Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XVIII


CHAPITRE XVIII,


Où le revenant se fait connaître et commence à expliquer sa double existence.




Ah ! who comes here ?
I think it is the weakness of mine eyes
That shapes this monstrous apparition :
It cornes upon me, — art thou any thing ?
Art thou some god, some angel, or some devil
That makes my blood cold and my hair to stare ?
Speak to me, what is thou art[1] ?

Shakspeare.


In vain an author would a name suppress,
From the least hint a reader learns to guess[2].

Crabbe.


Le lendemain la réponse de don Antonio de Scintilla n’arriva pas ; le domestique ne l’ayant pas trouvé, avait laissé la lettre à madame Duravel. Odille resta triste et inquiète. Paul éluda de lui parler de sa vision, mais il y pensa tout le jour, comme on pense à une énigme.

Dans un vieux château, au fond d’une province marquée de noir dans la fameuse statistique de M. le baron Dupin ; au milieu d’un grand parc, avec une tour ou du moins un colombier en ruines, et une tradition superstitieuse transmise d’âge en âge à de crédules vassaux, une apparition aurait monté la tête de Paul Ventairon, jeune, poëte et amoureux ; mais dans un pavillon à l’italienne, situé à deux lieues de Paris, à l’entrée d’un hameau qui semble une des rues de la nouvelle Athènes, et où la royale résidence des petites-filles de Louis XIV n’a été démolie que pour construire de coquettes villas, sans traditions antiques, sans paysans inféodés à la glèbe, Paul avait beau être à l’âge de la poésie et de l’amour, il ne voyait définitivement dans l’histoire de sa tante, qu’un rêve de malade… Cependant, lorsque vint le soir, lorsque la lune laissa tomber comme la veille son voile argenté qui convertit la pelouse en un lac de lumière, au milieu duquel un double saule pleureur se détachait comme du sol d’une petite île, Paul, à son tour, descendit seul de sa chambre ; mais il trouva la lune si belle, qu’il ne put s’imaginer qu’un spectre choisît une pareille nuit pour sortir de son tombeau ; c’était plutôt une de ces nuits propices aux gracieuses apparitions où les fées seules dansent sur l’herbe, pendant que les petits lutins s’amusent à surprendre les insectes endormis dans les fleurs, et montant, l’un sur un scarabée, l’autre sur une sauterelle, exécutent la parodie des anciens tournois. Mais Paul ne vit pas même une scène de ces merveilles fantastiques des vieilles ballades, et son imagination n’alla pas au-delà du regret de ne pouvoir admirer l’astre des amants de compagnie avec Isabelle, qui lui avait naguère confessé qu’elle avait une véritable passion pour la lune. Pendant qu’il rêvait ainsi en amant platonique, il crut voir se détacher tout-à-coup un corps opaque d’un des berceaux du jardin, et, au même instant, venait à lui, sortant du même lieu, mademoiselle Lucile, la femme de chambre, dont le corps, n’étant pas non plus transparent, l’empêcha de reconnaître l’autre, qui s’éloignait du côté opposé et dans la direction de la porte.

— Vous n’étiez pas seule ? dit Paul à Lucile.

— Non, monsieur, répondit-elle ; je prenais le frais avec mademoiselle Suzon, la fille du jardinier de la manufacture.

— Fort bien, Lucile ; je ne vais pas courir après Suzon, mais je vais fermer la porte à double tour, ce que vous négligez de faire depuis plusieurs jours, malgré l’expresse recommandation de ma tante.

Paul n’attendit pas la réplique de la soubrette, qui, peut-être, ne s’en serait pas fait faute, et il se dirigea aussi lestement qu’il put vers la porte, pour l’ouvrir et avoir le temps d’apercevoir, dans le chemin, cette Suzon, fille d’un jardinier, qui lui parut être le jardinier lui-même.

— Voilà mon revenant tout trouvé, pensa-t-il ; c’est lui, sans doute, qui aura fait peur hier à ma tante en lui tendant les bras parce qu’il la prenait pour Lucile.

La porte ouverte, Paul se laissa tenter par la beauté de la nuit, et voulut monter jusqu’aux premiers arbres du bois de Sèvres, pour jouir du diorama que lui promettait le clair de lune ; ce diorama est si beau qu’il ne fut pas surpris de trouver déjà, sur la hauteur, un autre admirateur des belles nuits, appuyé contre la barrière ; mais il le fut un peu de reconnaître don Antonio de Scintilla.

— Vous ici, et à cette heure ! M’apportiez-vous la réponse à ma lettre ? lui dit-il.

Don Antonio était plongé dans une rêverie tout espagnole ; il se contenta de serrer la main à Paul, et celui-ci prenant un détour oratoire pour arriver à ce qui lui semblait de plus en plus une puérile superstition de sa tante, commença sur un ton de plaisanterie, espérant que son ami le professeur n’avait pas reçu la lettre mélodramatique dont il avait un peu honte pour elle, depuis qu’il croyait que sa vision seule la lui avait dictée.

— Seigneur don Antonio, je vois que vous êtes devenu un véritable oiseau de nuit ; vous ne fuyez plus seulement le monde et les dames qui veulent vous voir, le jour aussi vous fait peur. Au reste ce n’est pas à moi de vous en faire un crime, à moins d’être un ingrat ; vous avez tenu si souvent compagnie à ma garde, chez le docteur Valésien, que vous en aurez perdu l’habitude du lit et du sommeil…

Don Antonio écoutait sans répondre, et Paul continua cette allocution badine, sans vouloir faire attention que son mystérieux et taciturne ami n’avait jamais été moins disposé à partager sa gaieté.

— En vérité, seigneur don Antonio, comme vous paraissez n’avoir pas reçu ma lettre, je ne puis croire que vous soyez occupé ici à étudier les astres, pour expliquer les rêves ; et si, en faveur de mon admiration pour Don Quichotte, vous vouliez me permettre une comparaison tirée de ce chef-d’œuvre de votre langue, je vous dirais qu’en vous rencontrant ici, comme un solitaire poétiquement amoureux des étoiles, je me croirais volontiers transporté dans la Sierra-Morena, à l’époque où le chevalier de la Triste-Figure cherchait à y mériter le surnom de Beau-Ténébreux… ; ou bien, pour rentrer dans mon propre rôle, qui est aussi passablement romanesque sans que vous vous en doutiez, savez-vous ce que je fais depuis une heure dans le jardin de ma tante et aux environs ?… Eh bien, je fais la chasse aux fantômes… et après en avoir trouvé déjà un au gîte, en voyant de là-bas votre grande ombre se dessiner au clair de lune, je me suis dit : Voilà encore un revenant… Pour peu que votre rêverie dure, mon respectable ami, je ne me serai pas trompé…

Cette dernière apostrophe eut plus de succès que les précédentes, à ce qu’il paraît, car, s’arrachant enfin à son abstraction muette, don Antonio répondit à Paul, un peu étonné de le voir au courant de ce qu’il lui proposait comme une énigme :

— Paul, c’est donc un fantôme que votre tante a cru voir !

— Quoi, vous savez ?

— Voilà donc la cause de sa terreur, et non le remords, poursuivit don Antonio, que Paul, à son tour, laissa parler sans pouvoir l’interrompre, alors même que son sérieux interlocuteur semblait l’interroger.

— Vous en êtes bien sûr, n’est-ce pas, mon cher Paul, ce n’est pas sa conscience, mais l’effet de ce qu’elle a pris pour une véritable apparition, qui l’a privée de ses sens ? Oui, n’est-ce pas ! on a calomnié sa prétendue légèreté, son amour pour les distractions du monde, comme on avait calomnié sa crédule confiance dans un perfide parent ? Et toutefois, Paul, ses regrets étaient à peu près oubliés, avant qu’une indiscrétion de sa fille eût éveillé ses soupçons ; elle désirait honorablement la liberté de disposer de sa main. Ne serait-il donc pas bien cruel de rendre la vie à cet homme qui, au lieu de la défendre, ne fut pas moins injuste pour elle que les indifférents ? ne serait-ce pas bien cruel de l’enchaîner de nouveau à celui qui a pu cesser de l’aimer après l’avoir jugée sans l’entendre ? Après douze ans de nouvelles habitudes, des deux parts… qu’il serait difficile de se retrouver tels qu’on s’est quitté, de se comprendre encore ! Mieux vaut le spectre d’un mari, quelque effrayant que ce soit d’abord, que ce mari vivant, mais tellement différent de ce qu’il fut, qu’il hésite lui-même à se reconnaître.

— Mais qui êtes-vous ? demanda Paul en voyant l’effet qu’avait produit sur don Antonio la lettre dictée par sa tante, et tourmenté d’une anxiété singulière en écoutant un si étrange commentaire sur l’événement surnaturel qu’il se permettait tout à l’heure de tourner en plaisanterie.

— Qui je suis ? reprit don Antonio de Scintilla avec l’exaltation d’un homme vivement ému ; qui je suis ? Hélas ! le jouet de la plus bizarre fortune ; un homme qui ne sait quel titre et quel nom se donner dans cette France qui fut autrefois sa patrie et qui l’est encore, mais qu’il doit quitter le plus tôt possible pour toujours, quelques liens qui l’y rattachent aujourd’hui, parce qu’il en a une seconde depuis dix ans, et que cette seconde patrie lui offre seule désormais des dieux domestiques, une femme qui n’a point à redouter son retour, des enfants qui n’ont point à rougir de leur mère calomniée, et des neveux qui ne sont pas réduits à se battre en duel pour faire taire la médisance sur leur tante. Vous devez percer enfin, Paul, le mystère dont je m’entoure depuis que vous me connaissez en me croyant un colon espagnol. Je dois enfin me révélera vous et vous confiner le secret de ma destinée, le secret de mes deux patries, de mes deux noms, de ma double existence… Paul, je suis Maurice Babandy, le mari de la sœur de votre mère, le père d’Isabelle…

— Mon oncle ! s’écria Paul avec une émotion dans laquelle il y avait un sentiment d’indéfinissable terreur. Maurice s’en aperçut au tremblement de la main qu’il serra dans la sienne…

— Je vous effraie, vous aussi, Paul, n’est-ce pas ? continua-t-il ; accoutumé comme vous l’êtes à entendre parler de ma mort,… je vous parais sortir de la tombe, et vous cherchiez mon spectre tout à l’heure, disiez-vous, ce spectre qu’Odille n’a pu voir sans terreur, mais qu’elle reverra au grand jour, plus rassurée, j’espère, quand vous lui aurez annoncé qu’au lieu de venir réclamer mes droits d’époux vivant, je lui apporte ces preuves si longtemps attendues de ma mort, ces preuves légales qui lui permettront de se dépouiller d’un nom livré depuis douze ans à la dérision et à la honte.

Paul pouvait à peine répondre par une exclamation, tant les battements précipités de son cœur l’oppressaient. Une apparition l’eût moins troublé que le retour de son oncle vivant, avec un pareil langage dont l’exaltation douloureuse semblait l’avant-coureur de quelque catastrophe.

Maurice Babandy sentit le besoin de laisser calmer sa propre agitation, et ramena Paul en silence du côté du bois de Sèvres où il entra avec lui. — Paul, lui dit-il, asseyons-nous ici sous ce chêne[3] : je veux vous raconter mon histoire ; je veux que vous soyez juge entre Odille et moi, entre ma conscience et ma fatale destinée.




  1. Ah ! qui vient ici ? Je crois que c’est la faiblesse de ma vue qui forme cette apparition extraordinaire. Elle vient à moi……… Es-tu quelque chose ? es-tu un dieu , un ange, un diable, toi qui glaces mon sang et me fais dresser les cheveux sur la tête ? Parle-moi ; qui es-tu ?
  2. En vain un auteur voudrait cacher un nom, la moindre indication suffit au lecteur pour deviner.
  3. Ce chêne vient d’être abattu au moment où il allait peut-être devenir un monument. Par bonheur, il reste encore à Bellevue un arbre extraordinaire, un arbre de poëte et d’artiste. C’est le cèdre qu’on admire dans le jardin de M. Guiton. Espérons que le chemin de fer passera loin de ses racines.