Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XVII


CHAPITRE XVII,


Où la crédulité du lecteur est mise à l’épreuve par l’apparition d’un revenant.




Yes, all are dreams ; but some as we awake
Fly off at once, and no impression make ;
Others are felt, and ere they quit the brain
Make such impression that they come again ;
For half a day abide some vulgar dreans.
And give our grandams and our nurses themes ;
Others, more strong, abiding figures draw
Upon the brain and whe assert : we saw[1].

Crabbe. Lady Barbara or the Ghost.


À force d’observer sa tante, Paul était parvenu à connaître ses pensées les plus intimes. Elle ne lui disait pas tout, mais elle faisait mieux, elle lui laissait deviner tout ce qui se passait en elle. Il avait la clef de son caractère, le secret de sa situation. Il lui suffisait souvent d’un sourire ou d’un regard de tristesse pour compléter le sens de ses demi-confidences et de ses phrases interrompues, expression de l’inquiétude vague qu’entretenait dans son âme une imagination malade. Cette mélancolie d’une convalescente était devenue pour Paul une espèce d’étude psychologique, et il la suivait comme aurait fait un médecin, avec une pitié réfléchie et une sympathie intelligente ; tantôt s’alarmant de quelque nouveau symptôme qui semblait faire craindre un dérangement de raison, tantôt se félicitant de pouvoir saisir un pronostic plus heureux.

Il y avait quelques jours qu’il était seul avec sa tante à la campagne, madame Duravel étant venue réclamer Isabelle. Odille se leva plus mélancolique encore qu’à l’ordinaire, plus pâle, plus abattue, plus taciturne. Paul attendait avec anxiété sa première parole, n’osant l’interroger. On se mit à table pour déjeuner ; c’était l’heure où arrivaient assez régulièrement les journaux et les lettres quand il y en avait. On apporta en effet le journal, mais seul.

— Quoi ! pas de lettre ! dit Odille.

— Vous en attendiez donc une aujourd’hui, ma chère tante ?

— Non…… oui, reprit-elle avec cette inquiétude qui indique une crainte en même temps qu’une espérance. C’est-à-dire, mon cher Paul, que vous vous moqueriez de moi si je vous apprenais que c’est une apparition qui me fait pressentir que je dois recevoir, par lettre ou autrement, quelque nouvelle étrange, ou du moins la confirmation si longtemps attendue de l’événement qui n’a jamais cessé d’occuper ma pensée depuis douze ans et dont le souvenir s’est tout-à-coup ravivé si fatalement en moi.

— Une apparition ! dit Paul avec surprise.

— Oui une apparition, répéta Odille ; si ce mot vous fait pâlir, jugez de mon effroi, lorsque j’ai vu, ou cru voir peut-être, le tombeau s’ouvrir, comme pour mieux me convaincre qu’il contenait réellement celui qui fut…. votre oncle…. En vérité, Paul, je suis trop émue pour vous faire ce récit dans tous ses détails… Après déjeuner j’aurai plus de courage, et vous m’aiderez à dissiper par votre incrédulité l’illusion funèbre qui me fait douter tour à tour de mes sens et de ma raison.

Paul ne savait que répondre. — Ma pauvre tante, se dit-il, semblait hier un peu mieux et de corps et d’esprit…. Serait-elle aujourd’hui plus mal ?

En ce moment, le jardinier entra dans la salle à manger et remit une lettre à l’adresse de madame Babandy : le facteur l’avait apportée avec le journal, mais maître Julien venait de s’apercevoir qu’elle était restée sur sa table. Madame Babandy se contenta de regarder Paul, lut la lettre et la lui passa pour qu’il la lût à son tour.

— Ne vous semble-t-il pas, mon cher Paul, que cette communication vienne exprès pour me prouver que mon imagination seule a évoqué l’image de celui que je ne dois plus revoir ? Relisez tout haut, je vous prie, cette lettre, car, en vérité, je ne sais plus si je suis éveillée, ou si je continue le rêve qui m’a encore poursuivie après ma vision.

Paul lut tout haut ce qui suit :


À madame Babandy, avenue de Bellevue, n° 12.

« Madame,

» À l’appui du jugement de déclaration d’absence, rendu à votre requête, il y a quelques années, par le Tribunal de 1re instance, je viens d’acquérir la certitude que votre mari, M. Maurice Babandy, a réellement cessé de vivre, et que l’acte de son décès sur le brick la Zéphyrine, fut, conformément à l’article 86 du Code civil, inscrit à la suite du rôle de l’équipage ; lequel rôle fut au débarquement déposé au consulat de la Conception et non à celui de la Havane, par M. Antoine de l’Étincelle, un des passagers qui parvinrent à s’échapper des mains du corsaire, après la prise du brick. Mon correspondant ajoute que copie dudit acte a déjà été faite il y a quelques mois, et doit par conséquent vous être parvenue, ne supposant pas que d’autres que vous aient eu intérêt à la réclamer. Avec la négligence habituelle aux créoles, il oublie de m’en envoyer un double ; mais M. le général Mazade, que j’ai eu l’honneur de voir d’après vos ordres, me confirme avoir obtenu les mêmes renseignements sur les lieux, par un des témoins de la mort de M. Babandy. Agréez, madame, etc.

» Ducrochet, avoué. »


— Vous le voyez, Paul, c’était mon culte pour une ombre, que je prenais pour ce sentiment plus vif et plus tendre qu’un vivant seul peut inspirer. Mais je vous raconterai tout à l’heure ma vision.

En se levant de table, Paul suivit sa tante dans le jardin, et lorsqu’ils furent au milieu de l’allée qui aboutit à la petite porte du kiosque :

— Mon ami, dit Odille, c’est ici, hier soir, que j’ai eu la vision que je veux vous confier. Mais d’abord regardez-moi ; il me semble que je suis calme ; mettez votre doigt sur mon artère ; je n’ai pas la fièvre, n’est-ce pas ? Eh bien, hier soir je croyais être comme aujourd’hui ; lorsque, au lieu de me coucher en même temps que vous, à dix heures, séduite par la beauté du clair de lune, je suis descendue dans cette allée. Je marchais rêveuse et les jeux baissés ; tout-à-coup je relève la tête en entendant un bruit de pas : je vois un homme qui venait à moi, silencieux et les bras croisés. Je m’arrête… il s’arrête… Je reconnais Maurice ; oui, Paul, Maurice vieilli par douze ans d’exil et de vie errante, l’air triste et taciturne, mais Maurice lui-même. Mes forces m’abandonnent, et je tombe évanouie au moment où il me semble qu’il me tendait les bras pour me soutenir. Quand je suis revenue à moi en prononçant son nom, j’ai cru revoir Maurice qui s’éloignait ; j’ai cru du moins entendre ouvrir et puis fermer la petite porte ; mais tremblante et n’osant tourner la tête, sans pouvoir me rendre compte de mes sensations, je me suis traînée jusqu’à ma chambre.

Là, avec une faiblesse d’enfant, je me suis jetée tout habillée sur mon lit… Je n’avais plus qu’une sensation, celle de la peur, cette peur du cauchemar qui paralyse tous nos instincts ; car je ne pensai ni à sonner Lucile ni à vous appeler vous-même à mon secours ; je ne sus que fermer les yeux et me coucher pour mourir, persuadée que le fantôme n’avait ouvert sa tombe que pour m’inviter à y prendre place à ses côtés. Enfin mon angoisse se calma ; je tombai dans un anéantissement qui me sembla en effet le prélude de la mort, et auquel je m’abandonnai avec une sorte de bien-être. Cependant ce n’était qu’un sommeil d’épuisement. Ce sommeil fut bientôt troublé par un rêve, qui me parut le retour de la vision du jardin, mais que je ne saurais, au moment où je vous parle, confondre avec cette première illusion,… si c’était une illusion. Je revis donc Maurice me reprochant de n’avoir pas le courage de supporter sa vue lorsqu’il venait m’apprendre que j’étais libre, et me remettre directement les preuves authentiques de sa mort. En parlant ainsi il me déployait une lettre et un papier…… Vous comprenez maintenant pourquoi j’attendais malgré moi une lettre ce matin quand je me suis réveillée. Néanmoins, mon cher Paul, il faisait jour, et j’avais retrouvé un moment la faculté de réfléchir pour me railler moi-même de ma peur, en me disant que la vision du jardin et le rêve de ma chambre n’ont été qu’un seul et même rêve. J’espérais aussi qu’en revoyant avec vous cette allée où Maurice m’est apparu, je reconnaîtrais moi-même combien mes sens m’ont abusée…. Eh bien, je ne sais pourquoi je frissonne encore comme si je retrouvais l’empreinte réelle des pas du fantôme. Je vous l’avoue, je me sens toute troublée, mon ami ; je subis malgré moi, ici, à la clarté du soleil, je ne sais quelle sensation indéfinissable ; n’est-ce qu’une suite de ma frayeur de cette nuit, ou un pressentiment de ma mort prochaine ?

Paul chercha à rassurer la pauvre Odille par tous les arguments que son imagination et son bon sens purent tour à tour lui suggérer ; mais peu content de ses propres raisons, et jugeant ce rêve ou cette vision comme un cas tout-à-fait pathologique, il vit avec plaisir arriver à son secours le bon et spirituel docteur de Bellevue, qui venait faire sa visite de médecin et d’ami. Quelque complaisant qu’il fût pour les faiblesses des dames, le docteur Deramon n’hésita pas à déclarer que madame Babandy était probablement somnambule, et disserta très agréablement sur ce phénomène. Odille sourit et se laissa presque persuader ; quant à son ordonnance, le docteur ne la rédigea pas ce jour-là en termes scientifiques ; mais deux ou trois parenthèses de son ingénieuse conversation signifiaient clairement que la belle visionnaire ne recouvrerait la santé et ne cesserait de voir des fantômes qu’en cessant d’être veuve.

Probablement, en cette circonstance, le bon docteur de Bellevue et le sardonique docteur d’Auteuil se fussent trouvés parfaitement d’accord, s’ils avaient été appelés tous les deux à rédiger une consultation, alors même qu’ils auraient lu la véridique histoire d’où nous avons extrait l’épigraphe de ce chapitre onirocritique. La suite prouvera qu’ils se seraient trompés.

Quant à madame Babandy, quelle que fût sa confiance en la faculté, elle ne savait encore ce qu’elle devait penser de sa vision, lorsque Isabelle vint pour passer la journée avec elle. La mère et la fille eurent ensemble un entretien sans témoin, et probablement il y fut question de ce qui préoccupait si vivement la première. Mais Isabelle retourna le soir après dîner au pensionnat, sans avoir révélé à son cousin ce qui s’était dit dans cet entretien. Seulement madame Babandy, à la fois plus rêveuse et plus agitée après le départ de sa fille, pria Paul de monter dans sa chambre, et lui dit : — Paul, je ne sais si vous êtes dans le secret ; mais si cela est, je ne mettrai pas autrement votre discrétion à l’épreuve, qu’en vous priant d’écrire à votre ami le professeur d’espagnol, qu’il ne peut quitter la France sans m’avoir vue ;… Qu’il fixe son jour et son heure, mais il faut qu’il me voie et m’entende.

— Que s’est-il passé ? demanda Paul, qui crut entrevoir quelque chose d’extraordinaire dans les paroles et l’accent de sa tante.

— Rien de nouveau, reprit Odille affectant plus de sang-froid ; Isabelle a été moins discrète que vous, sans toutefois trahir le secret qu’on lui avait fait jurer sans doute de garder ; mais en rapprochant ce qui lui est échappé aujourd’hui de plusieurs circonstances qui jusqu’ici m’avaient paru assez étranges, je crois que ce n’est pas seulement l’amour de la solitude ou la haine du monde qui a tenu le mystérieux don Antonio de Scintilla si éloigné de moi. Bref, ma fille prétend qu’il pourrait interpréter mes visions et mes rêves… Paul, voulez-vous lui écrire ?

— Me voilà en état d’aller moi-même le chercher, ma tante.

— Non, je ne voudrais pas que vous le vissiez avant moi ; contentez-vous de lui écrire de manière à l’amener ici, ou à obtenir de lui le refus positif de me voir. Il faut à tout prix que je sorte de mon incertitude ; ma tête s’y perd ; selon la réponse qui me sera faite, je verrai comment je dois agir.

Paul envoya le soir même au pensionnat de madame Duravel le domestique porter une lettre ainsi conçue et que sa tante lui avait à peu près dictée :


« Senor don Antonio, il y va de l’honneur d’une femme, de sa raison, de sa vie ; je vous attends ici le jour que vous fixerez vous-même, mais ne tardez pas. Ou vous me comprenez, et vous n’hésiterez pas à écouter celle qui veut vous voir ; ou ma lettre sera inintelligible pour vous, et vous viendrez en chercher l’explication, etc.

» Paul. »


Le docteur avait bien recommandé à Paul de ne pas contrarier la belle visionnaire, et d’éviter toute discussion inutile sur ses visions et ses rêves, de peur de l’agiter davantage. Paul se garda donc bien de lutter contre ce nouveau symptôme d’une imagination malade ; après avoir écrit, il laissa Odille seule, et alla exécuter ses ordres sans lui faire aucune objection.




  1. Toutes ces visions ne sont que des songes ; mais les uns, lorsque nous nous réveillons, s’évanouissent et ne nous font aucune impression ; les autres sont sentis, et avant de quitter le cerveau y laissent une telle impression qu’ils reviennent……… Quelques rêves vulgaires nous occupent une demi-journée, servant de textes aux commentaires de nos grand’mères et de nos nourrices. D’autres, plus remarquables, gravent sur le cerveau des figures durables, et nous disons avec assurance : J’ai vu.