Monsieur de l’Étincelle, tome II/Chap XI

Librairie de Charles Gosselin et Cie (p. 177-188).


CHAPITRE XI,


Qui contient une conversation et rien de plus. — Le
dernier mot reste à M. d’Armentières.




Adriana : — Ah ! Luciana, did he tempt thee so ?
Might’st thou perceive austerely in his eye
That he did plead in earnest, yea or no ?
Look’d he or red, or pale, or sad or merrily ?
What observation mad’st thou in this case,
Of his heart’s meteors tilting in his face ?
Luciana. — Firs the denied you had in him no right.
Adriana : — he meant, he did me none ; the more my spite[1].

Shakspeare. La comédie des Méprises.


Paul n’avait pas dit à sa tante qu’il allait dîner avec une des princesses de l’Opéra. Au retour il a cru devoir lui en parler : le mystère en cette occasion eût exposé sa sagesse à des soupçons fort injustes. Il raconta donc sans réticence son innocent tête-à-tête ; mais il aurait pu se dispenser d’amuser madame Babandy du récit de la consultation matrimoniale que lui avait demandée Mion Escoube. Le secret d’une danseuse est assez généralement le secret de la comédie ; cependant ici notre jeune avocat commit une véritable indiscrétion. Madame Babandy ne fut pas non plus une tante fort discrète, lorsqu’à son tour elle communiqua à son cousin, M. d’Armentières, le bizarre moyen auquel mademoiselle Maria Balai avait eu recours pour terminer son indécision entre les deux rivaux. Il est vrai que Paul ne s’était pas servi auprès de madame Babandy de la banale formule : « Vous ne le direz à personne ; » il est vrai surtout qu’après ce qu’il avait appris dans la diligence, il aurait dû, en ne se privant pas du plaisir de raconter cette plaisante histoire, recommander à sa tante de ne pas la répéter, pour cause à lui connue, à son confident habituel. Or, justement madame Babandy rit d’autant plus volontiers de l’anecdote, qu’elle se divertissait d’avance de pouvoir en tourmenter un peu M. d’Armentières.

Si Paul avait été au courant des habitudes de celui-ci, il aurait pu remarquer que depuis son arrivée on le voyait moins assidu auprès de sa tante. Madame Babandy l’avait remarqué, elle, sans se douter encore que Paul en fut cause ; car M. d’Armentières n’avait pas cessé d’être poli pour Paul, mais il se sentait devenu moins nécessaire, et l’ami de la maison, chez une veuve, est jaloux de son influence comme un favori de reine à la cour. Madame Babandy, qui ne devinait pas la cause de sa bouderie, n’était pas fâchée de punir ce qui lui semblait un caprice par quelques coups d’épingle, petite vengeance bien permise au dépit d’une femme. Dans les liaisons intimes comme celles de M. d’Armentières et de madame Babandy, il y a des brouilles de ménage, presque des brouilles d’amoureux même, et c’est ce qui donne beau jeu à la médisance. Il est plus facile à une femme de contenir sa tendresse que son dépit.

Quoi qu’il en soit, M. Théodose d’Armentières étant venu quelques jours après le dîner que Paul avait fait chez mademoiselle Maria Balai, madame Babandy ne tarda pas à lui dire :

— Voilà deux grands jours que je vous ai vu, Théodose ; vous nous apportez au moins quelques nouvelles ; que dit-on dans les salons ou dans les foyers de l’Opéra ?

— Je vous avoue, ma chère cousine, que j’ai vécu ces deux jours-ci en véritable ermite. Je ne suis pas sorti de mon appartement, voulant expédier quelques comptes en retard et écrire quelques lettres.

— C’est donc à nous de vous apprendre ce qui se passe, si toutefois vous pouvez ignorer le prochain mariage d’une personne qui, par son talent, ses grâces, sa beauté, vous avait naguère attaché à son char.

— En vérité, je ne sais qui ce peut être, madame.

— Ah ! mon cher cousin, vous qui êtes si modeste, avez-vous donc adoré un assez grand nombre de beautés et de célébrités que votre mémoire ne puisse plus retrouver dans la foule la belle Maria Balai ?

— Madame, qui a pu vous dire… ? et avez-vous pu croire…. ?

— Qui, monsieur Théodose ? quelqu’un qui n’a pas voulu se nommer ; c’est par une lettre anonyme qu’un ami charitable, s’imaginant que j’avais un intérêt direct à savoir tous vos secrets malgré vous, m’informa dans le temps que vous étiez l’adorateur préféré de la moderne Terpsichore.

— Vous ne m’avez jamais parlé de cette lettre……

— Vous avez bien assez de lire celles que vous recevez à votre adresse avec la même signature, et d’ailleurs j’ajouterai que cette fois je pense que la lettre disait vrai. Avais-je le droit de vous faire la morale ?… Pourquoi paraître déconcerté ? Ah ! c’est ce mariage, mon pauvre Théodose, qui rouvre une plaie mal fermée. Ne vous désespérez pas, il n’est pas fait, il peut encore se rompre……

— L’ironie est de bon goût, ma chère cousine ; mais j’admire comme vous tenez registre de mes vieux péchés. J’avais certes oublié celui-là.

— Oh ! vous avez l’air piqué : est-ce un regret ou un remords que je réveille en vous ? Peut-être l’un et l’autre. Eh bien, parlez : si vous voulez renouer avec votre princesse, nous pouvons lui envoyer un ambassadeur qui a du crédit auprès d’elle. Je ne sais combien il a fallu de temps à mon cousin pour lui plaire ; mais ce qui vous surprendra peut-être, c’est qu’à peine arrivé de sa province, mon neveu a dîné en tête à tête avec la belle Maria.

Nous avons oublié de dire que Paul était en tiers dans cette conversation, mais réduit jusqu’ici aux à parte du dialogue, et se mordant les lèvres dans un coin où il feignait de lire le journal. Se trouvant presque interpellé, il leva la tête, et vit que M. d’Armentières le regardait avec l’air d’un homme qui se demande s’il est le but de quelque mystification.

— Oui ; continua madame Babandy, vous avez beau regarder Paul ; il ne me démentira pas : il a dîné, il y a deux jours, avec votre danseuse : il est son conseiller intime, son avocat, et cœtera……

L’et cœtera de cette énumération était encore une méchanceté comme les meilleurs cœurs de femmes s’en permettent quelquefois ; M. d’Armentières n’y voulut voir qu’une formule banale, une manière de finir la phrase, et il ne s’arrêta que sur le mot avocat.

— Je lui en fais mon compliment, dit-il à madame Babandy. Avocat de mademoiselle Balai ! Certes ce serait un beau début pour lui au barreau qu’un procès où figurerait une de nos notabilités dansantes.

— Jusqu’à présent je ne crois pas qu’il s’agisse de plaider ; mais Paul est le dépositaire de ses secrets, dit madame Babandy en appuyant sur ces derniers mots, qui faisaient allusion au billet cacheté que Paul avait dans son portefeuille. M. d’Armentières parut croire qu’il y avait sous ce mot un second argument ad hominem, et que c’était pour le moins une allusion indirecte qui ne concernait que lui, car il répondit un peu dépité :

— Dépositaire de ses secrets ! Heureusement pour mademoiselle Maria qu’un avocat, comme un médecin, ne doit jamais trahir ceux que lui confient ses clientes.

La leçon était dure. Paul rougit en reconnaissant qu’il la méritait ; madame Babandy en prit aussi sa part, et ce fut elle qui répliqua la première : — C’est moi qui suis une indiscrète ; mais sans danger pour la cliente de mon neveu, car je ne sais rien……

— Et moi pas grand’chose, ajouta Paul, quoique je craigne d’avoir un peu trop parlé. Par bonheur tout ceci n’ira pas plus loin ; car les plaisanteries deviennent quelquefois plus sérieuses qu’on ne voudrait.

— Et connaissez-vous réellement mademoiselle Maria ? demanda M. d’Armentières un peu rassuré, s’il avait toutefois quelque chose à craindre de l’indiscrétion de la danseuse, et par suite de celle de Paul, ou de celle de madame Babandy. Ce fut encore celle-ci qui répondit à cette question, se regardant comme battue dans son désir de tourmenter son cousin.

— S’il la connaît ?… depuis long-temps, et avant qu’elle fût danseuse : elle est née au Sambu, petit hameau de la Camargue, près d’Arles. Vous qui n’avez pas vu seulement danser cette rivale de Taglioni, mais qui avez pu causer avec elle, Théodose, ne vous êtes-vous pas aperçu de l’accent natal ?

— En effet ; mais elle ne m’a jamais désigné la ville du Midi où elle a pris naissance, et nous autres Parisiens nous ne distinguons pas facilement l’accent gascon de l’accent provençal ; j’avais cru même qu’elle était des frontières d’Espagne.

— Non, mon cousin ; cette belle Maria nous appartient en propre, chose que j’ignorais moi-même. Mais il paraît que je l’ai vue enfant jouer avec Paul, son père faisant valoir une propriété en Camargue voisine de la nôtre. Mademoiselle Maria Balai sera pour notre ville une seconde Camargo.

— Mais la fameuse Camargo était de Bruxelles, dit M. d’Armentières.

— Je l’avais cru comme vous d’après les biographies, dit Paul, mais M. Michel de Truchet, qui est la chronique vivante d’Arles, vous dira comment la Taglioni du XVIe siècle était une Arlésienne qui fut surnommée Camargo, en mémoire de son origine ; elle laissa en mourant une certaine fortune qui fut réclamée par ses parents, dont ils jouirent fort légitimement, sans réclamation aucune de la Flandre ou de la Belgique. Or, je vous demande si c’est là une preuve. Certes, si Homère avait laissé l’héritage d’un danseur, les sept villes de la Grèce qui se disputèrent l’honneur de l’avoir vu naître, n’auraient pas souffert, à défaut de sa famille, que la question passât indécise à la postérité[2].

— Prenez note de cela, mon cher Paul, dit madame Babandy, si quelque jour on nous disputait de même mademoiselle Maria Balai,… dont les vrais noms sont Mion Escoube : le saviez-vous, monsieur d’Armentières ?

— Je vois que, malgré la lettre anonyme, je suis ici celui qui connaît le moins ma danseuse, comme vous l’appeliez tout à l’heure, madame, dit M. d’Armentières, qui maintenant n’eût pas été fâché peut-être de savoir si mademoiselle Maria avait parlé de lui à Paul, ou qui voulait prendre ses précautions pour l’avenir.

— Je commence à le croire, répondit madame Babandy avec plus de malice qu’elle ne se l’imaginait, et nous vous en aurions appris bien d’autres si vous ne nous aviez fait apercevoir de notre indiscrétion. Paul, par exemple, a dans sa poche un papier mais voilà encore que je vais en étourdie révéler ce que je ne dois pas dire. Tenez, mon cousin, vous êtes un maladroit avec votre sage réflexion sur le devoir des avocats envers leurs clients. Je ne vous parlerai plus de mademoiselle Maria qu’après sa soirée d’adieux, où vous êtes invité sans doute comme un ancien ami ?

— Malheureusement ces dames ont encore moins de mémoire que ceux qui les oublient, dit M. d’Armentières : je ne suis pas invité.

— Paul, mon cher neveu, je ne compte donc que sur vous pour nous décrire cette fête brillante ; nous autres femmes du monde, nous sommes très curieuses de savoir ce qui se passe chez ces femmes de théâtre, où nous nous garderions bien d’aller, quelque envie que nous en ayons ; notre seul dédommagement est de parler d’elles toutes les fois que l’occasion s’en présente.

Aucune des trois personnes qui figurent dans le dialogue que nous venons de rapporter ne se sépara des autres contente d’elle-même. Paul se félicita seulement de savoir que M. d’Armentières ne voyait plus mademoiselle Maria, et il put se rendre à sa soirée sans craindre d’être accusé d’indiscrétion.




  1. Ah ! Luciana, t’a-t-il donc tentée ainsi ? ne pouvais-tu deviner dans ses yeux s’il parlait sérieusement, s’il pensait oui ou non ? A-t-il rougi ou pâli ? a-t-il eu l’air triste ou gai ? qu’as-tu remarqué dans son visage, qui pût t’indiquer les orages de son cœur ?
    — D’abord il a nié que vous eussiez aucun droit sur lui.
    — C’est-à-dire qu’il ne m’en accorde aucun ; c’est ce qui double mon dépit.
  2. Il y a eu deux Camargos, car il est certain qu’il y en a eu une dont la famille était du troisième arrondissement des Bouches-du-Rhône. Reste à savoir quelle était la fameuse.