à terre que la porte était ouverte. Paul entendit le général dire à son ami : — Eh bien ! ta fermeté t’est-elle revenue ? irai-je à ta place ? iras-tu seul ? ou dois-je attendre ?

— Tu m’attendras, Mazade, lui fut-il répondu… Paul, votre tante peut-elle recevoir M. de l’Étincelle ?

— Elle s’y prépare depuis hier, dit Paul.

— Je vous suis, si vous voulez m’introduire, et je retrouverai M. Mazade avec vous dans le kiosque.

Paul était trop ému pour parler davantage, et il précéda silencieusement M. de l’Étincelle jusqu’à la chambre d’Odille, d’où il se retira après l’avoir annoncé par ces simples mots :

— Ma tante, voici M. de l’Étincelle.




  1. Il décrivit alors l’émotion de sombre mélancolie et de terreur qu’il éprouva en arrivant dans ces lieux chéris, où tout était pour lui indéfinissable, espérances et craintes ; comment tout parut trouble et confus à sa pensée, partagée également entre le passé et le présent….. tous ses projets dans l’avenir anéantis, son âme tourmentée par un chaos d’images incohérentes, tristes comme des réalités, étranges comme des rêves.