Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XIX


CHAPITRE XIX,


Où le revenant raconte son histoire et nous fait connaître enfin M. de l’Étincelle.




Ô vie humaine, m’écriais-je, quand je me vis seul et dans cet état que tu es remplie d’aventures bizarres et de contre-temps ! je n’éprouve que des disgrâces. À peine suis-je hors d’un péril que je retombe dans un autre.
Gil Blas.


L’oncle et le neveu s’assirent sous le chêne à l’entrée du bois, et l’oncle commença son histoire en ces termes[1] :

— On ne trouve que dans les romans une suite d’aventures comparables à celles dont se compose le tissu de ma vie ; je ne suis cependant devenu un héros de roman que bien malgré moi, et lorsque toutes les illusions que j’avais puisées dans les livres, comme tous les jeunes gens, s’étaient évanouies au bout de quelques années d’expérience. Un héros de roman ! ce titre m’eût peut-être flatté à dix-huit ans ; mais je ne crois pas avoir jamais possédé le caractère qu’il faut pour soutenir un pareil personnage : j’eus de bonne heure au contraire la conscience de mon imagination toute contemplative. J’avais choisi, il est vrai, l’état militaire, mais c’était à une époque où il était difficile qu’un jeune homme en choisît un autre, et ce fut là d’ailleurs la première erreur qui m’apprit que, malgré toutes mes velléités de gloire héroïque, et mon enthousiasme pour tout ce qui est grand et beau, j’étais né pour une carrière indépendante et une vie de studieux loisirs. J’avais choisi l’état militaire, en un mot, par un caprice d’écolier étourdi qui se laisse séduire par la vue d’un bel uniforme ; je le quittai avec la réflexion d’un homme mûr, n’ayant plus honte d’avouer que des goûts simples, l’amour du repos et d’une obscure médiocrité, la vraie philosophie enfin, m’appelaient à goûter le vrai bonheur dans le cercle circonscrit de la vie de famille.

Rentré dans la carrière civile, quelque intérêt que je prisse comme citoyen aux affaires de mon pays, je n’étais guère propre à figurer activement dans le drame de cette politique militante, qui se nourrit de haine, de colère, de vengeance et de toutes les mauvaises passions. Je me croyais à l’abri de toutes les révolutions dans mon impartialité philosophique, et j’aurai bien ri de la sorcière qui, après avoir prédit à deux de mes camarades de régiment qu’ils mourraient l’un général, l’autre évêque, m’aurait révélé l’avenir à mon tour en me disant que je serais successivement un conspirateur de caserne et un chef de bandits… J’ai cependant été l’un et l’autre… heureusement c’est en conservant, j’espère, toute l’indépendance de mes opinions et toute ma moralité. Hélas ! consolation triste et quelquefois périlleuse que cette protestation stérile contre la destinée ! Aussi lorsque je récapitule tout ce que j’ai subi d’événements malgré mes prévisions les plus sages, tout ce que j’ai été amené à faire contre mes principes, tantôt par compromis, tantôt par une nécessité irrésistible, je suis tenté de croire qu’il y a en moi deux hommes, ou dans le même homme deux natures ennemies, dont l’une, inutilement prévoyante, est éternellement condamnée à suivre l’aveugle et tyrannique impulsion de l’autre ; Je ne manque cependant pas de courage moral dans l’occasion ; mais on ne se connaît jamais assez soi-même pour que ce soit à moi d’expliquer ces contradictions ; je ne puis que les raconter.

Depuis mon retour en France, je rencontre tant de conspirateurs, c’est-à-dire tant de jeunes gens qui se vantent d’avoir conspiré, que je ne sais comment me défendre d’avoir conspiré moi-même ; il est pourtant vrai que je ne fus complice que bien involontairement du complot qui faillit me faire fusiller, moi onzième. Je fus condamné à mort, et puisque la révolution de 183o n’a pas encore amnistié ses héros, comme fit la restauration, si je voulais reprendre mon premier nom, j’aurais peut-être à purger ma contumace. Je fus assez heureux pour être averti à temps que notre folle entreprise était dénoncée à la haute police ; il fallut fuir et se cacher. Cette fois, du moins, je n’eus pas à hésiter entre deux partis à prendre. Mais quel que fût mon amour pour le sol natal, j’embrassai sans trop d’effroi la perspective d’un exil qui pouvait être éternel. Vivre à l’étranger, c’était réaliser dans une patrie de mon choix, un de mes rêves de solitude et de retraite : je me faisais déjà par la pensée une existence toute patriarcale dans quelque coin du Nouveau-Monde, soit sous le wigwam d’un pionnier de la civilisation agricole aux États-Unis, soit parmi les créoles plus insouciants des Antilles. Avec ma femme et ma jeune fille à mes côtés, me disais-je, qu’aurai-je à regretter de ma première patrie ? Avec ma femme !… Tout mon bonheur était là…. Hélas ! au lieu de m’être marié après avoir étudié les goûts d’une compagne et lui avoir donné le temps d’étudier les miens, au lieu de faire un mariage de raison, ou plutôt un mariage d’amour approuvé par la raison, j’avais choisi ma femme comme j’avais choisi mon premier métier, par un caprice de jeune homme ; plutôt pour satisfaire une passion poétique, que pour assortir un caractère au mien ; m’empressant de donner un dénouement à une aventure romanesque, et ne prévoyant pas que le roman commencerait justement pour moi là où il finit pour les autres. J’aurais dû au moins me défier de mon excessive confiance et ne pas oublier que la femme que j’épousais n’ayant ni l’expérience ni l’instinct du monde, exigeait de ma part une surveillance paternelle. Hélas ! cédant à la fausse honte d’un mari qui craint de passer pour jaloux et ridicule, je l’avais exposée à tous les piéges d’une séduction perfidement calculée par un homme qui nourrissait la plus basse envie contre moi. Au moment où je me consolais si facilement de la proscription avec la pensée de transporter dans l’exil mes dieux domestiques, j’appris que le lâche avait abusé de ma loyale et imprudente confiance ; mon déshonneur était public, affiché même par la vengeance des partis.

Je ne vous dirai pas tous mes projets de rage et de désespoir,… Paul, j’aime ma fille de tout l’amour d’un père : eh bien, je ne refuserais pas, je crois, de serrer la main que son époux me tendrait teinte de son sang… s’il ne l’avait versé que pour y laver un outrage pareil au mien. Heureusement la réflexion vint à mon secours. Je me souvins que j’étais père, j’eus le courage d’être juste, de faire la part de mes imprudences, et de ne punir que moi. Je finis par m’estimer assez vengé par le remords que j’inspirais peut-être. Je pardonnais ; je fus même généreux ; je crus l’être, veux-je dire ; non point par orgueil, mais par pitié, je ne maudis plus que moi seul, et après avoir un moment voulu mettre fin à mes jours, je me contentai de renoncer à tout ce qui m’avait jusque là attaché à la vie, à mon pays qui me proscrivait, à la compagne qui me trahissait ; je résolus de tout oublier, tout jusqu’à mon nom, pour aller recommencer bien loin de la France une existence nouvelle, la seule qui convînt à ma misanthropie. Si je parviens à fuir, me disais-je, j’irai dans quelque désert vivre de la vie sauvage ; tour à tour vagabond et solitaire, ne dépendant que des variations du climat ou des caprices de mon instinct. Vous voyez que j’étais philosophe dans certaines circonstances données.

Mais d’abord, je devais songer à éluder les recherches actives de la police, si je ne voulais pas être traîné devant une cour prévôtale, où la honte d’une condamnation politique n’était plus celle que je redoutais. Le hasard m’avait ménagé encore un évasion romanesque au moment où, n’avisant qu’aux moyens les plus simples, j’attendais patiemment qu’un ami me procurât un passeport, en gagnant un garçon de bureau de la préfecture. J’avais connu madame Duravel en Italie, demoiselle encore et fille d’un ancien officier, nommé Pescavier, commandant de place à Mantoue. Si mademoiselle Agathe Pescavier n’avait pas eu cinq ans de plus que moi, je crois que je l’eusse épousée, tant son père, très prévenu en ma faveur, répétait volontiers que nous étions nés l’un pour l’autre ; mais outre la différence d’âge, j’avais une autre objection contre mademoiselle Pescavier : elle était un peu fille savante, et, comme s’il eût prévu qu’elle finirait par devenir maîtresse de pension, mon camarade Mazade l’avait surnommée mademoiselle Férule. Pendant que je ne faisais à mademoiselle Agathe qu’une cour timide, notre intendant militaire, plus résolu que moi, la demanda en mariage. En ce moment j’étais absent de Mantoue pour quelques jours, et M. Pescavier, qui avant tout voulait marier sa fille, l’accorda sans scrupule à M. Duravel, en disant : « Ce pauvre Maurice ! il aura bien du chagrin, mais aussi que ne se décidait-il à parler ? » Je fus forcé de paraître triste pendant quarante-huit heures à mon retour, quoiqu’au fond du cœur je n’éprouvasse pour mademoiselle Agathe que cette tendre estime qui devient tout au plus une tendre amitié après le mariage. À vrai dire, l’excellent M. Pescavier, très sûr de la sagesse de sa fille, n’avait jamais manqué de supposer amoureux d’elle tous les bons sujets de l’armée, ne voulant pas qu’elle perdît l’occasion d’un établissement faute d’encourager, en tout bien et en tout honneur, un honnête officier qui aurait eu peur, au premier abord, de la dignité un peu froide de mademoiselle Agathe. Tels avaient été mes rapports avec madame Duravel, que je retrouvai six ans plus tard à Paris, veuve et à la tête du pensionnat qu’elle dirige encore. Ce fut chez elle que je restai caché pendant quinze jours, occupant la chambre d’une de ses sous-maîtresses, qui redescendait elle-même pour coucher avec madame Duravel, après être montée tous les soirs à son troisième étage comme à l’ordinaire, de peur d’éveiller les soupçons des personnes de la maison qui n’étaient pas du secret.

Un jeudi dans l’après midi, à l’heure où mademoiselle Julie Dorsange (c’était le nom de la sous-maîtresse) venait m’apporter mystérieusement mon dîner de tous les jours, j’entendis frapper à la porte les trois petits coups du signal convenu ; j’ouvris… mais au lieu de mademoiselle Julie, se présenta un inconnu, un jeune homme, qui pour aller au-devant d’une scène d’explication bruyante mit d’abord un doigt sur ses lèvres, ferma la porte, et profitant de ma surprise me dit : — Rassurez-vous, si vous êtes celui qu’on m’a dit que vous étiez… car alors je puis contribuer à vous sauver.

— Monsieur, répondis-je, je ne vous connais pas, et à votre air, comme à vos premières paroles, je dois croire que je ne suis pas connu de vous ; permettez-moi donc quelques précautions. Et je pris un pistolet qui était à la portée de ma main, sur les rayons d’une petite bibliothèque accrochée à la muraille. Le jeune homme sourit et me montra qu’il n’était pas sans armes. — Mais, me dit-il, si nous avons une balle à échanger, monsieur, ce ne sera pas ici ; pour vous prouver que si on ne m’a pas trompé, comme je commence à le croire, je ne viens qu’avec des intentions toutes pacifiques, voilà mes propres pistolets, monsieur, je vous les confie. Mais vous allez me laisser passer derrière cette alcôve, dont vous tirerez les rideaux sur moi.

Je ne pouvais deviner ce que signifiait cette singulière visite, lorsque trois nouveaux petits coups se firent entendre. Cette fois était-ce mademoiselle Julie, ou un autre inconnu ?

— Ouvrez sans crainte, me dit tout bas mon premier visiteur, ouvrez si c’est mademoiselle Julie, ce dont vous pouvez vous assurer sans que je m’y oppose ; mais laissez-moi passer derrière le lit, et qu’aucun signe ne me trahisse : si vous êtes réellement un proscrit, vous aurez gagné, au prix de cet acte de confiance, un ami, ou du moins un sauveur, je l’espère.

Les trois coups furent répétés, et la voix flûtée de mademoiselle Julie se fit entendre à travers la serrure :

— Dormez-vous, mademoiselle ? ouvrez, c’est moi, c’est Julie.

Je m’abandonnai à mon étoile pour ce nouvel épisode de roman ; je laissai cacher l’inconnu et j’ouvris. C’était Julie, et avec elle mon dîner.

Mademoiselle Julie était un peu causeuse, et, comme elle avait le temps, elle s’assit à la petite table où j’avais moi-même mis d’avance mon couvert, pour lui en éviter la peine.

— Eh bien, me dit-elle, vous me paraissez ému, et vous avez hésité à m’ouvrir.

Je ne sais quelle excuse j’imaginai, et alors mademoiselle Julie, me trouvant très laconique, eut la charité de me raconter tout ce qu’elle jugeait propre à me distraire ; mais elle ne me dit rien qui me parût de nature à intéresser beaucoup plus que moi le personnage caché dans l’alcôve, s’il était chargé de prendre des notes. Mon dîner étant fini, et après sa remarque assez souvent répétée, que, tout ancien officier de hussard que j’étais, je mangeais comme une demoiselle, et méritais bien, à ce titre, d’être nourri dans un pensionnat, mademoiselle Julie sortit en m’annonçant qu’elle viendrait encore le soir m’apporter à souper, quand toutes les pensionnaires seraient couchées.

J’allai droit à mon inconnu, et tirant le rideau de l’alcôve :

— Eh bien, monsieur, lui dis-je, où en était notre conversation ?

— Je ne puis que vous remercier de votre confiance, monsieur, répondit-il, et il me reste à la justifier. Je vais vous paraître bien ridicule quand vous saurez le but de ma visite, ou plutôt le piège que je tendais à cette pauvre Julie… et je tremble quand je pense que votre juste refus de vous prêter à une épreuve outrageante pour elle, pouvait me la faire croire coupable. J’aime Julie, monsieur, et j’en suis aimé ; j’ai promis de l’épouser malgré mon père, qui a d’autres vues sur moi. Julie, comptant sur mes serments, que je renouvelle ici devant vous, au moment de vous livrer son secret, Julie me recevait depuis un mois dans sa chambre toutes les fois que je pouvais me glisser le soir dans la maison. Tout-à-coup, elle me prévient que je ne dois plus chercher à la voir jusqu’à ce qu’elle m’écrive, et qu’elle a pour cela des raisons qu’il lui est impossible de me confier. Pendant deux jours je prends patience, puis tout-à-coup ma tête se monte, je me crois trahi, et je fais épier Julie par le portier, qui est dans mes intérêts depuis que dure notre intrigue. Cet homme m’apprend qu’un rival, plus heureux que moi, m’a succédé dans le cœur de Julie. Remarquez, monsieur, que si Julie s’est donnée à moi, je lui ai sacrifié de mon côté quelque chose, une patrie (car, quoique d’origine française, je suis né en Amérique), l’amitié de mon père, et probablement une partie de sa fortune, s’il meurt avant que je me sois fait pardonner un mariage auquel il ne consentira jamais tant qu’il ne sera pas accompli. Je fis part de mes soupçons à Julie, alors… (excusez-la, monsieur,) après m’avoir fait jurer sur l’honneur que votre secret serait le mien, elle me l’a confié, sans vous nommer, et avec assez de réticences pour me laisser dans l’esprit un dernier doute… Je ne sais, monsieur, jusqu’à quel point vous croiriez sur parole une femme aimée… À ma honte, moi, j’ai voulu m’assurer par moi-même que Julie ne me trompait pas. Vous êtes en droit maintenant de déclarer mon procédé indigne d’un galant homme, mais je puis le réparer utilement pour vous. Quant à Julie, il dépend de vous qu’elle ignore ma défiance à son égard.

Était-ce moi, si cruellement puni d’un excès de confiance, qui pouvais trouver ridicule ce qu’avait fait celui qui me parlait ainsi ?

— Vous avez mon secret, monsieur, lui dis-je, et j’ai le vôtre, mais j’ignore encore votre nom.

— Mon nom ? il faut bien que vous le sachiez, me répondit l’amant de Julie, car il doit devenir le vôtre jusqu’à ce que vous soyez hors de France. Je m’appelle Antoine de l’Étincelle, fils du marquis de l’Étincelle, gentilhomme français, et de dona Catalina-Mercedès-Seraphina de Padilla, que mon père épousa, il y a trente ans, à la Havane, où il avait émigré. Depuis la mort de mon frère aîné, je n’ai plus qu’une sœur plus jeune que moi de six ans, et nommée Dolorès. À l’époque de la restauration, mon père nous conduisit en France pour y perfectionner notre éducation ; il ramena mon frère et ma sœur, il y a trois ans, à l’île de Cuba, et me laissa en vrai cadet dans un régiment de chasseurs, où j’étais lieutenant avant de donner ma démission, quand, par la mort de mon aîné, je me vis l’héritier d’une assez belle fortune. Je ne craignis pas de faire quelques dettes ; et lorsque mon père m’écrivit de retourner auprès de lui, je lui répondis que mes créanciers s’y opposaient. Pour être plus sûr de m’arracher aux séductions de Paris, mon père est venu me chercher lui-même, il y a six mois, avec Dolorès ; il a payé tout ce que je devais, puis il est reparti le mois dernier, me donnant presque sa malédiction, parce que j’ai refusé de le suivre en lui demandant six mois de grâce et de répit. Il a dû s’embarquer au Havre la semaine dernière sur la Belle Angélique, capitaine Rondelet. Maintenant, ce que je vous propose, c’est d’accepter le passeport que j’avais résolu hier d’aller prendre, dans un premier mouvement de dépit, avec l’idée d’aller rejoindre ma famille, si Julie m’avait trompé… Il n’y a pas entre nous une grande différence d’âge, je me vieillirai de deux ou trois ans à la Préfecture de police, où j’ai un ami dans les bureaux, qui me laissera accuser le signe particulier que vous m’indiquerez. Nous sommes bruns tous les deux, de la même taille, et tous les lieux communs d’un passeport nous vont aussi bien à l’un qu’à l’autre ; enfin, vous examinerez celui que je vous apporterai demain soir, et s’il ne vous paraît pas sûr, j’essaierai d’obtenir mieux pour vous de l’ami dont je vous parle, si je le puis, sans être forcé de m’expliquer avec lui. Voyez à présent si ce qu’il y a de louche dans la manière dont je me suis introduit dans cette chambre vous permet de vous fier à moi, ou si vous voulez me garder votre promesse jusqu’à ce que vous ayez appris de ma Julie que je suis réellement Antoine de l’Étincelle, et non un furet adroit qui est venu reconnaître son gibier.

— Monsieur, lui dis-je, j’aurais dû faire cette réflexion quand je vous ai laissé vous cacher dans cette alcôve ; au reste, je ne suis nullement résigné à être trahi et livré aux tribunaux : ces pistolets sont bien moins pour moi une défense que l’arme du désespoir……

Mais je dois abréger les détails de cette rencontre providentielle. M. de l’Étincelle resta avec moi jusqu’à la tombée de la nuit, et me serra la main en sortant. Le surlendemain je reçus avec le passeport un bulletin d’une place retenue dans la diligence, et trois jours après j’arrivai au Havre ayant déjà subi en route l’inspection de deux gendarmes sans provoquer le moindre doute sur mon identité.

Je descendis à l’hôtel de l’Amirauté, près du port, avec mon bagage, et sur ma malle on lisait en grosses lettres M. DE L’ÉTINCELLE, lequel nom je me répétais sans cesse comme Ali-Baba se répétait celui de Sésame, car c’était le talisman qui allait m’ouvrir la porte de l’exil, devenu pour moi la porte de la liberté. Je demandai une chambre, et sur la question qui me fut faite : Monsieur désire-t-il manger à table d’hôte ? — Sans doute ! répondis-je, si la table d’hôte est nombreuse ; ne voulant pas avoir l’air de redouter d’être vu.

— Monsieur voudra-t-il me remettre son passeport pour que je l’inscrive sur mon registre ? dit madame Duval… Je lui tendis avec assurance le passeport tout déployé.

— M. Antoine de l’Étincelle ! remarqua madame Duval… Monsieur serait-il le fils de M. le marquis de l’Étincelle ?

— Lui-même, madame !

— Ah ! monsieur ! que vous allez ravir M. le marquis et mademoiselle votre sœur !…

M. le marquis et ma sœur ! ils ne sont pas partis sur la Belle Angélique ?

— Non, monsieur, l’ignorez-vous donc ? ils sont ici encore. M. le marquis ayant été malade, le capitaine Rondelet a mis à la voile sans pouvoir l’attendre ; mais le voilà rétabli, et il part demain sur le brick la Zéphyrine, faisant voile pour la Vera-Cruz… Joseph, voyez si M. le marquis est chez lui, le no 7, Joseph…

J’étais un peu déconcerté : comment me présenter à un père et à une sœur qui ne m’avaient jamais vus ? comment justifier ce qui pouvait leur paraître l’usurpation audacieuse de leur nom et de leur parenté ? comment éviter d’être dénoncé comme un chevalier d’industrie et pire encore peut-être ? Pendant que ces cruelles pensées traversaient mon cerveau, Joseph allait vérifier les clous vides du clavier de l’hôtel. — M. le marquis de l’Étincelle doit y être, dit-il, je ne vois pas sa clef.

Je n’avais heureusement encore qu’un parti à prendre dans ce nouvel incident de ma romanesque transformation. Il fallait aller me livrer à la générosité du père que le hasard m’avait donné. Je montai au no 7, et demandai le marquis de l’Étincelle : un vieux chevalier de Saint-Louis se leva à ce nom, et je crus reconnaître sa fille dans une jeune dame occupée à lire sur un canapé.

L’air sévère du vieillard m’eût intimidé si j’avais été réellement son fils. Mais je n’avais point à invoquer son affection, je ne m’adressais qu’à son honneur ; puis un regard que je jetai sur le visage de la jeune dame me fit espérer que j’avais pour second auditeur un juge plus indulgent, peut-être même au besoin un avocat.

— Monsieur, lui dis-je, nous sommes ici dans une maison publique, mais dans cette chambre vous êtes chez vous ; je m’y déclare votre hôte, comme si vous étiez sous le toit de votre habitation d’Amérique. Je viens à vous avec un titre sacré, avec le titre de proscrit. J’ai besoin de ce titre auprès de vous, monsieur, pour vous demander la permission de porter pendant quelques jours un nom qui ne m’appartient pas. Ce nom, c’est le vôtre, monsieur, ou du moins celui de votre fils, qui, pour reconnaître un léger service (car je ne savais trop comment éluder l’histoire de l’incident qui m’avait fait connaître son fils), a voulu que je quittasse la France sous son nom !

La solennité de mon début avait fait impression sur le vieillard, mais la mention seule de son fils suffit pour faire éclater une explosion de colère. Cet homme, qui m’avait paru si froid, était d’une nature irascible et violente : je venais de toucher une blessure récente dans son cœur de père :

— Vous venez de la part de mon fils, monsieur ! s’écria-t-il sans me laisser achever ; quelque mauvais sujet comme lui, sans doute, quelque complice de ses désordres, quelque joueur qui veut mettre la mer entre lui et ses créanciers ? Ah ! monsieur, vous avez aussi des dettes, continua-t-il en poursuivant son idée, vous avez des dettes ! votre père en a assez payé probablement, et vous venez pour jouer avec moi la seconde représentation de votre comédie, parce que mon fils vous aura dit que j’avais rempli admirablement le sot rôle de Géronte dont il m’a enseigné les répliques. Où est votre Scapin, monsieur ? Cumulez-vous les valets et les mauvais sujets ? Combien vous faut-il de ducats pour apaiser le brave qui veut me tuer ? Ne manque-t-il plus au matamore qu’un mulet, un petit mulet ? Mais c’est peut-être un Turc qui retient mon fils captif à bord de sa galère ? Que diable allait-il faire dans cette galère ?… n’est-ce pas ?… De quelle variante allez-vous me régaler ? voyons. Pour moi, grâce à monsieur mon fils, je ne suis bon, vous le voyez, qu’à faire les pères classiques. Passons donc tout de suite à la scène importante, monsieur ; je pars demain, et vous n’avez point de temps à perdre : pas tant de détours ; combien vous faut-il ? — Le colérique vieillard était en verve d’ironie. Je n’aurais pu interrompre sans danger le long discours que je vous abrège ; mais quand le marquis, ayant épuisé ses suppositions, eut besoin de reprendre haleine, je le suppliai de vouloir bien m’écouter à mon tour, et, sauf l’incident réservé (l’intrigue avec Julie), je lui racontai comment son fils, qui le croyait déjà en mer, m’avait remis son passeport en m’autorisant à passer pour Antoine de l’Étincelle ; je ne réclamai de lui que de ne pas me désavouer pendant quarante-huit heures, puisqu’il partait le lendemain, et que j’espérais, à l’aide de cet innocent subterfuge, pouvoir m’embarquer sur le même navire. Quant à de l’argent, je n’en demandais ni pour moi ni pour personne, et là-dessus je dus faire un petit panégyrique de ma moralité.

M. le marquis de l’Étincelle ne se rendit pas si facilement : depuis trois semaines qu’il avait quitté Paris, sa bile concentrée et contenue avec effort faisait explosion ; il s’emparait du premier venu qui lui parlait de son fils, pour se décharger, au moins en partie, du poids de la colère qui l’étouffait, sans se douter qu’il imitait encore justement ces honnêtes pères de Molière avec lesquels il s’irritait d’avoir été insolemment confondu.

En ce moment un garçon entra dans la chambre pour avertir qu’un agent du capitaine du port et un gendarme réclamaient les papiers des voyageurs qui s’embarquaient le lendemain.

— Monsieur, dis-je avec quelque fierté au marquis de l’Étincelle quand le garçon fut hors de la chambre, je ne vous devrai pas la liberté ou plutôt la vie malgré vous ; voilà ce passeport qu’il faut que je remette tout à l’heure si je veux partir demain : déchirez-le si dans votre justice vous ne croyez pas pouvoir vous rendre complice d’un innocent subterfuge auquel votre fils a prêté la main. Je ne m’exposerai pas à recevoir le démenti d’un vieillard ; je vous accepte pour juge et non pour ennemi.

Il paraît que le marquis de l’Étincelle avait éprouvé quelques cruelles mystifications de son fils, et qu’il se défiait de toutes les phrases qui avaient un air de tragédie ou de rhétorique. Sa fille craignit du moins que sa réponse ne fût pas ce qu’elle devait être, car elle se leva en ce moment, et avec un accent à la fois respectueux et ferme : — Mon père, me dit-elle, n’a pas oublié qu’il a été émigré, condamné à mort et sauvé par miracle : vous vous dites proscrit, monsieur ; vous pouvez à ce titre vous dire son fils et m’appeler votre sœur.

À ces paroles, prononcées dans une crise aussi dangereuse de ma vie, je crus entendre, non plus une jeune fille, mais un ange tutélaire qui venait à mon secours. Le vieillard laissa tomber tout ce qui lui restait de colère, comme s’il n’eût pas été moins subjugué que moi par une influence supérieure.

— Dolorès, dit-il, tu me connais mieux que je ne me connais moi-même… Monsieur, puisque vous venez avec nous, vous ne tarderez pas à être irrité autant que je puis l’être contre le fils qui a résisté aux prières de Dolorès. Je vous accepte pour fils, monsieur, quoique avec une fille comme celle qui me reste je m’étonne d’avoir pu penser qu’un autre enfant était nécessaire à ma vieillesse… Votre sœur, monsieur, continua-t-il en appuyant sur ces mots, votre sœur, comme pour réparer l’injure de son premier accueil, votre sœur a refusé pour moi de devenir la femme du plus riche habitant de la Havane, parce qu’elle a craint que son mari ne fût jaloux de son père… Êtes-vous marié, monsieur ?

— Je l’ai été, monsieur, répondis-je, n’osant pas le nier complétement, quoique dans ma pensée je me fusse promis de l’oublier et de me mentir à moi-même là-dessus, si c’était possible, dès que j’aurais mis la mer entre ma femme et moi.

— Vous l’avez été, et vous avez perdu votre femme ?

— Oui, monsieur, perdue !

— Je vous plains, monsieur, car j’ai connu cette douleur. Je la croyais au-dessus de toutes les consolations humaines, mais ma fille m’a consolé même de la perte de sa mère.

— Êtes-vous père, monsieur ?

— Oui, répondis-je, d’une fille.

— D’une fille ! eh bien ! fasse le ciel qu’elle ressemble à ma Dolorès !

Une fois sur ce chapitre, il était aussi difficile d’interrompre le vieillard que lorsqu’il s’abandonnait à son ressentiment contre son fils. Dolorès seule put le faire changer d’entretien en le suppliant d’attendre qu’elle ne fût plus là pour tant parler d’elle. Soit qu’acceptant le souhait du vieillard pour mon Isabelle, mon imagination la vit déjà grande et belle comme Dolorès, telle que je l’ai retrouvée, grâces au ciel ! après douze ans d’exil, soit que ma reconnaissance pour cette noble créole me rendît facile à croire tout ce qu’en disait son père, je ne pouvais regarder mademoiselle de l’Étincelle sans éprouver pour elle un sentiment de tendre vénération, semblable à celui qu’un catholique fervent pourrait éprouver pour un des anges des peintres espagnols, si tout-à-coup la toile de Murillo ou de Vélasquez s’animait à la prière du malheureux qui l’implore. Le matin encore je ne rêvais que le désert et la vie sauvage… déjà ma misanthropie s’adoucissait à la vue de cet ange sauveur ; mais, je vous le jure, Paul, le sentiment qu’il inspirait à mon cœur brisé par une trahison si récente, n’aurait pu se traduire que par ce chaste regret : Pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas accordé une sœur comme Dolorès ! ou par ce vœu plus chaste encore : la douleur m’a déjà bien vieilli sans doute ; mais que n’ai-je encore douze années de plus sur ma tête pour être consolé par une fille comme Dolorès !

Mademoiselle de l’Étincelle appela une jeune négresse qu’elle avait amenée de la Havane, et par précaution me nomma à elle comme son second frère ; mais, ajouta-t-elle, c’est une précaution à peu près inutile ; cette esclave sait à peine deux mots de français.

Le reste de la journée fut employé par moi à me mettre en règle pour pouvoir m’embarquer le lendemain avec ma nouvelle famille.


  1. Le lecteur comprendra qu’à la confidence un peu moins détaillée qui fut faite cette nuit à Paul Ventairon par son oncle, nous avons pu sans trop violer les probabilités dramatiques, et pour être plus sûr de la vérité positive, substituer ici en partie la relation manuscrite que M. Maurice Babandy avait rédigée d’avance, et dont il sera question plus tard.